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Maîtrise et satisfaction des désirs
Que nous conseille l'opinion quant à la conduite à tenir vis-à-vis du désir ? La postmodernité flatte la recherche du plaisir. "Vivre ses désirs" est une formule publicitaire assez banale. Nos m½urs n'ont pas une forme répressive, ils sont plutôt très largement laxistes. Nous partageons l’opinion selon laquelle le bonheur, c’est la satisfaction de tous les désirs. La libération sexuelle a enseigné qu'il ne fallait surtout pas réprimer le désir, exprimer ses désirs et se borner à les suivre. Celui qui voudrait réprimer ses désirs serait vu en notre monde comme une sorte d'exception étrange à une règle commune qui enseigne tout le contraire.

Pourtant, de loin en loin nous faisons aussi l’expérience de ce que la multiplication des désirs engendre aussi l’insatisfaction, le dégoût et l’ennui. " Plus le désir avance, plus la possession véritable s’éloigne ". Fatigués de désirer en restant mécontents, nous serions presque en désespoir de cause tentés de dire avec Proust : " si le bonheur ou du moins l’absence de souffrance peut être trouvé, ce n’est pas dans la satisfaction, mais dans la réduction, l’extinction progressive finale du désir qu’il faut chercher ". L’ascétisme serait alors la véritable morale du désir. (texte) La question est donc : le bonheur est-il dans la réalisation ou dans la suppression des désirs ?


Volupté des désirs et satisfaction

Le premier pas serait de se demander d’abord ce qu’est le bonheur et si la satisfaction des désirs a un rapport réel avec le bonheur. Nous ne pouvons pas nous lancer dans une analyse de la maîtrise du désir sans préciser en quoi le désir est une composante du bonheur. Mais supposons que nous ne nous posions même pas la question de savoir ce qu’il en est du bonheur. Comment verrons nous l'issue de nos désirs? Nous en resterons à ce que l’opinion admet : pour la plupart d’entre nous le bonheur est la même chose que la satisfaction des désirs ; c’est l’état béat de contentement de celui qui a enfin pu obtenir ce qu’il cherchait, l’objet de ses désirs. L'homme heureux est celui qui après une lutte âpre pour parvenir à la satisfaction, gagne ce sommet où, entouré de tous les attributs du luxe, il peut enfin s'effondrer sur un canapé et dire ouf ! J'ai enfin réalisé tous mes désirs ! Que serions-nous en effet sans la poursuite incessante des désirs? Rousseau dit en ce sens : " l’homme qui n’a rien à désirer est à coup sûr plus malheureux que celui qui souffre ".

Partons de là. Si vivre, c’est seulement désirer, ne plus désirer, c’est ne plus vivre. C’est là une expérience très humaine. Le désir est humain (texte). Il est même l’essence de l’homme explique Spinoza. La violence du désir peut inquiéter, mais une morale qui chercherait à supprimer le désir ressemble à une sorte de suicide. Si vivre c’est désirer, cesser de désirer c’est en quelque sorte mourir. Nier le désir, ce serait en même temps nier notre affirmation, notre volonté d'être. Il est même impossible de vouloir supprimer le désir. Ce serait être confronté avec une contradiction insoluble : désirer ne pas avoir de désir ! (texte)

