UN PEU DE TOUT... BEAUCOUP DE RIEN
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L'homme et l'animal
Pour les philosophes de l'Antiquité, la différence entre l'homme et l'animal n'est pas comprise sur le modèle de l'opposition «âme-machine»: pour eux, tout être vivant, homme ou animal, a en lui un principe de vie et de mouvement, qui est justement ce que les Grecs appellent «psyché» et que nous traduisons par «âme» (à partir du latin «anima», d'où dérive le terme «animal»). Pour Aristote, par exemple, l'âme de l'homme diffère de celle de l'animal en ce que l'homme peut dégager des notions universelles à partir des perceptions singulières, et ainsi accéder aux activités scientifique, artistique, éthique et politique. Mais certains animaux, sans atteindre une véritale connaissance conceptuelle, ont eux aussi la faculté de lier les sensations: plutôt qu'une rupture nette entre l'animal et l'homme, il y a donc une échelle continue qui s'étend de l'inanimé (le minéral) aux êtres supérieurement doués de raison (les dieux pour Aristote), et qui passe successivement par les différentes espèces végétales et animales, ainsi que par l'homme. Nous devons aux stoïciens une opposition plus radicale entre la nature de l'animal et celle de l'homme: pour la tradition stoïcienne, de Chrysippe à Sénèque, l'homme est capable d'actions produites par sa seule raison, alors que l'animal est toujours contraint par la nécessité naturelle (ce que nous désignerions aujourd'hui par le terme assez imprécis d'«instinct»). Certes, même pour les stoïciens, l'animal a une âme; il est capable de perceptions, de sensations, de souffrances et de joies: mais l'animal est, comme la pierre ou la plante, exclu de la société des «êtres de raison» qui regroupe la communauté humaine dans son ensemble et les dieux. Cette dissociation fit alors l'objet d'une très vive polémique, qui se prolongea à l'époque romaine jusqu'aux débuts du christianisme, et qui opposa d'une part les partisans du stoïcisme, et d'autre part les Académiciens, les Sceptiques et certains naturalistes. Plutarque est un des mieux connus de ces opposants au stoïcisme (mais nous avons aussi conservé les écrits de Sextus Empiricus, d'Elien et de Porphyre): c'est en grande partie la redécouverte de Plutarque au XVIe siècle, et la traduction en français par Amyot de ses Oeuvres morales, qui relança cette polémique à l'époque moderne. La modestie qui caractérise l'ensemble des écrits de Plutarque le conduit à se demander si on ne valorise pas trop l'homme en le plaçant tellement plus haut que les animaux. Les animaux font des actions qui montrent une intelligence et une réflexion similaires à l'homme; de ces actions, Plutarque dresse un inventaire qui sera inlassablement repris plus tard par Montaigne, La Fontaine et autres «défenseurs» des animaux: devant des actions si semblables à celles de l'homme, et quelquefois même supérieures (sur le plan de la fidélité, de la tempérance, de l'amour de la progéniture...), qu'est-ce qui nous permet d'instaurer une césure si radicale entre la nature animale et la nature humaine, de faire de l'homme le roi du monde et de l'assimiler à un dieu?

