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La fabuleuse découverte des ruines de Troie
La tâche du biographe d'Heinrich Schliemann (1822-1890) fut longtemps facile. Il se laissait guider par l'autobiographie du savant que son épouse Sophia avait pieusement révisée. Il puisait ses anecdotes dans les confidences émaillant les ouvrages de "l'inventeur" de Troie. Il évoquait le goût du fouilleur de Mycènes pour le vin retsina, sa religion des bains de mer et ses chemises envoyées d'Athènes à Londres pour y être blanchies et repassées. Sans oublier les jupes de Mme Schliemann, ses coliques et sa famille grecque. Quant aux accusations d'escroqueries, de manipulations ou de mythomanie imputées à cette figure controversée, il suffisait de les négliger. Elles émanaient d'esprits malveillants participant à l'éternel complot de l'intelligentsia contre les hommes d'affaires.

Un siècle s'est écoulé depuis la mort de ce marchand, fier de sa réussite d'autodidacte réalisant, malgré l'hostilité de la communauté scientifique, une vocation d'archéologue. La publication de sa correspondance et de ses carnets, leur confrontation avec le témoignage des contemporains soulignent la distance entre la vie de Schliemann et celle qu'il rêvait d'imposer à la postérité. Le compatriote de Schopenhaueur voyait le moi et le monde comme volonté et représentation. Pour son portrait aussi brillant et impénétrable que les masques funéraires de Mycènes, le contemporain de Wagner s'attacha à composer, avec le génie du faussaire, une autre Tétralogie.

Prélude

Une enfance peuplée par les légendes où l'inspiration du romantisme allemand côtoie celle de la mythologie gréco-romaine. Né le 6 janvier 1822 à Neu-Buckow, un petit village du Mecklembourg-Schwerin, Heinrich fera ressurgir les trésors enfouis. A Ankershagen, où son père est pasteur, on raconte que, de l'étang, vers minuit, une jeune femme sort, une coupe d'argent à la main. Non loin, un chevalier-brigand a enterré son fils dans un berceau d'or ; sa fortune est à découvrir. Grâce aux récits paternels, le jeune Schliemann apprend le sort tragique d'Herculanum et de Pompei et leur réapparition miraculeuse. De même, l'enfant connaît tout des exploits des guerriers d'Homère. Il rêve de butin sur une gravure du sac de Troie. A Minna, la fille d'un fermier et la compagne de jeux, Heinrich jure de fouiller l'étang de la coupe d'argent, le repaire du chevalier et les ruines troyennes.

Les années 1830-1850

Dès quatorze ans, le jeune homme est commis dans une épicerie à Fürstenberg. Pendant cette période de formation, le seul grec qu'il entend est celui que déclame, lorsqu'il est ivre, un meunier naguère lycéen. De l'eau-de-vie contre des vers d'Homère ! Schliemann paye pour entendre l'Iliade et se réjouit de cette première bonne affaire. Un accident le contraint à quitter les arrière-boutiques pour le grand large. Embarqué à Hambourg, il ne rejoint pas l'Amérique du Sud, mais fait naufrage sur les côtes hollandaises. Nouveau Candide, il manque de s'engager comme soldat à Amsterdam, puis devient garçon de bureau dans une maison de commerce. Il comprend vite que la circulation des signes gouverne le monde. Ce porteur de lettres saura jongler avec les chiffres et les mots. Exerçant sa mémoire pendant ses courses et occupant ses loisirs à l'apprentissage des langues, il maîtrise en quelques mois l'anglais, le français, le portugais et l'italien. Il se met au russe en employant toujours la même méthode. Elle consiste à lire des textes originaux à haute voix, à les apprendre par coeur, à fuir les exercices de traduction et à écrire de petites compositions. Pour quatre francs par semaine, Schliemann loue les services d'un Juif venu écouter chaque soir ses récits russes, sans les comprendre.