Nous n’éprouvons pas de difficulté à justifier notre perpétuelle quête de satisfaction dans nos désirs. Seulement, il y a ceux qui osent désirer et ceux qui n'y parviennent pas et n'ont d'autre solution que de se restreindre. Pensé sous la forme d’une alternative, cela revient à distinguer les forts qui satisfont leurs désirs et les faibles qui sont incapables de les satisfaire. La répression du désir paraît tellement contre-nature qu’elle ne peut-être que le fait d’un esprit faible. Il faut être timoré, timide, contraint, inhibé pour avoir ainsi tellement peur de ses désirs qu’on ne trouve d’échappatoire que dans leur mortification. Le faible renie ses désirs et adopte une conduite d’impuissance qui le voue au ressentiment et à l’insatisfaction. Le fort libère ses désirs, leur donne libre cours et les mène à la satisfaction. C’est ainsi que Balzac présente dans La Comédie humaine l’homme de génie : " Il désirait comme un poète imagine, comme un savant calcule, comme un peintre crayonne, comme un musicien formule des mélodies... Il s’élançait avec une violence inouïe, et par la pensée, vers la chose souhaitée, il dévorait le temps. En rêvant l’accomplissement de ses projets, il supprimait toujours les moyens d’exécution". Le cinéma et la littérature contemporaine célèbrent cette fébrilité, cette exaltation du désir. Désirer, pour nous autres, hommes de la postmodernité, implique de vivre pleinement ses désirs, c’est être déjà là où on le désire, être ce que l’on a désiré et rien d‘autre. Chez Balzac, c’est faire coïncider la volonté, le désir et le monde : une foudroyante possession de l’univers : la volonté de puissance à l'½uvre. Le désir est l’ardeur de l’âme forte, c’est la substance même du héros. De ce héros du désir, Balzac écrit :

" Dès son enfance, il avait manifesté la plus grande ardeur en toutes choses. Chez lui, le désir devient une force supérieure et le modèle de tout l’être ". Celui là qui manque d’ardeur à coup sûr est encore faible. Celui qui jouit avec volupté de sa propre puissance est fort et conquérant.

S’il faut formuler une morale du désir, celle-ci ne peut pas nier la nature du désir, mais doit s’accorder avec lui. Si sur la pente du désir se dresse l’obstacle d’une morale répressive avec l’ensemble de ses règles, il faut avoir assez de force, d’audace et d’orgueil pour être capable de la renverser. Rejeter toute morale et désirer sans frein, sans limite, voilà ce qui fera une nouvelle morale ! Lisons Gide à ce propos : " Il fallait pour un temps, accepter le rejet de toute morale et ne résister plus aux désirs. Eux seuls étaient capables de m’instruire. J’y cédais ". Quelle est la meilleure règle à suivre? Celle qui vous conseille d’aller contre la morale, de placer l’épanouissement du vital au-dessus des règles morales !

Dans le Gorgias de Platon, Calliclès, l'homme-vital par excellence, n’a pas d’hésitation : " Voici ce qui est beau et juste suivant la nature je te le dis en toute franchise, c’est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous les désirs à mesure qu’ils éclosent ". Qu’aimons-nous dans le cinéma si ce n’est cette représentation d’êtres humains qui osent vivre leurs fantasmes sans les limiter ? Pouvoir aimer (contre la morale sociale), pouvoir gagner de l’argent (contre les convention sociales habituelles), pouvoir tuer (contre l’interdit moral), dans une sorte d’apothéose des images et de force nous fascine. Les feuilletons télévisés mettent en image cette extase multiforme du désir. On y voit cette libération virtuelle frénétique des désirs que nous autres, en tant qu’individus réels, nous ne pourrons jamais réaliser : une star qui libère sa sexualité contre la morale sociale, le héros qui libère le désir de vengeance contre une pléiade de " méchants " liquidés avec force grenades et mitrailleuses, façon Rambo ou Terminator, des filles qui flirtent pour être objets de désirs etc. Comment ne pas penser que notre fascination devant l’écran n’est pas en même temps une connivence tacite avec la doctrine affichée par Calliclès ?

