Nietzsche s’est beaucoup interrogé sur le fait que des valeurs soient hostiles à la vie, comprenant difficilement que le vivant puisse produire ce qui le condamne, ce qu’il explique dans Le crépuscules des idoles : « Une condamnation de la vie de la part du vivant n’est finalement que le symptôme d’une certaine forme de vie. » Pour Nietzsche, la valeur d’une valeur n’est évaluable qu’à condition de la rapporter à la vie. Dans ce rapport, il distingue deux positions contradictoires : affirmation ou négation de la vie. Avant de définir leur contenu, intéressons-nous à la façon dont Nietzsche pense le vivant. Pour lui, la vie peut s’apprécier sous trois angles. Le premier consiste à la considérer comme le contraire de la mort. Autrement dit, la vie est une question de survie. Secondement, l’instinct prédomine pour ce qui est de vivre en permettant d’agir immédiatement, par opposition à l’intelligence qui demande un délai de réflexion avant l’action. Enfin, la vie est aussi croissance et reproduction, à l’inverse de ce qui ne bouge pas, de l’inanimé. Cette croissance suppose que l’être va puiser en dehors de lui ce qui lui permet de subsister. Ainsi, selon cette distinction, une valeur qui affirme la vie est celle qui autorise le vivant à croître. La vie et son affirmation sont d’ailleurs pour Nietzsche bien plus affaire d’accroissement de l’être que de sa persévérance. La survie est le pendant de valeurs qui constituent autant de négation du vivant, dès lors que sont privilégiées des qualités intellectuelles, réflexives, qui conduisent plus à la prudence, voire à la méfiance, contrairement à la spontanéité reflétant plus un comportement d’origine inconsciente. D’après Nietzsche, nier la vie, c’est faire de toute dynamique d’accroissement un danger pour la vie elle-même. La défense face à ce mouvement dangereux serait de ne pas valoriser la vie dans son entièreté, mais de la dépouiller de ce qui pourtant favorise sa croissance. La vie en quelque sorte se fait peur à elle-même, la parade consistant alors à trouver une valeur qui lui soit supérieure vers laquelle se réfugier.
Définir ce qui affirme la vie, ce qui permet son accroissement, ou ce qui nie la vie en privilégiant uniquement la survie, amène Nietzsche à faire une seconde proposition différenciant ce qui est fort de ce qui est faible, ou encore dans la même optique de distinguer le don et la demande. En effet, le don suppose de disposer suffisamment de soi pour donner, donc de dégager un surplus qui profite à celui qui reçoit, sans pour autant être affaibli par ce don. La demande à l’inverse est un manque d’être que l’on cherche à combler. Il n’y pas de croissance dans ce mouvement mais une sorte de mise à niveau. La force s’entend ainsi non pas comme la recherche d’une domination sur autrui, ce que beaucoup comprirent ou feignirent de comprendre chez Nietzsche, mais comme une faculté de croissance de soi vis-à-vis de soi. Il n’est pas question pas d’être fort en réduisant l’autre, mais de croître en soi. Il s’agit également de se différencier. Par accroissement, on tend à être différent de ce que l’on était avant que de croître. La différence est selon Nietzsche ce qui permet aussi de produire de la valeur. Si rien n’est différent, tout est identique, donc rien ne peut valoir plus qu’autre chose. Tout se vaut, ou alors rien ne vaut, ce que Nietzsche appelle nihilisme. Pour lui, la demande participe d’un mouvement nihiliste de part sa motivation, à savoir d’obtenir l’être qui fait défaut, défaut en référence avec un être plus étendu. La demande est un processus d’uniformisation qui réduit les marges de différenciation, donc le champ valorisable. Pour autant, les valeurs favorables à la vie et celles qui lui sont hostiles sont toutes issues de la vie. Il y a donc bien une union avant toute opposition, une unicité. Nietzsche considère la volonté de puissance comme une force autorisant cette union, comme il l’écrit dans Ainsi parlait Zarathoustra : « Partout où j’ai trouvé quelque chose de vivant, j’ai trouvé de la volonté de puissance. » La vie serait donc inséparable de la volonté de puissance, et sans volonté de puissance, point de vie. Nietzsche voit dans ce rapport le principe primordial et essentiel du vivant, à l’origine de toutes les volontés, qu’il s’agisse du don ou de la demande. Le premier s’exerce en effet dans une volonté tendant à dépenser de la puissance. Le second est un appel à obtenir de la puissance. Don ou demande, la volonté de puissance est ainsi présente à chaque fois dans cette dualité du vivant qui conditionne tout.