Les années 1850-1870

Cette période scelle la réussite matérielle du marchand. L'argent de la spéculation servira à gagner l'or de la science et de sa gloire, celui de Troie. Schliemann endosse les habits de l'aventurier pour évoluer dans un univers où l'imaginaire se confond avec le vécu. On songe à Cendrars, à L'Or et à Moravagine. En 1851, Schliemann quitte la Russie où il est l'agent commercial d'une firme d'Amsterdam. Il enquête en Californie sur la mort de l'un de ses frères. Échappant à l'incendie de San Francisco, à la fièvre jaune, il amasse plus de 350.000 dollars. Notre chercheur d'or revient dès l'année suivante à Saint-Petersbourg. Il y épouse une femme en vue, Ekaterina Petrovna Lyschin - un mariage malheureux et trois enfants. Trafiquant pour son compte, il fait fortune grâce à l'indigo et à la guerre de Crimée. Riche, Schliemann se juge digne d'apprendre le grec moderne et ancien. Iliade et Odyssée seront en quelques semaines des lectures familières. Notre homme voyage aussi beaucoup, seul : en Europe et au Moyen-Orient en 1858 et 1859 ; en Inde, en Chine, au Japon et en Amérique, de 1864 à 1866. On le retrouve ensuite à Paris, installé dans un hôtel particulier, au 6 de la Place Saint-Michel. Il publie son premier livre La Chine et le Japon au temps présent. Il fréquente la Sorbonne et Renan. Tout en multipliant les opérations immobilières !

Ayant consolidé ses revenus en vue de sa retraite et effectué un nouveau séjour d'affaires en Amérique du Nord et à Cuba, il prépare ses premières recherches archéologiques. Dès 1868, elles le conduiront à Ithaque, dans le Péloponnèse et en Troade. Elles lui vaudront le titre de docteur de l'Université de Rostock. Il avait pour le négociant valeur de reconnaissance intellectuelle.

Les années 1870-1890

En 1870, Schliemann est établi à Athènes. Citoyen américain, il a divorcé, l'année précédente, à Indianapolis de son épouse russe. Il s'est marié, cinq mois plus tard, avec Sophia Kastromenos, une jeune fille de 17 ans, dont le père est marchand d'étoffes. Il a sélectionné cette Athénienne dans un album de photographies préparé par un ami, archevêque de Mantinée. Schliemann, tel Pygmalion, s'attache à former sa créature pour unir la science à la beauté. Guidé par l'amour de Sophia et soutenu par les relations de Frank Calvert, le vice-consul des États-Unis aux Dardanelles, il exhumera les ruines de Troie sur la colline d'Hissarlik.

Là se dérouleront sept campagnes de fouilles, irrégulièrement conduites pendant vingt ans, entre 1870 et 1890. Servi par la chance, aidé par sa fortune, Schliemann recueillit des milliers d'objets. Non sans manifester un intérêt véritablement scientifique - et original à l'époque - pour la stratigraphie et le matériel céramique. Il fut le premier à établir qu'existaient sur le site d'Hissarlik les vestiges superposés de plusieurs établissements successifs. Il publia vite et avec luxe le fruit de ses travaux. Le magnifique atlas d'Ilios, ville et pays des Troyens en témoigne. En voulant démontrer que ces ruines du second millénaire avant J.-C. correspondaient à ce que dit l'Iliade de la guerre de Troie, Schliemann inaugurait enfin une archéologie interrogative - même si le problème posé est aujourd'hui dénué de sens. Homère ne fait pas oeuvre d'historien, mais de poète. Recréant un passé exemplaire et lointain, ses épopées permettaient aux Grecs des IXe et VIIIe siècles avant notre ère de "conquérir leur identité à l'ombre des héros".