Où serait Calliclès s’il venait à s’incarner dans notre monde ? Dans la politique ? La finance ? Les affaires ? Le show business ? Il serait à coup sûr très à l’aise dans notre époque. Elle est taillée à sa mesure. Il retrouverait dans les tendances postmodernes l’écho de son propre cynisme de la force. Comment pourrions-nous reconnaître " cette prétendue beauté de la justice et de la tempérance ", quand, dans notre for intérieur nous pensons : " je veux faire ce que je veux, et surtout ne rendre de comptes à personne. Tempérer mes désirs ? Ce serait les frustrer ! Que l’on ne me parle pas de morale, ce sont encore des restrictions que l’on voudrait m’imposer !". Que dit Calliclès à ce propos ? " La vérité que tu prétends chercher Socrate la voici : le luxe, l’incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant ". Traduisons : quand on en a les moyens, (le pouvoir et l’argent), on satisfait ses désirs, et on se moque de la morale et de la justice. La morale et la justice ? Inventions des faibles pour se protéger des forts pense Calliclès. Dans la nature, il n’y a ni justice ni morale humaine, ce qui règne, c’est la vraie loi, c’est la loi du plus fort. Mais évidemment, le vulgaire n’a pas la force nécessaire pour conquérir une tyrannie et satisfaire ses désirs ! Alors il dénie la force. Mais c’est le discours hypocrite des envieux et des mécontents, le discours des faibles et des impuissants. Ceux là parlent de justice et de morale, parlent de tempérer les désirs ! La vraie vie est la vie des forts, elle est dans la démesure, dans l’orgie et la volupté et pas dans la restriction, la limitation, la suppression des désirs !

Ouf ! Comme apologie de l’immoralité, on ne peut faire mieux ! La première remarque que fait Socrate dans la suite, c’est qu’au moins Calliclès a le mérite de la franchise. Il dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas ! Nous avons peut-être besoin de la figure de Calliclès pour contempler en face notre avidité, notre violence sous couvert de la satisfaction brutale des désirs. Nous découvrons alors à quel point le désir est prédateur. Calliclès fait peur car il nous montre la violence du déchaînement des désirs. La fascination devant la force ne peut prendre fin que quand nous prenons lucidement conscience de la violence qui accompagne le désir. Cette violence n’est pas seulement celle d’un " autre " : le tyran, l’assassin ou le maniaque. Elle est en moi quand je choisis délibérément de n’écouter que mes désirs, de ne suivre que l’ivresse du désir en refusant et en niant tout le reste. La morale de la satisfaction sans limite des désirs refuse ce qui est. En n’écoutant que moi je nie les autres, en ne voyant que mon intérêt, je rejette l’intérêt de tous. C’est cela même l’avidité sans frein, qui fait que nous ne cherchons qu'à profiter sans jamais donner.

Soyons un tant soi peu réfléchi. Personne ne peut souscrire raisonnablement à pareille doctrine de défoulement des désirs. Ce n’est pas une question de manque d’audace, c’est qu’elle ne tient pas debout.


Réfréner et mesurer ses désirs

L’examen de la suite du texte de Platon est important. Si Calliclès a raison, d’abord, " on a tort de dire que ceux qui n’ont aucun besoin sont heureux ". On imagine les haussements d’épaule de Calliclès : " à ce compte les pierres et les morts seraient très heureux ". Mais justement, la satisfaction que cherche le désir, n’est-ce pas un contentement qui réduit et efface le besoin ? Comparons l’âme à un tonneau et les désirs à des trous percés dans le fond. Le tonneau qui n’est pas percé est facile à remplir. Une fois qu’il est plein, il n’est plus nécessaire de lui ajouter quoi que ce soit. N’est-ce pas cela l’image de la plénitude ? Au contraire, l’âme qui est percée de désirs sans nombre est impossible à combler. Tout ce qui est déversé en elle s’écoule aussitôt de sorte qu’il faut constamment la remplir : elle ne trouve jamais la satisfaction et le contentement. N’est-ce pas l’image du vide et du malheur de l'insatisfaction de l’âme ? Être condamné à poursuivre sans cesse des désirs sans jamais trouver le contentement, n’est pas là un supplice infernal ? C'est toute l'absurdité de l'existence livrée aux désirs. Que penser de celui qui nous pousse à multiplier sans fin nos désirs ? N’est-ce pas un démon ? Ne faut-il pas mieux explique Platon " préférer à une existence inassouvie et sans frein une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte ?" .Se donner pour règle de satisfaire tous ses désirs, c'est se condamner à une vie de souffrance.

