La philosophie de Spinoza est un déterminisme radical. Il se pose alors une question de la plus haute importance : quelle place cette conception déterministe laisse-t-elle au jugement moral ? En effet, si les idées et les actions des individus obéissent à un déterminisme causal, il est impossible de rendre le sujet responsable de ses actes. À l’imputation morale et juridique on doit simplement substituer l’explication causale. Le pire des criminels était déterminé à être criminel exactement comme les gros poissons sont déterminés à manger les petits.
Dans sa correspondance avec Guillaume de Blyenbergh, Spinoza examine cette question en détail et montre que le déterminisme n’exclut ni le droit ni, plus généralement, la dimension normative de la vie sociale humaine. Constatant que Spinoza, dans les Pensées métaphysiques comme dans les Principes de la philosophie de Descartes fait de Dieu non seulement la cause de l’âme mais aussi la cause de ses mouvements et tendances, Blyenbergh se demande s’il s’ensuit qu’il faut attribuer le péché d’Adam à Dieu lui-même : « Dieu n’étant pas seulement l’être à qui la volonté d’Adam doit d’exister, mais aussi celui à qui elle doit d’agir de telle façon déterminée, ou bien cet acte défendu d’Adam n’est pas mauvais, ou bien il faut admettre que ce que nous appelons mal est l’œuvre de Dieu lui-même. ». Cette question classique – pourquoi Dieu a-t-il créé Adam pécheur ? – a une solution classique : celle d’Augustin : Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance ; il ne l’a donc pas créé de la même façon qu’il a créé les choses et la distinction réside dans la possession du libre arbitre. Autrement dit, Dieu est seulement la cause de l’existence de l’homme qui a son tour, en tant que doué de la liberté, est cause de ses propres actes. Réponse qui ne peut, évidemment, convaincre que ceux qui ont la foi, puisqu’elle suppose d’une manière ou d’une autre une limitation de la volonté de Dieu, ou un Dieu qui ne créée finalement le monde que négativement puisqu’il en laisse la responsabilité à Adam et à ses descendants. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le problème posé ici, précisément parce que Spinoza récuse en son fond la transcendance du créateur par rapport à la créature ainsi que la distinction entre les causes transitives et les causes premières par lesquelles la théologie classique tente de concilier la compréhension rationnelle (déterministe) des phénomènes du monde, y compris les actions humaines et la toute puissance de Dieu : « Dieu est de toutes choses cause immanente, et non transitoire. » (E1P18) En effet, « tout ce qui est, est en Dieu et doit se concevoir par Dieu », par conséquent, la tentation d’Adam doit se concevoir par Dieu. Guillaume de Blyenbergh met le doigt sur un problème sérieux, un de ces problèmes qui ont valu à Spinoza sa sulfureuse réputation d’athéisme. Que la pensée de Spinoza soit un athéisme ou, comme l’affirme Hegel, un « acosmisme » importe peu ici. La réponse de Spinoza à Blyenbergh tient en une thèse : il n’y a pas de réalité objective du mal et par conséquent, la question de Blyenbergh n’a pas de sens. « Pour moi, je ne puis accorder que le mal et le péché soient rien de positif, et encore moins que quoi que ce soit puisse être ou arriver contre la volonté de Dieu. ». « Rien de positif », il faut entendre cela comme « privé de réalité ». comme une idée confuse née de l’imagination des hommes qui ont coutume de tout rapporter à eux-mêmes. Et par conséquent, « on parle improprement et d’une façon toute humaine quand on dit que nous péchons envers Dieu ou que les hommes peuvent offenser Dieu. ».
