UN PEU DE TOUT... BEAUCOUP DE RIEN
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1984
Il est intéressant de relire 1984 aujourd'hui. En 1984, c'était trop tôt, on était soulagé de voir que le monde prophétisé par Orwell ne s'était pas matérialisé, et on pouvait se rendormir tranquille. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, où nous pouvons bien voir que la marche vers ce monde terrifiant est largement entamée. Pas aussi vite et systématiquement qu'Orwell l'avait décrit. Parfois plus insidieusement et astucieusement... Mais passons en revue quelques idées maîtresses du livre.

D'abord, ce qu'il dit sur le pouvoir. Après les doctrines totalitaires, viennent celles du pouvoir pour le pouvoir, avec l'objectif pour la classe sociale qui l'obtient de ne plus jamais le perdre. Nous y sommes presque, et nous voyons bien aujourd'hui que les promesses d'un monde meilleur proférées par nos hommes politiques ne sont plus des fins, mais des moyens pour conquérir ou se maintenir au pouvoir. Pendant ce temps, on voit aussi s'éloigner l'espoir (ou la menace) du soulèvement des masses, qui certes doutent de plus en plus de leurs élites, mais se soumettent assez facilement à d'autres pouvoirs corollaires.
Le pouvoir économique des entreprises, entretenu par la menace constante du chômage et de la précarité, dont on sait bien qu'elle pourrait être éradiquée par une meilleure organisation du travail et de la flexibilité, même dans une économie mondialisée (cf le livre de Lefebvre et Méda). Et au sein même des entreprises, ceux qui auraient sans doute le plus de capacité de réflexion sont eux mêmes abrutis par une somme de travail et une pression grandissantes qui laissent peu de recul pour développer la réflexion nécessaire.
Le pouvoir de ceux qui les divertissent, les abrutissant simultanément par des contenus imbéciles qui vident les cerveaux, et le développement du désir de consommation matérielle, qui ne remplit pas davantage les esprits, mais contribue au maintien de la pression économique : consommer, détenir les derniers objets hi-tech ou les plus belles voitures est valorisé comme le meilleur moyen d'appartenir dignement à la collectivité. Peu de place dans tout ça pour une vraie réflexion, philosophique et politique, sur le sens de la vie et les buts que l'on pourrait donner à la société.
Les médias, appartenant au pouvoir économique ou au pouvoir politique, et eux-mêmes engagés dans la course au sensationnel et au divertissement qui "font de l'audience", ne contribuent pas à l'élévation de la conscience collective.

Dans Orwell, on voit que le dernier bastion de résistance qu'il convient d'éradiquer chez l'humain pour que sa soumission au pouvoir soit parfaite, c'est l'amour, qui ne doit être dédié qu'à Big Brother, mais ne plus exister entre les humains. Pour ce faire, les scientifiques cherchent comment supprimer définitivement l'orgasme, afin qu'il n'y ait plus d'attachements personnifiés entre les hommes et les femmes, entre les parents et leurs enfants. C'est très bien vu. Ce que je me demande, c'est si nous ne sommes pas sur la voie de la solution, non par la mise au point d'une quelconque molécule ou la connaissance suffisante du cerveau qui permettrait d'y détruire les centres du plaisir, mais par la simple manipulation psychologique, sous forme de contrepied. Répandre l'idée de l'orgasme obligatoire, et banaliser la sexualité en la renvoyant de plus en plus vers la pornographie, c'est-ce pas détruire le lien entre amour et sexe ? Plus d'attachement, de fidélité, de loyauté nécessaire envers son partenaire, renvoi de l'individu face à lui même, les autres n'étant plus que des instruments de sa satisfaction, voilà une méthode qui semble assez efficace pour détruire les liens interindividuels les plus forts. Et je crains que nous soyons en marche vers le succès. Une fois que les liens les plus intimes sont détruits, on est tranquille sur la disparition de toute solidarité collective...

Le dernier point est le plus rebattu par les médias : il s'agit de la surveillance constante des individus par "Big Brother", désormais plausible grâce aux moyens technologiques dont nous disposons. Mais il me semble que ce danger est mal traité par les médias, qui n'en mettent en évidence qu'une partie anecdotique. D'abord, la surveillance des individus n'est rien, ou peu de chose, si elle est décorélée des deux aspects précédents. Ensuite, on entretient la vision mythique d'un pouvoir tout puissant contre lequel d'ores et déjà il serait vain de résister, et d'une fiabilité technologique qui est loin d'être atteinte. De ce point de vue, ce sont plus les dérapages de la technologie qui sont à craindre, et la cohorte d'emm... imposée à des individus innocents sous prétexte de mieux coincer quelques criminels, qui sauront eux déjouer les systèmes. Mais l'entretien d'une menace constante sur chacun est sans doute grisante pour les individus au pouvoir, qui ne cessent de développer ces moyens techniques sous couvert de lutter contre les menaces sécuritaires. Ainsi, l'outil de géolocalisation le plus dangereux, en ce sens que l'individu ne dispose pas de l'interrupteur pour le désactiver, est la vidéosurveillance qui se développe à vitesse grand V. En effet, si je peux décider de me séparer de mon téléphone mobile, ou de mon navigateur GPS, je ne peux pas éteindre le réseau des caméras lorsque je prends le métro ou que je circule dans la rue. Et c'est justement sur cet outil que le pouvoir politique se dégage des contraintes qui pourraient lui être imposées par la CNIL (Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés), en faisant précisément domaine qui échappe au contrôle de la CNIL, et même des commissions départementales lorsque l'état d'urgence est décrété, comme ce fut le cas pendant la flambée des banlieues.
Cependant, les dangers les plus graves pour la société sur le long terme ne sont pas abordés par les médias. Le philosophe Xavier Guchet, dont les études sont curieusement ignorées du portail européen sur la biométrie, les met en lumière. Lorsqu'on met en place un système de reconnaissance du contour de la main pour filtrer l'entrée des collégiens à la cantine, ou un système de surveillance géolocalisée sur les mobiles pour permettre aux parents de savoir en permanence où se trouve leur progéniture, on prépare un monde où il deviendra naturel d'être constamment tracé, pisté, surveillé. C'est ce à quoi devraient réfléchir les parents qui se laissent intoxiquer par les discours sur le risque sécuritaire, pédophilie et autres enlèvements d'enfants notamment. Pour soi-disant faire face à un tel risque (rien ne prouve en effet que la géosurveillance soit une parade efficace), on admet celui de changer profondément et durablement les mentalités, de restreindre la liberté, non seulement de mouvement mais aussi de pensée, de ses propres enfants.

Décidément, il faut relire Orwell, en tant que fin analyste des mécanismes humains, individuels et sociaux. Je suis personnellement très impressionnée par ses qualités de visionnaire, bien au delà de ce qu'en retient aujourd'hui le discours médiatique : ça vaut toujours la peine de revenir au texte d'origine.