Nous avons déjà assez souffert de la multiplication de nos désirs, du mécontentent que cela entraîne. Ce dont nous avons besoin, c’est plutôt d’un art de vivre. L'art de vivre montre comment trouver une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte. Mais comme nous sommes d’abord des êtres humains et pas d'emblée des ascètes religieux, nous demandons aussi une vie qui comporte du plaisir. La morale d’Epicure ne demande pas davantage. Ce que nous avons à apprendre c’est un certain sens de la mesure. Il faut distinguer l’attitude qui nous porte à la satisfaction de plaisirs légitimes et celle qui nous porte à la poursuite de plaisirs illégitimes. C’est la poursuite de l’excès qui rend l’homme pervers et non la recherche d’un plaisir légitime. " Si tous les hommes jouissent d’une façon quelconque des mets, des vins et des plaisirs sexuels, tous n’en jouissent pas dans la mesure qu’il faut ". Trouver la juste mesure en toute chose est un ingrédient essentiel de la sagesse. Quand on tombe dans la démesure, plus aucun plaisir n’est satisfait. La poursuite effrénée du désir traîne à sa suite l’irritation du mécontentement, la lassitude le dégoût et l’ennui. La chair est triste quand elle a été trop longtemps irritée. La vie excitée dans les désirs devient très vite vide et désabusée.

Pour remédier à la démesure du désir, il faut apprendre à mesurer les désirs pour adopter en conséquence une attitude correcte à leurs égards. Cela n’est possible que si nous établissons une classification précise et si nous adoptons une règle de conduite claire pour chacun d'eux. Tous les désirs n’entrent pas dans la même catégorie. Il y a : a) des désirs naturels et d’autres qui sont plus artificiels. Epicure distingue entre désirs naturels et b) désirs vains. Est vain tout ce qui n’est pas naturel, ce qui ne correspond nullement à l’affirmation de notre nature. Il est naturel de rechercher l’amitié, de donner au corps ce dont il besoin. Il est vain de se prendre au jeu de croire que la richesse, la réputation, la célébrité sont indispensables. Les désirs naturels peuvent être soit c) nécessaires, comme ceux qui ont trait aux besoins du corps, soit d) non nécessaires, comme ce qui a trait aux plaisirs esthétiques. Enfin, dans la catégorie des désirs nécessaires on peut encore distinguer les désirs nécessaires e) pour la tranquillité du corps, comme la régularité de la vie, l’absence de douleur. f) les désirs nécessaires pour la vie elle-même, comme la satisfaction de la faim, de la soif et du sommeil. g) pour le bonheur, comme la sagesse, la connaissance de la Nature, la contemplation.

Devant chacun de nos désirs, nous devons nous demander dans quelle catégorie le placer et adopter des règles en conséquences. Il faut savoir faire un calcul. " A propos de chaque désir, il faut se poser cette question : quel avantage résultera-t-il pour moi si je le satisfais, et qu’arrivera-t-il si je ne le satisfais pas ? " Pour ce qui est des désirs vains, il faut les fuir comme la peste et s’en débarrasser. Ils nous entraînent dans des poursuites imaginaires, ils engendrent des souffrances sans nombre. Il faudra refouler ce genre de désirs. Pour ce qui est des désirs naturels, quoique non nécessaires, nous devons trouver le sens du juste équilibre entre l’exercice strict du désir et son excès. La sexualité, le fait d’écouter de la musique, de se donner aux charmes de la peinture etc. tout cela n’est pas vital. Il suffit donc dans ce domaine d’éviter tout dommage corporel, tout en conservant l’utilité du désir. Pour ce qui est des désirs naturels et nécessaires, il faudra chercher à voir comment les satisfaire au mieux. On veillera surtout à supprimer toute douleur. S’agissant des besoins, cela ne devrait pas être difficile, puisque ces désirs sont limités par les exigences de la nature. Ils sont faciles à satisfaire. Il importe avant tout de conserver le bien-être du corps, car il est la condition d’un véritable contentement.