Contrairement à ce que l'on croit souvent, le judéo-christianisme, à son origine, n'affirme pas de façon univoque la supériorité de la nature humaine sur la nature animale: si l'on en croit Salomon (Ecclésiaste 3, 19-20), l'homme est mortel tout comme la jument; la seule supériorité de l'âme de l'homme tient non à sa nature, mais à la grâce de Dieu qui la ressuscitera (et pour ressusciter, il faut bien mourir). L'idée de l'immortalité naturelle de l'âme - thème qui servira de justification à Descartes pour nier l'âme aux bêtes - est une importation tardive d'origine hellénique (c'est dans le Phédon de Platon qu'on en trouvera l'exposé le plus complet) dans le christianisme: lorsque saint Paul s'adresse aux Grecs dans l'Aréopage (Actes des apôtres 17, 32-34), et leur parle de la résurrection des morts, il est la risée de la foule assemblée. Les premiers apologistes chrétiens (Justin, Tatien, Irénée, Tertullien...) réservent l'éternité à la seule nature divine, et nient par conséquent que l'âme de l'homme soit d'une nature immortelle et divine: l'homme n'est donc pas sur ce plan bien différent de l'animal. Ce n'est donc que tardivement, au IVe siècle, que saint Augustin, voulant réconcilier les Évangiles d'une part, et la philosophie de Platon, Cicéron et Plotin d'autre part, fera de l'immortalité de l'âme un dogme chrétien: dès lors, la nature humaine est aussi différente de celle de l'animal que sont différents leurs destins.

Voilà en gros les doctrines qui se sont opposées sur l'animal jusqu'à la «révolution cartésienne». Personne ne nie que les bêtes aient une âme, douée de vie, de mouvement et de sensation, voire d'imagination et de mémoire: la querelle porte sur la faculté de l'âme des bêtes à accéder aux plus hautes fonctions de la raison humaine (ce que nous appelons la pensée conceptuelle); l'enjeu de cette question étant de savoir si la supériorité de la nature humaine l'égale aux dieux, en lui assurant royauté sur le monde et immortalité; en 1580 encore, l'«Apologie de Raymond Sebond» de Montaigne (Essais II, 12) reprend ces questions: l'homme est-il le chef-d'½uvre de la nature, le maître du monde et l'égal des dieux? N'y a-t-il pas vanité à rabaisser la nature animale pour mieux élever la nature humaine? Les stoïciens ou Plutarque: l'opposition s'en tenait là.


Les animaux-machines

Avec Descartes, les deux partis, jusque-là opposés, se trouvent rangés dans le même camp: celui des partisans de l'âme des bêtes; les cartésiens, eux, trancheront la question en supprimant toute âme chez les animaux. Pour la biologie antique, l'âme est le principe de la vie: la médecine moderne d'Harvey transpose ce principe de l'âme au c½ur, réduisant cette notion extrêmement complexe que les Grecs appelaient «vie» au seul mécanisme de la circulation sanguine. La vie, auparavant caractérisée comme achèvement de l'être vers sa perfection propre, est réduite à son expression géométrique la plus simple: le mouvement, entendu non comme «achèvement» (comme c'est le cas chez Aristote), mais comme simple «déplacement». C'est alors par abus de langage que nous distinguons le mouvement de la montre de celui de l'animal: le vivant n'a plus aucune prédominance sur l'inerte.

L'aspect «pratique» de cette assimilation saute aux yeux: l'étude du vivant ne nécessite plus une science particulière et complexe, mais appartient à la physique mécanique, qui repose elle-même sur la géométrie: tout problème biologique se résout ainsi par des équations. Les veines, artères, muscles, reins, poumons ou c½ur sont autant de tuyaux, de rouages, de filtres ou de pompes (Traité de l'homme de Descartes). En fait, ce qui est théorisé par Descartes, était déjà, pour une large part, admis en pratique par la médecine chirurgicale (par exemple Vésale: La fabrication de l'homme, 1544): dans le domaine des prothèses artificielles, on remplace bien un élément corporel par un élément mécanique fabriqué par l'homme. La question reste pourtant de savoir si cette explication mécaniste est pleinement suffisante à l'explication de la totalité des mouvements du vivant.

Descartes montre la possibilité de cette assimilation du corps à une machine: nos automates produisent des mouvements complexes, et quelquefois donnent l'illusion d'un être vivant. Il se peut que l'oiseau qui vole soit une telle machine, et que le chien qui accourt à l'appel de son maître en soit aussi une: la complexité du mouvement n'exclut en aucune façon qu'il soit produit mécaniquement et sans âme. L'ouvrier qui a conçu les machines animales (c'est-à-dire Dieu-créateur) est infiniment plus puissant et plus habile que ne l'est le meilleur artisan humain: rien ne s'oppose donc théoriquement à ce que l'animal soit une telle machine sophistiquée. Mais qu'est-ce qui s'oppose à ce que l'homme soit lui aussi une telle machine?