Pour comprendre cette position si nette, il faut se rappeler, comme nous venons de le voir plus haut, que toute chose, considérée en elle-même et non relativement à une autre comporte une certaine perfection, puisque essence et perfection sont une seule et même idée. Le serpent venimeux est mauvais relativement à nous, qui en craignons les morsures, mais en lui-même il est « parfait », il est comme il doit être. Relativement aux serpents de son espèce, le serpent venimeux qui ne posséderait pas de venin serait d’ailleurs bien imparfait alors que nous, nous le trouverions meilleur… Pour tout dire, ce sont ces notions mêmes de perfection et d’imperfection qui sont inadéquates dès qu’il s’agit de juger de l’essence des choses. Nous employons le mot « parfait » pour désigner ce qui est conforme exactement au modèle idéal, « imparfait » désigné alors l’inachevé, le non-conforme au modèle. Ces notions sont pertinentes s’il s’agit de parler des actions humaines qui sont toujours évaluées conformément aux buts que nous nous fixons idéalement – les hommes sont conscients de leurs désirs bien qu’inconscients des causes qui les poussent à désirer ceci plutôt que cela. Mais ces notions ne valent plus rien dès lors qu’il s’agit de comprendre la réalité d’une chose. Par conséquent, la décision d’Adam de manger le fruit défendu, « considérée en elle-même comporte enveloppe autant de perfection qu’il y a de réalité exprimée par elle », et c’est seulement de manière comparative qu’on pourra la juger imparfaite. « On peut même comparer Adam à une infinité d’autres objets, tels que les pierres ou les troncs d’arbre qui seraient plus parfaits eu égard à cette décision [si elle se rencontrait en eux]. Et cela tout le monde l’accordera, car tout le monde voit avec admiration, dans les animaux des manières d’être et d’agir qu’il réprouve dans les hommes : telles les guerres que se livrent les abeilles, la jalousie des pigeons, etc. ; méprisables dans l’humanité ce sont là choses qui nous paraissent ajouter à la perfection des animaux. ». La perfection étant l’essence actuelle, il s’ensuit que le pigeon jaloux est conforme à son essence de pigeon jaloux ! Donc, en lui-même le fait de manger le fruit défendu ne porte aucune marque d’imperfection.
Enfin, affirmer qu’Adam a contrevenu à la loi divine, c’est commettre la véritable impiété. En effet, si la volonté d’Adam a déplu a Dieu, cela signifie que quelque chose peut arriver contre la volonté de Dieu. Autrement dit, Dieu aurait des désirs – le désir qu’Adam ne pèche pas – qu’il ne peut satisfaire. Par conséquent, c’est concevoir Dieu comme imparfait, le concevoir comme s’il s’agissait d’un être humain, ce qu’est qu’une des formes de la superstition d’un Dieu anthropomorphe que l’appendice de la première partie de l’Éthique a critiquée. C’est ce « langage tout anthropomorphique » dont « l’Écriture use constamment », un langage « convenant au vulgaire auquel elle est destinée ; ce vulgaire incapable de percevoir des vérités un peu hautes. ». Par conséquent, l’interdiction faite à Adam de manger le fruit devait être conçue comme une connaissance qui lui est donnée par Dieu, et non comme la défense d’un mal. Et si la volonté d’Adam a été trop faible pour résister à la tentation, ce n’est pas une imperfection de sa nature mais une des expressions de cette nature : « Demander à Dieu pourquoi il ne lui a pas donné en même temps une volonté plus parfaite, ce serait aussi absurde que de demander pourquoi il n’a pas accordé au cercle toutes les propriétés de la sphère ».
Le méchant est un ignorant
Est-ce à dire que toute différence entre les méchants et les bons se trouvent ainsi abolie ? Ce qui les distingue, pour Spinoza, c’est le degré de la vertu. « Les bons ont incomparablement plus de perfection que les méchants », affirme-t-il. La différence est donc bien relative, elle ne se comprend que par comparaison des hommes entre eux. Encore faut-il préciser ce qu’est la vertu des bons et en quoi elle est permet d’affirmer la supériorité des bons sur les méchants : « les méchants n’ont pas l’amour de Dieu qui découle de la connaissance de Dieu et par lequel seul, suivant notre entendement humain, nous sommes dits serviteurs de Dieu. ». On voit que l’amour de Dieu découle de la connaissance et consiste à suivre son entendement. Le méchant est donc fondamentalement un ignorant et nullement quelqu’un animerait une mauvaise volonté, un principe du mal. « Bien plus, ils [les méchants] ne connaissent pas Dieu, ils ne sont qu’un instrument dans la main du divin ouvrier, et un instrument qui sert à son insu et se détruit en servant, tandis que les bons servent en le sachant et se rendent plus parfait en servant. ». Il faut ici traduire le langage religieux – adapté en vue d’être compris – et comprendre ce que signifient précisément « connaissance de Dieu » et « amour de Dieu ».
