Souvent persuadés d’être les meilleurs amants du monde et les rois de la drague, les Français doivent, depuis l’affaire DSK, réviser leur position… Aux Etats-Unis, où la presse s’est particulièrement déchaînée contre le mythe du “french lover”, l’archétype du grand séducteur en a pris pour son grade. Mais au fait, d'où vient ce mythe?
Au cinéma, c’est Charles Boyer qui incarnait l’excellence française : enlaçant tour à tour Greta Garbo, Bette Davis et Marlène Dietrich, il faisait chavirer les coeurs sur grand écran. Les Looney Tunes lui inventèrent un sosie : Pépé le putois (Pepé Le Pew), une moufette puante et hilarante aux déclarations truffées de mots français. “So mon chérie, we can do a dull preliminaries and spend the rest of our lives making love." Sa première apparition date de 1945 dans le dessin animé Odor-able Kitty et sa prestation dans For Scent-imental Reasons, obtient un Academy Award en 1949 : “Now my little oblige of noblesse. We shall make together the drama melo. Ahh, ze grande illusion.”
Le French Lover, alors, c’était ce mélange de baise-main canaille et de roublardise, de mots doux et d’attouchements appuyés, style «T’as de beaux yeux tu sais» accompagné d’une ferme pression pour coincer la femme contre un mur, dans l’encoignure d’une ruelle… (voir la vidéo ici). Après Charles Boyer, Jean Gabin puis Yves Montand (qui fit succomber Marilyn Monroe) incarnèrent parfaitement ce subtil alliage de belles déclarations et de pelotage. Hélas, hélas, que reste-t-il de ces amours ? Lorsque Charles Boyer s’est suicidé en 1978, deux jours après la mort de sa femme qu’il adorait, les Américains se sont profondément émus de cette ultime forme de “romantisme”. Charles Boyer était mort en vrai french lover. Et maintenant?
Le séducteur made in Paris «n’est même plus recyclable dans les téléréalités américaines», affirme la presse. Il semble désormais impossible de mettre en scène un Français joli-coeur. Ça ne fait plus rêver, plus du tout. «Le French lover est mort, assène Sabine Aussenac sur Rue89. Il a disparu, remplacé par l'air hagard d'une présomption d'innocence qui semble malgré tout bien affectée.» Elle s’en réjouit : marre de ces dragueurs arrogants. A l’étranger, d’autres journalistes s’interrogent: mais d’où vient cette flatteuse réputation dont les Français se sont si longtemps targués? Au Matin, Michel Audétat avance une théorie: «Peut-être le "French lover" est-il un très lointain héritier de la galanterie amoureuse qui s’élabora jadis, au XIIe siècle, dans les cours de Marie de Champagne ou d’Aliénor d’Aquitaine.»
On connait la formule de l’historien Seignobos: «L’amour ? une invention du XIIe siècle». Pour Jean-Jacques Pauvert, auteur d’un livre très cocorico sur le sujet (L’Amour à la Française, ou l’exception étrange), il ne fait aucun doute qu’apparaît «dans le domaine amoureux une coloration assez nouvelle, sur laquelle nous manquons malheureusement beaucoup d’éléments». A l’en croire, l’amour made in France – ce mélange en apparence contradictoire de sexe et de spiritualité - serait une création littéraire typiquement gauloise… Il en décèle les premières traces dans les chants obscènes et anti-cléricaux des goliards, composés par des étudiants en théologie, amateurs de filles faciles et de vin, dont Villon serait l’héritier et dont Carmina Burana serait une forme survivante. «Quand des littératures plus élaborées (que ces chants obscènes, NDA) apparaissent en Europe, quand les chansons tendent de plus en plus à être notées par écrit, cela se passe principalement en France, affirme Jean-Paul Pauvert, et il s’agit beaucoup du sentiment amoureux. Cela s’appelle l’amour courtois.»
Contrairement à ce que l’on croit, l’amour courtois ou fin’amor, n’a rien de platonique. Dans Le Matin, Michel Audetat affirme: «L’amour courtois se condamnait à demeurer chaste en s’adressant à une femme idéalisée et inaccessible (en général, l’épouse du suzerain).» Rien de moins sûr. Imprégnés d’érotisme, les chants des troubadours et de leurs équivalents féminins les trobairitz exaltent le bonheur de sentir le corps nu d’un(e) amant(e)… Ils chantent la beauté avec des mots plein de double-sens qui sont des “jeux de langue”, et que certains historiens ont comparé aux prémisses “oratoires” des plaisirs amoureux… Ne s’agit-il pas de séduire une femme? De lui dire qu’elle est belle pour la plus facilement conquérir? «Bernart Marti par exemple affirme être plus heureux que n’importe quel roi lorsqu’il caresse sa dame nue sotz cortin’obrada (sous les draps). L’œuvre poétique qu’il crée pour elle représente sans doute un essai de séduction et l’idéal érotique qu’il véhicule ne saurait être compris sans ce tribut permanent au travail artistique, au travail langagier et musical: C’aissi vauc entrebescant/ los motz e.l so afinant:/ lengu’entrebescada/ es en la baizada, “j’entrelace les mots et j’accorde la musique comme la langue qui s’entrelace dans le baiser» (Source : Elena Molto)…
C’est Guillaume d’Aquitaine qui inaugure cette poésie “discourtoise”, en alternant des chants d’amour éthérés avec des “contre-textes” paillards, voire misogynes, remplis de fracassantes rodomontades. Il prétend avoir fait l’amour avec deux dames: «tant les foutis que vous allez savoir (je les ai tant baisées, sachez-le) bien 188 fois, que presque en rompis mes attaches et mes harnois”, affirme-t-il. En France, cet aspect licencieux de la poésie courtoise est longtemps ignoré. Lorsque les premières anthologies des poèmes courtois apparaissent dans les années 70, elles ne mentionnent que les textes de bon aloi. Alfred Jeanroy, qui fait alors autorité dans le milieu universitaire, remplace tous les vers érotiques par des lignes de point. Il faut attendre les ouvrages de René Nelli ou Pierre Bec pour rétablir la vérité: non, la fin’amor n’a rien d’une poésie asexuée.