Pour Descartes, l'âme n'a plus de fonction vitale: son seul «attribut» est la pensée: ce qui semble mettre l'homme à l'abri d'une totale réduction mécaniste, car lui seul a une expérience intérieure immédiate de sa pensée (le fameux «Je pense, donc je suis» d'où Descartes conclut «je suis une chose qui pense»). L'être premier de l'homme, c'est la pensée et non la vie: l'homme est vivant en plus d'être «pensant», et parce qu'il est uni à un corps. Entre l'âme et le corps, il n'y a aucun rapport naturel: l'âme est purement spirituelle et le corps purement matériel et obéissant aux seules lois de la mécanique géométrique. L'homme n'est donc pas essentiellement animal: sa nature est autre, et son destin différent, car la mort du corps (qui signifie en géométrie séparation de ses parties matérielles) laisse intacte cette substance autonome et indivisible qu'est l'âme. L'animal est donc une machine, mais pas l'homme. On connaît les conséquences de cette thèse: si l'animal ne pense pas, il ne peut non plus percevoir (car la perception est pour Descartes un acte de la pensée: ce ne sont pas les yeux qui voient, mais bien l'âme), ni sentir de la peine ou de la joie. Les cris que pousse un chien battu ont une explication simplement mécanique, les coups de bâton provoquant un ébranlement nerveux, et provoquant le remplissage des poumons et l'expiration de l'air qui fait vibrer les cordes vocales: de la même façon, une bouilloire siffle, sans qu'elle souffre de la chaleur de l'eau bouillante. Nous reviendrons plus loin sur les aspects éthiques de cette thèse: contentons-nous dans un premier temps d'en relever quelques difficultés du point de vue théorique.

Première difficulté: si l'âme et le corps n'ont aucun rapport naturel (l'âme étant purement spirituelle et immatérielle, le corps étant pure étendue matérielle), comment peuvent-ils s'unir? Lorsque mon corps est brûlé, je ressens cette brûlure: elle vient interrompre la suite de mes pensées, au point quelquefois de m'empêcher de toute activité intellectuelle; les altérations de mon corps ont donc des répercussions sur mon âme. A l'inverse, lorsque, à la suite d'une délibération intérieure, je désire prendre ma plume pour écrire, mon bras se lève et effectue le mouvement approprié: mon âme peut donc provoquer un mouvement corporel. Comment cela peut-il se faire? Descartes se contente de remarquer cette union entre deux substances (âme-corps) distinctes comme une évidence incontournable, sans pouvoir pourtant l'expliquer. Les successeurs de Descartes auront bien du mal à résoudre cette difficulté, et certains proposeront comme solution une intervention divine miraculeuse particulière (le système des causes occasionnelles) - ainsi, pour eux, c'est Dieu qui bouge mon corps «à l'occasion» de ma volonté, qui ne peut par elle-même provoquer de mouvement corporel, c'est Dieu aussi qui me fait éprouver de la douleur lorsque je me brûle, la brûlure étant par elle-même incapable d'atteindre ma pensée. La construction est cohérente et ingénieuse, mais assez peu convaincante...