L'art de vivre avec ses désirs est donc finalement assez complexe. Ce n’est donc pas si simple que le sens commun le laisse croire. Il ne s’agit pas de " profiter " avidement de la vie en se précipitant sur des plaisirs immédiats. Un désir se choisit. Il faut savoir cerner la genèse des faux désirs avant qu’ils ne nous fassent souffrir. Il faut prendre garde aux craintes que suggère notre imagination et au cortège de désirs délirants qu’elle nous prépare. L’intelligence doit discerner l’illusion qui donne naissance à l’apparition de désirs vains. Par-dessus tout, il faut savoir sauvegarder la paix, le repos, l’état d’auto-sufffisance, la plénitude de l’âme : l’ataraxie. (texte) De plus, un désir se calcule à travers ses conséquences. La mesure du plaisir immédiat est trompeuse. Parfois il faut savoir refuser un plaisir qui engendrerait par la suite des conséquences dommageables (voir les excès de gourmandise et une sexualité débridée). Parfois il faut savoir accepter une douleur momentanée pour un plus grand bien par la suite (se faire arracher une dent pour ne plus souffrir par la suite). Seule la sagesse peut nous guider, le sage étant celui qui par la puissance de son esprit sait rejeter les désirs illusoires et gagne ainsi la liberté de l’esprit.

Le résultat que nous obtenons est assez étrange : le but avoué d’Epicure est de proposer une philosophie du plaisir ; or les moyens proposés reviennent à un certain ascétisme, ce qui implique le reniement de bien des plaisirs. L’épicurisme vrai est une sagesse assez austère comparée à ce qu'on appelle "épicurisme" dans notre mentalité postmoderne. Du pain, de l’eau et de l’amitié. Telle est la formule de la vie épicurienne. Il y a une grandeur et une beauté dans cette retenue, dans la conquête de la tempérance heureuse, bien plus qu’il n’y en a dans l’avidité sans frein. Pourtant, la maîtrise du désir se paye par un renoncement à la dimension la plus conquérante du désir.

N’est-il pas humain après tout de vouloir plus que le nécessaire, de désirer le meilleur et le parfait ? Est-ce seulement affaire de " vanité " ? Ce soupçon de vanité du désir, au regard du besoin simple et frugal, quand il est tourné vers ce qui est plus grand, plus généreux, fait la noblesse de la vie humaine. Qui peut se contenter d’un repli dans des désirs limités aux besoins ? Le moi-vital, le moi naturel peut-il réellement combler la soif de sens dont l’être humain a besoin ? Ne vaut-il pas mieux que nous ayons les désirs les plus grands, les plus élevés, plutôt que de se cantonner dans les désirs naturels ?


De la modération des désirs

Il est dans la grandeur de l’homme de pouvoir désirer au delà de ce que propose la simple nature. Est-il possible de concilier l’ardeur du désir et la nécessité de maîtriser nos désirs ? Ce problème revient à savoir concilier l’impétuosité du désir et la nécessité de constamment être en accord avec la réalité. Tant que nous nous identifions avec le désir, nous projetons l’attente et nous créons l’impatience, nous souffrons de la contrariété du moindre obstacle et le désir nous fait sans cesse souffrir. Si nous pouvions simultanément prendre les choses comme elles viennent en acceptant la réalité présente, tout en poursuivant le chemin de nos désirs, nous gagnerions une adaptabilité qui nous ferait éviter toute la souffrance de l’impatience du désir : Être ici et maintenant et désirer cependant le meilleur.