«Dérangeante, la poésie de Guillaume IX l’est à plus d’un titre, explique l’historien Jean-Charles Huchet. Elle ne se donne pas comme origine rassurante et “asexuée” de la fin’amors. L’homme et l’oeuvre gênent. En témoigne l’embarras d’une partie de la critique qui refuse de lire et de traduire la totalité des onze pièces conservées par la tradition manuscrite ou fustige l’inadmissible misogynie du personnage ou son impardonnable gauloiserie... Autre symptôme: les anthologies qui, pour la plupart, oublient les pièces scabreuses, de moins bonne qualité poétique par définition. (...) Ce travail de démembrement d’un corpus au demeurant bien attesté vise à restituer une origine “asexuée” à la fin’amors et la présente, dès sa première apparition comme un chef-d’oeuvre de sublimation.”
Il faudrait peut-être en finir avec cette image éculée du fin’amor, mais les historiens se heurtent tous au mystère: même Georges Duby reste perplexe. «Quant à ce qu’a pû être exactement l’amour courtois, son influence sur les mentalités, la façon dont il était quotidiennement vécu, mystère», explique Jean-Jacques Pauvert. On sait seulement que cette poésie s’opposait de façon radicale à l’image de la femme lubrique, instrument du démon que l’Eglise avait répandu jusqu’ici. Le concept amoureux créé par les troubadours (hommes et femmes) entre le XIe et le XIIIe siècle bouleverse complètement le message de la théologie dominante qui assimile la femme à un être impur et immoral. Dans cette poésie, elle devient la dame, objet de désir supérieur, à laquelle il faut prouver sa bonne foi pour espérer obtenir un jour la céleste… faveur. Cette faveur était-elle sans cesse repoussée ? La dame se dérobait-elle constamment? C’est peu probable, affirment certains historiens, pour qui la poésie courtoise était avant tout “fonctionnelle”: il s’agissait de favoriser l’éclosion de sentiments, afin de parvenir plus sûrement à son but. Le but étant de “faire” l’amour, corps, coeur et âme.
Replaçons le fin’amor dans son contexte historique avec Elena Moltó Hernández chercheuse à l'Université de Valence: à cette époque, les aristocrates étaient mariées très jeunes dans le cadre d’alliances stratégiques. Il était difficile pour elles d’aimer celui qui disposait de leur corps à sa guise. Lorsque les troubadours apparaissent, ils construisent un idéal qui permet au sentiment de s’épanouir, «un idéal qui s’oppose radicalement (c’est pour cela que l’on crée les idéaux) aux dures conditions dans lesquelles sont maintenus à l’époque le désir partagé et les rapports sentimentaux. Face à la littérature épique, conçue par des hommes pour exalter un idéal masculin, l’amour courtois occitan semble un modèle généré par les femmes, écrit par des hommes et des femmes pour exalter un idéal fondamentalement féminin. Celui qui répond à leurs expectatives. Un type de littérature où elles deviennent les reines... et que les hommes acceptent parce qu’il s’agit, entre autres raisons, d’un moyen très civilisé de régler cette activité humaine qui porte un homme à approcher une femme et, celle-ci à accepter le mouvement mais le retardant le temps suffisant pour être sûre de désirer la même chose que lui, en toute liberté.»
Les chants courtois auraient pu avoir une fonction "utilitaire", suggère Elena Molto. Quoi de plus efficace pour séduire une femme que de lui dire qu'on bande pour elle et qu'on bandera dix mille nuits s'il le faut? Il se peut, parallèlement, que les chants d’amour courtois aient permis aux troubadours d’approcher les centres de pouvoir, de répandre des idées subversives d’origine indéterminée (1) et de combattre certains dogmes catholiques en leur substituant une mystique paienne… L’aspect politique ou idéologique de ces chants n’est pas à exclure. Ce qui fait des chantres du fin’amor les précurseurs de ces libertins qui au XVIIe siècle ont fortement contribué à faire de l’amour une sorte de spécialité française : «La France est le seul pays où la philosophie, pour combattre l’Eglise, a fait alliance avec un mouvement libertin qui n’avait pas d’équivalent ailleurs au temps des Lumières, explique le sociologue Michel Bozon. La recherche de la vérité est ainsi allée de pair avec la recherche du plaisir.» Le french lover de cinéma n’a évidemment qu’un rapport très lointain avec ses ancêtres du Moyen-Age et des Lumières, mais, sait-on jamais, c’est en se ressourçant que le mythe pourrait renaître de ses cendres.