Deuxième difficulté: je connais intérieurement que je pense, et que je ne suis donc pas une pure machine. Mais me voilà maintenant en face d'un autre homme: comment puis-je savoir si lui est aussi un être pensant ou s'il est un automate parfaitement réalisé? Ses actions ne pourraient-elles pas être produites par un mécanisme complexe? Quel signe extérieur me donne-t-il, que ne me donne pas l'animal, et qui me révèle de façon univoque la présence d'une âme? Descartes n'est pas non plus très à l'aise sur ce point: la parole, écrit-il, est un signe univoque de pensée. Mais qu'est-ce qui caractérise la parole par rapport au «langage» des animaux? D'autre part, nous savons bien que des machines sophistiquées produisent des sons articulés, qui peuvent faire sens et être prononcées, nous faisant quelquefois dire que ces machines «parlent». Pour Descartes, les animaux (ou les machines) ne parlent qu'en apparence, leur parole étant une simple fonction du corps; j'éprouve moi-même ce mécanisme, lorsque je crie involontairement en me faisant mal: mes cris, comme la parole animale, ne se rapportent alors pas à une pensée. Ce qui définit donc le langage, c'est le rapport à une pensée. Du point de vue de l'argumentation, voilà bien une pétition de principe: le seul signe de la pensée est la parole, mais la parole se définit par la pensée; autrement dit, les bêtes ne pensent pas parce qu'elles ne pensent pas... Montaigne avait déjà exploité ce problème: et si les bêtes parlaient une langue étrangère? Je vois des travailleurs étrangers construire un bâtiment: je ne comprends pas ce qu'ils disent, mais je ne doute cependant pas un instant qu'ils communiquent entre eux, voyant comment leurs actions s'ordonnent; les actions des fourmis et des castors ne montrent-elles pas une semblable délibération commune? Autant de paradoxes qui, en mettant l'accent sur la similitude entre l'homme et l'animal, font obstacle aux «animaux-machines» des cartésiens.

En fait, seuls les arguments théologiques semblent devoir apporter la preuve décisive de cette distinction de nature entre l'homme et l'animal, et c'est pourquoi Descartes les utilise en dernier recours. Si les bêtes ont une âme, elle est - tout comme celle de l'homme - distincte de leur corps, purement spirituelle, et par conséquent immortelle; il faut alors admettre que les fourmis et les mouches, les huîtres et les éponges, partageront avec nous la vie éternelle: paradoxe dangereux, qui doit nous faire renoncer à la thèse de l'âme des bêtes, car elle prive l'homme du fondement de son espérance en une vie future: il n'y aurait en effet aucune raison d'attribuer à l'homme une immortalité naturelle tout en en privant l'animal. Nous verrons cependant qu'après Descartes, la thèse des «animaux-machines» a bien plus servi les courants matérialistes que spiritualistes.


L'homme-machine

L'attaque la plus dure contre le cartésianisme est venue des mécanistes eux-mêmes, qui se sont efforcés, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, de réduire le rôle de l'âme dans l'explication des phénomènes humains. Si les actions que l'on attribue à l'âme des bêtes sont l'effet de l'agencement mécanique de leur corps, ne peut-on pas en dire autant des actions ordinairement attribuées à l'âme humaine (le langage, le raisonnement, la liberté d'agir, la foi, etc...)? Régius, un disciple contemporain de Descartes un peu trop zélé, ne voyait déjà aucune nécessité de refuser de faire de l'âme de l'homme, un simple «mode» (c'est-à-dire une «façon d'être») du corps: le dualisme cartésien était ainsi rejeté au nom même du mécanisme. Au siècle suivant, la thèse de l'animal-machine, dans laquelle Descartes avait vu un rempart contre l'athéisme, devait devenir le fondement du matérialisme athée de La Mettrie, d'Helvétius, d'Holbach et bien d'autres. La Mettrie, qui a écrit en 1747 un traité qui a pour titre L'Homme machine, affirme à la fois la thèse de l'animal-machine et la communauté de nature entre l'homme et l'animal; les animaux ont comme l'homme quelque chose que nous pouvons appeler «âme», mais qui n'est qu'un effet de l'agencement de leur corps. De fait, il n'est plus possible de dissocier les destins de l'homme et de l'animal depuis la fin du XVIIIe siècle. Les théories transformistes de Lamarck et Darwin conduisent à penser l'homme comme un animal évolué: si l'animal est une simple machine, si l'évolution elle-même est une simple interaction mécanique entre la machine et le milieu naturel, sur quel plan penser finalement la «différence» humaine?