Supposons que je doive me rendre à un rendez-vous important. Je suis sur la route en voiture et voilà que le moteur de la voiture fait des ratés. Crac ! C’est la panne. Que faisons nous ? Nous sortons de la voiture en colère pour lui taper dessus ! Maudite voiture vas-tu démarrer ! (c'est cette sottise que l'on voit dans les films!) Nous sommes tellement identifiés au désir que nous nous comportons de manière infantile, comme le petit garçon qui tape du pied parce qu’il n’a pas eu ce qu’il demandait. L’attitude juste consisterait à garder le calme et à voir ce qui est le mieux : ouvrir le capot, voir si je peux faire quelque chose, appeler un autre automobiliste etc. Une action juste ne peut apparaître que si au préalable j’ai accepté la réalité et non si je commence par la refuser au nom des exigences de mes désirs. En m’identifiant à mes désirs, je deviens un enfant capricieux qui veut tout et tout de suite, qui n’a pas la patience du temps. Je me prends à croire que le monde doit m’obéir au doigt et à l’½il, comme si j’étais le nombril de l’univers.

Revenons à une attitude plus adulte. Il y a des choses qui dépendent de moi et d’autres qui ne dépendent pas de moi. (texte). Le cours des événements, l’état de mon corps, tout cela ne dépend pas de moi. Ce n’est pas toi qui fais souffler le vent dit Épictète, c’est Éole. Ce qui te reviens, c’est de tenir correctement le gouvernail de ta volonté sur la mer immense. Qu’il y ait un calme plat, une tempête ou un vent favorable, cela ne dépend pas de toi. Si donc, à travers mes désirs, j’ai choisi une destination, je dois aussi savoir composer avec la réalité. Ce qui dépend de moi c’est justement l’attitude juste. De quoi dépend une juste attitude ? De mon regard sur ce qui est. De ma représentation. Ma représentation du monde m’appartient. Je ne suis pas obligé d’aller donner des coups de pied dans la voiture ! Je peux me montrer plus intelligent et avoir une attitude correcte. Cela ne dépend que de moi. De même, mes désirs ne dépendent que de moi. C’est moi qui pose le but à atteindre, c’est encore moi qui doit trouver les moyens pour l’atteindre.

Je ne sais pas ce que je rencontrerai sur le chemin de mes désirs, mais ce n’est pas une raison pour renoncer à toute entreprise, sous prétexte qu’il y a des obstacles. Descartes, s’inspirant des stoïciens dit :" La raison veut que nous choisissions le chemin le plus sûr, et notre désir doit être accompli touchant cela lorsque nous l’aurons suivi ". Il est possible que des brigands se dressent sur ma route. Cela ne dépend pas de moi. Tout ce que je peux faire, c’est choisir les moyens les plus sûrs et pour le reste, m’en remettre à la Nature. Il est donc de la plus haute importance dans les circonstances de la vie d’apprendre à faire la part de ce qui dépend de nous et de ce qui ne dépend pas de nous. Prenons soin de ce qui nous revient, de ce qui est entre nos mains et laissons à la Nature le soin de s’occuper du reste. Cela implique de faire le mieux possible et ne pas désirer l’impossible. Mieux vaut se maîtriser soi-même plutôt que de vouloir changer l’ordre du monde. Mais cependant, il ne sert à rien de se résigner, de s’en remettre à la fatalité pour renoncer au désir. La meilleure attitude est celle de la modération, juste milieu entre l’exubérance du désir et la frustration du désir.

Où se situe exactement le contentement ? Il est là où nous le mettons. Est-il seulement dans le fait de s’emparer de la proie du désir ou bien tient-il à une présence de la conscience où l’esprit trouve en lui-même le contentement ? Ce qui a fait la félicité des philosophes de l’Antiquité, remarque Descartes, c’est que malgré la douleur, l’infortune ou la pauvreté, ils gardaient à l’esprit qu’il n’y a rien en notre pouvoir que nos pensées. Si je tiens ma pensée dans des limites raisonnables, je n’ai plus de raison de me tourmenter, d'envier un autre ou de désirer l’impossible. Je trouve satisfaction dans le contentement que me donne ma propre maîtrise de moi-même. L’art de désirer consiste d’abord à ne faire dépendre le contentement que de Soi et non de l’objet du désir. Il ne s’agit pas d’être fataliste au point de détruire le désir, mais de n’être pas totalement dépendant de la satisfaction qu’il nous procure. "Il est certain que lorsqu’on s’exerce à distinguer ainsi la fatalité de la fortune, on s’accoutume aisément à régler ses désirs en telle sorte que, d’autant que leur accomplissement ne dépend que de nous, ils peuvent toujours nous donner une entière satisfaction. " Le fatalisme tue le désir, la confiance dans la fortune lui accorde une place dans le cours des choses. En un sens, cela implique aussi qu’au fond, les victoires du désir, comme ses défaites doivent être abandonnés.