En 1873 surgira le "trésor de Priam". Son transfert clandestin à Athènes fera scandale. Pour échapper à un procès, Schliemann transigera avec la justice et le gouvernement turcs. Aux 10.000 francs-or réclamés en dédommagement, il en ajouta 40.000 qu'il offrit au Musée Impérial de Constantinople. Il s'estima quitte et propriétaire des objets. En Angleterre, plusieurs associations savantes l'invitèrent. Il en fut flatté. Reçu par Lord Talbot et en présence de William Gladstone, premier ministre de la Reine Victoria, Schliemann devint, avec sa femme, membre honoraire de la Société royale archéologique de Grande-Bretagne. Alors que Sophia allait mettre au monde Agamemnon, le frère d'Andromaque, née sept ans plus tôt, il exposa en décembre 1877 à Londres son trésor.

La manifestation remporta un grand succès. Schliemann reconnut d'autant moins facilement qu'il s'était trompé sur la datation de ses trouvailles. Loin d'être contemporaines de la date présumée de la chute de la Troie homérique, vers 1250 avant notre ère, elles étaient antérieures d'un bon millénaire. Pragmatique, Schliemann s'attacha les services de l'un de ses détracteurs, Wilhelm Dörpfeld. Il oublia ses propres critiques à l'encontre de celui qui avait exploré Olympie. N'avait-il pas écrit au sujet de la fouille du sanctuaire qu'"enlever une couche après l'autre", c'était "faire tout à l'envers " ? Avant de préciser : Pour ne pas "dépenser un temps et un argent infinis", "on doit aller aussitôt au fond, alors on trouve". Parallèlement à l'aventure troyenne, dès février 1874, Schliemann avait commencé, avec une centaine d'ouvriers et le concours de Sophia, ses recherches dans la citadelle de Mycènes. L'ambition était identique : ressusciter le monde d'Homère en faisant coïncider le texte des épopées, pris comme référence historique, et les vestiges archéologiques.

Deux ans plus tard, quand du cercle funéraire sortiront les premiers masques d'or, Schliemann sera persuadé d'être face à celui d'Agamemnon. Il écrira à Georges Ier, roi de Grèce : "Avec une extrême joie, j'annonce à votre Majesté que j'ai découvert les tombeaux que la tradition, dont Pausanias se fait l'écho, désignait comme les sépulcres d'Agamemnon, de Cassandra, d'Eurymédon et de leurs camarades, tous tués, pendant le repas, par Clytemnestre et son amant Égisthe. (...) J'ai trouvé dans les sépulcres des trésors immenses en fait d'objets archaïques en or pur. Ces trésors suffisent à eux seuls à remplir un grand musée, qui sera le plus merveilleux du monde, et qui pendant les siècles à venir, attirera en Grèce des milliers d'étrangers de tous les pays". Bien que confondant les mythes et les réalités du terrain, Schliemann faisait mieux que de participer à la révélation de chefs-d'oeuvre inédits. Il ouvrait un champ nouveau aux études grecques, celui de la civilisation mycénienne. Avant lui, l'histoire de la Grèce antique commençait, pour ainsi dire, avec la date des premiers Jeux Olympiques en 776 avant notre ère. Elle prenait maintenant son origine au second millénaire.

En 1878, alors qu'il venait de publier un volume sur Mycènes et partait pour Ithaque, Schliemann confia à l'architecte Ernst Ziller le soin de réaliser à Athènes une demeure digne de son nom et de sa réussite. L'Iliou Melathron, la maison d'Ilion, aux mosaïques polychromes et aux murs décorés de fresques à la gloire des chantiers du maître, fut inaugurée deux ans plus tard par un grand bal. Quelques officiels furent choqués par la nudité des statues sur le toit de l'édifice. Moqueur, Schliemann se plut à les habiller de tenues aux couleurs vives. On le pressa de les dévêtir. Il le fit lui-même à la plus grande joie des Athéniens. Puis il repartit à Orchomène en Béotie où d'autres fouilles l'attendaient. Leurs résultats furent moins spectaculaires. Il s'attaqua sans succès aux Thermopyles en 1883, puis à Marathon en 1884. La même année, il commença des prospections à Tyrinthe, en se consolant mal de voir anéanti son projet d'exploration à Cnossos. L'or se dérobait. Schliemann voyagea en Amérique centrale et à Cuba. Il visita l'Égypte. Il y retourna en 1888 avec un ami qui l'avait assisté en Troade, le médecin et homme politique Rudolph Virchow. Un dernier rêve agitait Schliemann : retrouver à Alexandrie, la tombe de son fondateur Alexandre le Grand.