Les béhavioristes sont de ce point de vue les héritiers directs du mécanisme cartésien, et ils ne voient dans les actions animales que le simple conditionnement du milieu sur la machine: la théorie pavlovienne des réflexes est devenue ainsi un modèle d'interprétation pour l'ensemble des actions animales... et évidemment humaines. Par ailleurs, le perfectionnement des techniques actuelles (cybernétique, informatique, intelligence artificielle...) complexifie les modèles mécaniques, pour fournir des explications de plus en plus précises des comportements des êtres vivants (l'homme compris). Notre façon contemporaine de juger les choses, d'interpréter les phénomènes, ou d'évaluer des comportements, et cela dans tous les domaines (scientifiques, éthiques, politiques, artistiques...) est profondément influencée par le béhaviorisme issu du mécanisme cartésien. Il s'est bien trouvé, dès l'époque de Descartes, des scientifiques qui ont cherché à renouer avec les intuitions fondamentales des biologistes antiques: le vitalisme de Stahl, la «force vitale» de Bergson, l'éthologie de Lorenz sont autant de tentatives de sortir la science de la réduction mécaniste. Mais que valent ces tentatives, face aux succès retentissants de la biologie «technique» contemporaine? Le langage est lui-même en quelque sorte prisonnier des structures béhavioristes; les scientistes ont beau jeu de demander à leurs adversaires ce qu'ils entendent précisément par les termes d'«instinct», de «force vitale», d'«âme», de «vie», de «finalité», etc... De la même façon, les cartésiens soulignaient l'obscurité des termes de la scolastique aristotélicienne («puissance», «acte», «entéléchie», «nature», «achèvement»...). Les opposants au mécanisme sont souvent tout aussi embarrassés lorsqu'on leur demande des «résultats»: il est vrai que la science antique n'avait pas comme but de fournir des «résultats» techniques, mais seulement de tenter de comprendre la complexité des êtres.


Les enjeux éthiques

Malebranche, à qui Fontenelle reprochait de battre son chien, répondait: «Eh! quoi, ne savez-vous pas bien que cela ne sent point?» Nicolas Fontaine, le fameux chroniqueur de Port-Royal, nous raconte que les disciples de Descartes clouaient des chiens vivants sur des planches afin de faire des expériences. Les cartésiens se firent vite une réputation de cruauté, qui, jointe au peu de crédibilité de leur doctrine, a contribué à les discréditer auprès de l'opinion commune. Mais, plus encore que l'animal, on peut dire que l'homme a souffert de ce mépris du vivant: Plutarque et Montaigne avaient en leur temps analysé comment on passait insensiblement, par une sorte d'accoutumance, de la cruauté vis-à-vis de l'animal à la cruauté vis-à-vis de l'homme. Les possibilités de la science moderne unissent de plus en plus étroitement les destins de l'homme et de l'animal: on commence par essayer «naïvement» les techniques nouvelles sur l'animal, sans parler des conséquences sur l'homme; puis, une fois la technique «au point», on passe progressivement de l'animal à l'homme: les fameux comités de «bio-éthique», qui sont nés dans différents pays, ne font en général qu'entériner - à plus ou moins long terme - ce passage, sans pouvoir lui opposer d'argument vraiment convaincant: mais, en fait, qu'est-ce qui pourrait empêcher ce passage? Au nom de quoi faire une exception pour l'homme, une fois qu'on n'a reconnu en l'animal qu'une machine perfectionnée, et en l'homme un animal perfectionné?