Il faudrait entrer ici dans la compréhension de la cinquième partie de l’Éthique, souvent si énigmatique en première approche. Disons, en restant sans doute schématique, que la connaissance des choses singulières est la forme la plus élevée de la connaissance. Elle se distingue évidemment de la connaissance du premier genre, connaissance sensible ou par ouï-dire, c’est-à-dire une connaissance qui fait fonds sur l’imagination. Mais elle se distingue encore de la connaissance du second genre qui vient de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses : en gros, cela désigne la connaissance scientifique de la physique après Galilée. La connaissance du troisième genre « procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs du Dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses » (E2P40S2). Formulation ramassée et énigmatique qui ne nous éclaire pas beaucoup. Mais toute l’Éthique peut être donnée comme un exemple de cette connaissance du troisième genre où la réalité humaine est saisie à partir de « l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu. »
Ce qui nous importe ici c’est la logique de la démarche exposée dans la 5e partie de l’Éthique. « Plus nous connaissons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu. » (E5P25) Autrement dit la connaissance de Dieu n’a rien à voir avec la démarche mystique : Spinoza n’est Jean de la Croix ! Elle se situe entièrement sur le terrain de la rationalité. L’exemple que donne Spinoza est d’ailleurs significatif : le singulier dont on possède ainsi une connaissance du troisième genre, est le corps humain lui-même. Comment passe-t-on de la connaissance de Dieu ainsi définie à l’amour de Dieu ? « Tout ce que nous comprenons par le troisième genre de connaissance nous donne du plaisir et cela s’accompagne de l’idée de Dieu comme cause », affirme la proposition 32. Et la conclusion en découle : « L’Amour intellectuel de Dieu naît de la connaissance du troisième genre. » (E5P33)
La libération de l’esprit provient donc de cette joie qui vient de la connaissance rationnelle de l’ordre des choses, puisque la liberté de Dieu et les lois de la nature sont la même chose. Le méchant n’est pas libre, en ce sens qu’il ne connaît ni son propre corps, ni les causes de ses affects et qu’il est l’instrument aveugle des lois de la nature. Ignorant de Dieu, des choses et de lui-même, il est incapable de comprendre où est son bien propre et c’est pourquoi « il se détruit en servant », comme l’alcoolique se détruit dans la boisson dont il ne peut se passer. Autrement dit le méchant n’est pas l’agent du mal, il est celui qui se fait d’abord du mal à lui-même. Au lieu de vivre positivement, il est une sorte de mort vivant puisque ne possédant pas d’idée adéquate, il est essentiellement passif.
La responsabilité et la culpabilité
On le voit : la question de la responsabilité morale et de la culpabilité se trouve ainsi expurgée de toute surcharge morale. Elle est en quelque sorte dépassionnée. Le criminel le plus monstrueux est un ignorant, déterminé à suivre ses passions les plus terribles. La lettre lxxviii à Henri Oldenburg est claire sur ce point : « qu’il ne soit pas plus en notre pouvoir de posséder la santé du corps que celle de l’âme, nul ne peut le nier à moins qu’il ne veuille s’inscrire en faux et contre l’expérience et contre la raison. ». L’objection classique à cette thèse est connue : si les criminels sont déterminés à être criminels, ils sont excusables et donc ne doivent pas être condamnés pour leur crime. En ce qui concerne la première partie de cette affirmation, Spinoza l’accepte, comme par défi, dans sa réponse à Oldenburg. Le cheval doit bien être excusé d’être un cheval et non un homme. Et donc « qui devient enragé par la morsure d’un chien doit être excusé à la vérité ». Mais la suite est non moins nette : « et cependant on a le droit de l’étrangler. » La question de la culpabilité et de la responsabilité est entièrement transférée du terrain de la morale moralisante à celui de l’ordre social. L’expression qu’en donne Spinoza peut paraître extrêmement brutale et laisser la place à un positivisme qui ne connaîtrait d’autre borne que l’utilité sociale. Une telle interprétation n’est pas à écarter et elle rejoindrait le « machiavélisme » que professe constamment Spinoza dans le domaine politique. Elle s’accorde pleinement avec l’interprétation qui fait de l’Écriture un moyen d’enseigner l’obéissance au vulgaire et non une connaissance de la réalité divine. Elle recoupe enfin l’instance de Spinoza sur la crainte comme facteur de cohésion sociale.
Cependant, on peut aller ici dans un autre sens. Si l’homme trop faible doit être excusé, et si la sanction pénale est seulement une manière de protéger la société contre cette faiblesse, on s’interdit du même coup le jugement moral. Le jugement moral est impitoyable ; si le criminel est coupable moralement, comment la voie du pardon pourrait-elle être ouverte ? Si le crime a pour cause le criminel qui doit répondre de ses actes, la seule punition possible est fondée sur la loi du talion : le meurtrier doit être mis à mort ! Mais si on considère la punition comme une technique d’ordre social, la punition peut inclure l’amendement du coupable. En réintégrant les mouvements de l’âme humaine, y compris les plus haïssables dans le déterminisme universel de la nature, la pensée de Spinoza permet d’envisager la doctrine moderne de la peine – celle, par exemple, que défendra Cesare Beccaria.