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Pourquoi on circule mieux quand les voitures roulent moins vite ?
uelle complainte plus commune que celle du conducteur américain éreintant «le crétin de la file de gauche» qui ralentit tout le monde? On a tendance à penser que si nous pouvions tous rouler plus vite —s’il était possible d’abattre les gazelles les plus faibles qui ralentissent le troupeau furieux de nos migrations— les embouteillages pourraient être éradiqués.

Dans nos esprits, vitesse et efficacité sont synonymes. Au Royaume-Uni, le gouvernement tory prône en ce moment l’augmentation de la limitation de vitesse à 130km/h sur certains tronçons d’autoroute, anticipant des retombées immenses en termes de productivité économique et de gain de temps. La vitesse comme panacée! (Et pourtant, toutes les prévisions sont loin d’être aussi optimistes).

Mais voilà, il y a une chose que le conducteur, qui à travers le prisme de son pare-brise a une vue imprenable sur ce qu’il pense être la perspective irrécusable de la vérité concrète de la circulation, ne comprend pas: parfois, pour aller plus vite, il faut ralentir.

C’est le raisonnement qui étaie certains récents essais portant sur le couloir de montagne de l’I-70, un axe vital du Colorado de plus en plus embouteillé. Une fois passé le cap d’un certain nombre de voitures (1.100 véhicules par heure pour chaque sens à la base), des véhicules de patrouille autoroutière, circulant par deux tous feux allumés, font baisser artificiellement la vitesse à 90km/h —sur une autoroute où les voitures et les camions peuvent circuler à 110km/h et 50km/h respectivement— «réglant l’allure» d’une série de pelotons de véhicules sur une section d’autoroute. Adieu les slaloms furieux, les apparitions brusques de chapelets de feux de stop —on se croirait derrière une voiture de sécurité sur un circuit du Nascar.

Voiture contre voiture

Bienvenue dans le programme «rolling speed harmonization [harmonisation graduelle de la vitesse]». Comme on peut le lire dans ce rapport, l’harmonisation de la vitesse «se base sur le fait qu’en encourageant le respect des limitations de vitesse et en réduisant le différentiel de vitesse entre les véhicules, le débit peut être développé au maximum sans augmentation physique de la dimension de la chaussée».

Ce concept joue en partie sur l’une des vérités de base de l’ingénierie de la circulation: les grands différentiels de vitesse sont dangereux. C’est ce qui est énoncé dans le «Livre Vert», la bible de l’American Association of Surface Highway Transportation Officials. «Les accidents ne sont pas tant liés à la vitesse qu’aux écarts de vitesse, de la plus rapide à la plus réduite, expose l'ouvrage. Les études montrent que, quelle que soit la vitesse moyenne sur l’autoroute, plus un véhicule s’en éloigne plus il court de risques d’avoir un accident.»

Cette constatation déclenche chez le «conducteur moyen» une réponse-réflexe qui rappelle ce qui est évoqué dans le premier paragraphe: vous voyez bien, il suffit de faire rouler tout le monde très vite et la route sera plus sûre! Cette interprétation pose un certain nombre de problèmes, mais prenons celui qui concerne le plus l’I-70: lorsqu’il y a une longue file de véhicules qui ont dû s’arrêter brusquement (dont la vitesse est à zéro), plus les voitures circulant derrière vont vite, plus le différentiel est important, et plus le risque d’accident est élevé.

Le couloir de montagne de l’I-70 est un tronçon d’autoroute plutôt inhabituel. Comme le souligne Ken Wissel, ingénieur des transports chez Stantec, l’entreprise de Denver qui a supervisé le projet, l’I-70 compte deux des plus hauts sommets de tout le système autoroutier de l’Interstate à 40 km de distance. Elle possède quatre grandes côtes, un tunnel de plus de trois kilomètres qui plonge sous le Continental Divide [ligne de partage des eaux], une descente terrifiante équipée de l’une des rampes de secours pour camions les plus utilisées du pays, et plusieurs rétrécissements où les usagers doivent se débrouiller pour passer de trois à deux voies avant l’entrée dans les tunnels. Pour compliquer encore un peu le tableau, il y a de la neige, beaucoup de neige («On en a eu 15 mètres l’année dernière», rapporte Wissel); et du trafic, beaucoup de trafic. «Nous nous sommes retrouvés avec des embouteillages vraiment très longs», déplore Wissel. Des bouchons atteignant 45 km de long ont été signalés.

Cette situation empire le week-end pendant la saison de ski. «Quand on passe devant le Denver International Airport et qu’on jette un ½il au parking des voitures de location, on constate qu’il ne reste pratiquement qu’un SUV ou un cross-over 4X4», expose Wissel. «Beaucoup de conducteurs inexpérimentés viennent ici pour les vacances.» C’est la «malédiction du SUV», poursuit-il:

«Ils ont une traction améliorée en côte, au point qu’ils ne se rendent pas complètement compte de la dangerosité de la route. Nous avons beaucoup de pertes de contrôle et de conducteurs qui heurtent le terre-plein central.»

C’est là qu’entrent en jeu les opérations «Icy Falcon» et «Snow Tortoise». C’est le jargon utilisé par le Colorado Department of Transportation (CDOT) pour un programme introduit il y a plusieurs années, et qui utilise des voitures de patrouille d’autoroute pour régler l’allure des véhicules en cas de mauvais temps, à la fois pour éviter les carambolages en chaîne quand il y a un accident et pour éviter les accidents tout court (la patrouille de l'Etat du Colorado prétend avoir réduit les accidents de moitié). L’impulsion de départ de ce programme était la sécurité, mais l’opération Snow Tortoise a aussi atténué les embouteillages: pas d’accident, donc pas de bouchon.