Nous connaissons bien la réponse «humaniste» à cette question: l'homme est, contrairement à l'animal, un être raisonnable; il faut respecter dans la personne humaine, la raison qui fait sa «dignité». Le principe de cette réponse repose sur la distinction radicale entre l'homme et l'animal, permettant de condamner pour l'homme ce que l'on justifie pour l'animal. Cette réponse, nous ne la devons ni aux cartésiens ni à Kant, mais tout d'abord aux stoïciens, pour lesquels nous n'avons de devoirs que vis-à-vis de ceux qui ont des devoirs envers nous: ainsi, toute société repose sur la réciprocité des droits et des devoirs. Une telle réciprocité existe entre tous les êtres de raison, entre les hommes et les dieux: mais les animaux, qui n'ont aucun devoir envers nous, ne peuvent non plus avoir aucun droit. Le droit moderne est lui aussi fondé sur l'idée d'une réciprocité des droits et des devoirs: mais n'a-t-on vraiment aucun devoir envers des êtres qui ne sont pas placés dans une situation de réciprocité vis-à-vis de nous?

Remarquons tout d'abord que fonder toute l'éthique sur la dignité de la raison (ce que Kant nomme la «personne», et qui est comme une marque de Dieu en nous), conduit non seulement à la cruauté envers les animaux, mais aussi envers les hommes. Certaines formes de torture ont reçu de cette façon une justification «thérapeutique»: on meurtrit le corps pour forcer l'individu à se soumettre à la raison, et on fait violence à l'autre dans l'intérêt de sa propre «personne». La question est finalement de savoir si l'on refuse la torture au nom de la «dignité de la personne humaine», ou tout simplement parce qu'elle fait souffrir. On voit l'enjeu de la question apparemment anodine de nos devoirs envers les animaux: il s'agit de décider si le fondement premier de l'éthique est la dignité de cet être abstrait que l'on nomme «personne» ou («raison»), ou la dignité de la vie et de l'être vivant concret (âme et corps), capable de sensibilité, de souffrance et de joie. Esquissons une réponse personnelle: la solution au problème du fondement de l'éthique n'est pas à chercher dans l'opposition entre l'homme et l'animal, mais dans le fond commun en deçà de leurs différences: le vivant est alors valeur par lui-même, une valeur absolue ou intrinsèque. Reconnaître cela, c'est aussi reconnaître qu'il y a des devoirs unilatéraux, et qui ne se «retournent» pas en droits: nous avons des devoirs envers de notre corps, envers des animaux, et, selon certains, envers Dieu; ces devoirs ne sont pas fondés sur des droits que nous aurions envers ces êtres, et ils ne fondent pas non plus de tels droits.

Les modèles ne sont pas des vérités: c'est le propre de l'idéalisme que de confondre ces deux plans. Les adversaires de Descartes le notaient déjà: Dieu a sans doute pu faire que l'animal ne soit qu'une machine, mais rien n'indique qu'il l'ait effectivement fait. Entre le possible et le réel, entre les constructions de l'esprit et la vérité, il y a un fossé que ni la logique ni la géométrie ne peuvent franchir. Les éthologues (Konrad Lorenz le premier) l'ont redit à leur manière à propos des béhavioristes: le béhavioriste, qui expérimente le vivant dans un laboratoire (c'est-à-dire hors de son milieu naturel), ne voit que ce qu'il suppose (le conditionnement du milieu sur le vivant), et ne peut constater que ses propres modèles. Le mécanisme reste ainsi un modèle qui fonctionne, une sorte de fiction rationnelle efficace dans ses applications techniques: mais la réalité s'épuise-t-elle dans cette déduction scientifique? De fait, ce que la pensée mécaniste risque bien de nous faire oublier, c'est qu'il y a bien d'autres enjeux que la seule domination technique; que la véritable fin de la science est la connaissance du monde et de nous-mêmes (et non la domination du monde et de nous-mêmes); qu'une telle connaissance est nécessairement soumission devant la vérité; enfin, que ce n'est que dans ce sens que la science peut contribuer à fonder, au sens le plus large du terme, une sagesse.»