La volonté de puissance n’est pas volonté de dominer. La confusion a été aveuglement faite par certains, volontairement ou non, pour expliquer des agissements assassins par référence avec la pensée nietzschéenne. La domination est une finalité ; j’agis en vue de dominer l’autre. La volonté de puissance n’a pas de finalité en soi. Elle est une force, un mouvement, une dynamique, qui entraîne l’accroissement de l’être, tendance inhérente au vivant. La volonté de dominer viendrait après la volonté de puissance, comme toute sorte de volonté. La volonté de puissance initialement est gratuite. C’est la volonté qui veut sans fin précise. Mais le vouloir se transforme en acte dans un process déclinant selon Nietzsche, qui fait de la volonté de puissance une volonté avec une fin précise, orientée vers ceci ou cela. Cette transformation, ou ce déclin, est liée à la résistance. Autrement dit, l’accroissement de l’être provoqué par la volonté de puissance rencontre des forces lui résistant. L’accroissement est ainsi stoppé et alors la gratuité de la volonté de puissance n’est plus suffisante pour que croît le vivant, pour que la puissance se dépense. L’obstacle oriente ainsi le vivant, non plus vers la croissance, mais vers le maintien, la survie. Nietzsche en présentant de la sorte la déclinaison du mouvement originel de la vie conteste dans le même temps Darwin pour qui l’évolution est conditionnée par l’instinct de survie. Cet instinct est selon Nietzsche dérivé de la volonté de puissance et non le principe initial de toute vie et de son expansion. Mais la volonté de puissance, en ne pouvant pas s’exprimer dans sa totalité, se divise en des volontés diverses, individuelles.
L’individualisation de la volonté de puissance crée selon Nietzsche ce qu’il nomme perspectivisme. En clair, les volontés particulières issues de la volonté de puissance se rencontrent pour se confronter dans une lutte pour la puissance sur la base de perspectives individuelles. Chacun poursuit donc sa volonté selon la perspective qui est la sienne, en s’obstinant dans ce qu’il a de particulier et de relatif pour devenir. C’est dans ce cadre que se créent les valeurs, ce qui fait qu’aucune n’a de poids absolu qui la positionnerait au-dessus de tout. Du perspectivisme, Nietzsche en vient à la thèse de l’erreur en considérant qu’elle existe dès lors que l’être relatif fait d’une valeur dont il est le producteur une vérité universelle : « La vérité est une sorte d’erreur, faute dans laquelle une certaine espèce d’êtres vivants ne pourraient vivre. Ce qui décide en dernier ressort, c’est sa valeur pour la vie. » L’erreur consiste ainsi à masquer des valeurs pour les rendre objectives alors qu’elles ne sont que des conséquences relatives. Il est en effet difficile de conditionner son existence selon des axes que l’on sait erronés, car l’erreur induit le doute guère compatible avec la volonté de croître.
A propos de l’erreur, Nietzsche estime qu’elle repose avant tout sur un procédé de falsification consistant à rendre apparent le monde de façon ordonnée alors qu’il n’est que chaos. En falsifiant, l’être humain cherche à rendre identique ce qui ne l’est pas, à faire du réel une surface lisse où chaque chose est reconnaissable, s’associe, où certaines sont les mêmes. Il s’agit là selon lui d’une technique d’assimilation visant à ramener le monde à soi, à en faire un objet de connaissance qui puisse être connu par l’humain, pour qu’il puisse être connaissable. Il expose cette idée dans La volonté de puissance : « La pensée consiste à fausser par transformation, la sensation consiste à fausser par transformation ; pourtant c’est la faculté d’assimilation qui est à l’½uvre, et elle suppose la volonté de ramener à notre ressemblance les choses extérieures. » Nietzsche poursuit son raisonnement en distinguant ce qui vient contraindre cette volonté falsificatrice qui vise à produire de la connaissance. Cette dynamique contradictoire, il la conceptualise comme volonté de vérité, s’agissant d’une volonté qui contredit la volonté de connaître en reconnaissant celle dernière comme un fruit falsifié et en proposant une autre vérité qui, selon Nietzsche, n’est pas plus vraie que celle contredite. Elle se fonde sur un discours fallacieux en substituant au monde ordonné un réel inapparent, un arrière-monde. Cette vérité pour Nietzsche est d’autant plus pernicieuse qu’elle revendique la transcendance, soit ce qui nous est, par définition, inaccessible, donc invérifiable. Pour Nietzsche, il ne s’agit là que de fiction condamnant le vivant qu’il convient urgemment d’abolir.