Comme le riz dans l'entonnoir

Le programme «a donné de si bons résultats, se réjouit Wissel, que nous nous sommes dit: “Mais pourquoi ne pas faire cela plus souvent?”» Il a donc été testé deux fois sur un tronçon de l’I-70 dégagé et sec. Il n’y a pas eu d’accident, et le CDOT laisse entendre (bien que les chiffres soient encore en cours d’analyse) que le débit —le nombre de véhicules circulant sur un tronçon donné d’autoroute à un moment donné— s’est amélioré pendant l’expérience.

Les zones de réduction du nombre de voies sont une des clés de cette réussite. À l’entrée de l’Eisenhower Tunnel, note la CDOT, chaque minute de bouchon se traduit par huit minutes de reprise de la circulation normale. C’est une autre loi de la route: il faut bien plus longtemps pour sortir d’un embouteillage que pour y entrer. Plutôt que d’arriver à toute vitesse sur un bouchon à l’entrée d’un tunnel, les voitures approchent plus doucement; alors même que leur vitesse est temporairement réduite, le système fait circuler les voitures plus vite. C’est le célèbre effet du riz dans l'entonnoir popularisé par Doug MacDonald, ancien commissaire au transport de Washington: plus vous versez le riz doucement, plus il coule vite dans le goulot.

Le programme du Colorado est une application de ce que l’on appelle la «gestion active du trafic». Plutôt que d’imposer des limitations de vitesse fixes et des infrastructures statiques et de laisser les conducteurs se débrouiller (une approche plus passive), il s’agit d’adapter la circulation de façon algorithmique en se basant sur les changements de situation —faire ralentir automatiquement les véhicules avant une zone de travaux, ouvrir une voie sur l’accotement quand les pics d’embouteillages sont atteints. Une multitude d'études européennes montrent que des technologies comme les «limitations de vitesse variables», qui génèrent des vitesses adaptées aux conditions du trafic, peuvent, employées à bon escient, contribuer à réduire le nombre d’accidents et même améliorer le débit des autoroutes (même lorsque la vitesse moyenne est réduite).

Mais pour le conducteur, il peut être difficile d’apprécier à sa juste valeur la beauté subtile de l’optimalité du système. «Je me suis vraiment retrouvé coincé dedans dimanche, se plaint en ligne un internaute sur le site du Denver Post. Je dois dire que ça n’a eu aucun autre effet que de bloquer/entasser les voitures.»

Effet secondaire découlant naturellement du but recherché: réduire «l’espace entre les véhicules». Les ingénieurs de la circulation savent, par exemple, qu’en une heure, si les voitures roulent à 90km/h sur un tronçon d’autoroute donné, il en passera plus que si elles roulent à 140km/h. Un autre internaute a laissé sa version d’une rengaine bien connue:

«Débarrassez-vous des crétins qui roulent trop doucement et vous pourrez abréger la traversée du tunnel.»

Cela impliquerait sans doute de supprimer la circulation des camions du réseau autoroutier, car ils ont bien du mal à s’adapter à l’augmentation de vitesse. Ce qui ne pose aucun problème si vous n’êtes pas habité par cette folle envie de vivre dans une civilisation qui fonctionne, par exemple.

Et moins un conducteur apprécie ces dynamiques plus globales, moins il est susceptible de tenir compte des nouvelles limitations de vitesse s’il n’y est pas contraint par une voiture pilote.

Un rapport déplore franchement que «modifier le comportement des conducteurs est reconnu comme la plus grande difficulté du système de VSL (variable speed limit, limitation de vitesse variable)». Dans un programme très vanté concernant la Capital Beltway, le Virginia Department of Transportation a dévoilé un programme de VSL en amont d’une série de réductions de voies quasi-permanentes dans le cadre des travaux du Woodrow Wilson Bridge.

Mais comme me l’a confié Michael Fontaine, scientifique et chercheur au Virginia Center for Transportation Innovation, «les résultats n’ont généralement pas montré d’amélioration significative des flux». Ce qui s’explique en partie par le fait que les conducteurs ne modifient que rarement leur vitesse, en réalité.

De l'utilité des radars

Fontaine note plusieurs problèmes: la mise en application n’était qu’épisodique, les murets de sécurité le long de la voie ne laissaient que peu d’espace aux véhicules de sécurité qui ne pouvaient pas se garer et les panneaux d’affichage portables étaient souvent difficiles à voir.

Comme le conclut un rapport de la VDOT, «l’éducation au système de VSL devrait être complétée par une mise en application rigoureuse afin que les mesures de limitation de vitesse soient respectées au maximum. Faute de mise en application correcte et d’implication de la police, les automobilistes n’obéiront probablement pas aux panneaux indiquant la réduction de la vitesse autorisée en approchant de la zone de travaux, ce qui empêchera toute harmonisation de la vitesse».

En Europe, la mise en application est généralement assurée par des radars automatiques et autres technologies du même tonneau. Comme le note Wissel, «ça ne va pas très bien se vendre par ici». Si en Europe les radars sont assez courants, à défaut d’être aimés, ils n’ont pas réussi à s’imposer aux États-Unis, tout particulièrement en ces temps d’opposition à toute régulation.

Nous autres Américains savourons notre liberté —même s’il s’agit de la liberté de nous jeter dans un embouteillage que nous contribuons à aggraver de notre seule présence. Mais à présent que l’ère des constructions d’autoroute est quasiment révolue, et que les volumes de circulation augmentent, nous allons probablement avoir davantage de gestion active du trafic, pas moins. Alors que les zones urbaines tentaculaires sont au bord de la paralysie, la leçon devient tout à fait claire: la circulation automobile est une chose bien trop importante pour la confier aux conducteurs.

Source: http://www.slate.fr/...