L'intrigue ne s'arrête pas avec la mort solitaire du savant à Naples, le 26 décembre 1890, et la disparition de l'or de Troie, offert au Musée de Berlin, puis emporté dans la tourmente de la Deuxième guerre mondiale. Le trésor a refait surface, l'été dernier. Il brille dans les caves du Musée Pouchkine à Moscou. Ce retour à la réalité se produit quand aboutissent les enquêtes biographiques. Démasqué, le personnage de Schliemann sort de la fiction. La poursuite du rêve d'enfance de fouiller en Grèce est une invention d'adulte. Loin d'incarner un amour fou, celui du professeur et de son élève, Heinrich et Sophia ont médiocrement rejoué au quotidien L'École des femmes. En affaires, Schliemann a trahi ses amis, ruiné ses associés. Pour s'approprier la métope du Soleil, il a trompé son fidèle soutien, Frank Calvert. S'il a rêvé sur l'incendie de Troie et dramatisé celui de sa maison de fouilles, il n'a jamais assisté, malgré ses affirmations, à celui de San Francisco en 1851. A plusieurs dizaines de milles de là, il s'est fabriqué pour son journal intime un récit de témoin oculaire à partir de coupures de presse. Il n'était pas non plus à cette date, comme il l'a prétendu, citoyen américain. Il le fut par intérêt au moment de son divorce, pour lequel il n'hésita pas à produire faux témoignages et lettres truquées. Quant aux inscriptions trouvées dans le jardin de sa demeure athénienne, nombre d'entre elles furent achetées à des collectionneurs.

L'histoire même de la découverte du "trésor de Priam" à la fin mai ou mi-juin 1873 est une imposture. Schliemann a raconté qu'au péril de sa vie - le mur sous lequel il creusait menaçant à tout moment de l'ensevelir - il avait dégagé avec un couteau objets précieux, or et bijoux. Il avait eu auparavant la prudence d'éloigner ses ouvriers en leur accordant un repos supplémentaire. Il avait profité de l'aide de sa chère épouse, toujours prête à envelopper dans son châle et ses jupes le butin pour le mettre à l'abri. Tout cela est faux. La correspondance montre que Sophia fut beaucoup moins présente à Hissarlik que ne l'affirme son mari. Elle ne le fut jamais en 1871. En 1873, dès le 7 mai, elle était partie pour Athènes et y resta tout l'été. Cherchant à brouiller les pistes, Schliemann n'a pas manqué non plus de se contredire dans ses différents rapports. Le passage de son carnet relatif au trésor est daté du 17 juin, à Athènes. Schliemann le falsifia, plus tard, en remplaçant cette indication de lieu par celle de Troie. Divers indices montrent enfin que le " trésor de Priam " est un ensemble hétéroclite, composé de trouvailles faites en plusieurs points du site durant les mois de mars et avril 1873.

L'intérêt du cas Schliemann n'avait pas échappé à Freud. Il se servit de l'image de la superposition des niveaux dans la fouille pour penser la conservation de nos impressions psychiques. Le père de la psychanalyse ne connaissait pas les rêves étonnants que l'archéologue racontait à ses correspondants, ni le récit de ce prétendu voyage à La Mecque où Schliemann, après s'être fait circoncire, se serait fondu dans un groupe de pèlerins musulmans. Mais Freud avait senti que ce bourgeois archéologue, fasciné par l'or et avide de reconnaissance sociale, s'inventant un roman des origines et en quête des origines de la civilisation, cultivant les langues et se délivrant de ses fantasmes par les mots, était une figure emblématique de nos consciences.

Source: http://stimulus.u-bourgogne.fr/...