La modération donne le sens de la précaution à l’égard d’autrui. Sans abolir la nécessité du désir, elle le rend compatible avec le souci de conserver la qualité de la relation avec l’autre, ce qui est aussi vertu. L’homme modéré est celui qui apprend à être prudent, en restant équanime devant toutes choses. C’est cette égalité qui assure la paix de l’âme devant le cours des choses, si bien que le contentement n’est plus le résultat d’une ascèse du désir. Il est sur le chemin de la réalisation du désir, mais d’un désir qui a été éduqué par le sens exact de l’acceptation de la réalité. Le contentement vrai précède le désir. Le sage sait désirer, mais connaît la patience du temps, il sait qu’il peut ne pas être affecté par le vent de la fortune. Il sait désirer, tout en prenant les choses telles qu’elles sont. Nous n'avons pas de prise sur le fruit de l'action, mais seulement sur l'action elle-même. Du coup, il s’installe peu à peu dans le détachement en cessant de s’identifier complètement au désir.

C'est bien pour cette raison que le désir peut garder sa place, dans la mesure où nous ne sommes plus dépendant du désir. S’il n’y a plus dépendance, il n’y a plus de problème du désir. Soyons même plus audacieux : Pourquoi alors nier le désir ? Ayons de grands désirs, d’immenses désirs, des désirs généreux : des désirs si grands qu’ils excèdent l’intérêt de notre petite personne, notre petit moi, pour embrasser de loin en loin toute l’humanité (texte). Désirons, en toutes choses, le meilleur dans l’intérêt de toute l’humanité ! Cette puissance du Désir est la seule qui soit conforme à l’expansion de la Vie.

En ce sens, c’est même une fierté que de désirer ce qui paraît impossible pour tous les sceptiques et les mécontents. Les sceptiques et les impuissants n’ont jamais changé quoi que ce soit ! C’est une joie d’être considéré comme impossible quand nous voulons que ce qui était considéré comme impossible devienne réel !



Si nous restons dans le schéma de la dualité, nous sommes face au désir dans un dilemme cruel : faut-il, pour faire naître un vrai contentement qui fait que l’âme ne ressente plus aucun vide, supprimer tous les désirs ou bien satisfaire tous les désirs ? La privation ascétique, si elle n'est que contrainte, ne délivre pas de satisfaction. Elle dessèche la vie, elle éteint la vitalité. Cependant, il faut aussi reconnaître la beauté de l'austérité et ne pas la réduire à une simple mortification. La recherche débridée de la satisfaction de tous les désirs ne donnent pas de vrai contentement, parce qu'elle détruit, parce qu'elle engendre de l'insatisfaction, précipite le dégoût et l'ennui.

Ce qu’il convient d’apprécier, c’est le fruit que cherche tout désir, cette quête d'un contentement de soi, une plénitude du Soi qui ne laisse aucun vide. La plénitude appartient-elle réellement à l'objet du désir? Et si elle n'y était pas? Si nous pouvions considérer avec attention ce qu’est la Plénitude de la conscience peut-être trouverions-nous alors qu’elle n’est pas si loin de nous que le mirage des désirs nous le fait croire. Ce dont nous avons un tel besoin, n’est-ce pas d’abord d’être ? Que veut dire être et être pleinement ? Le sentiment d’être n'est-il pas indépendant du cours tumultueux du désir ? N'est-ce pas le la plénitude du sentiment d'être qui justement permet de maîtriser nos désirs?

Source: http://sergecar.perso.neuf.fr/...