La domination sans partage du libéralisme, la contamination de ce qui fut une gauche dite socialiste par cette idéologie proliférant comme une tumeur maligne dans le moindre recoin de la société civile, de la psyché de notre société, de l’âme du plus modeste des citoyens, cette domination, donc, a généré un nouveau mode d’exploitation : un mode micrologique.
Le fascisme casqué, armé, botté a fait son temps en Occident. La domination politique s’effectue plus subtilement avec des instruments plus fins et des acteurs moins repérables.
La disparition du fascisme macrologique centralisé et bureaucratique, administratif et étatique, a laissé place à des microfascismes décentralisés et rhizomiques, intersubjectifs et disséminés. Le pouvoir n’est plus dans un lieu spécifique comme l’ont cru les marxistes, il est partout. Dès lors le fascisme n’est plus ici ou là, en des lieux facilement identifiables, mais partout, dans des situations éphémères, provisoires.
Ce nouvel état des lieux contraint à modifier la stratégie politique : le marxisme a montré ses limites dans les grandes largeurs. Le communisme pour demain a surtout prouvé la dictature pour aujourd’hui – et cet aujourd’hui a duré longtemps à l’Est… Le laminage des autres socialismes par le socialisme marxiste a fait long feu. Il s’agit non pas de rompre avec l’idée socialiste mais avec sa seule formule marxiste – ou communiste autoritaire. D’où la nécessité d’aller regarder du côté du socialisme qu’on a dit utopique.
Je distingue le capitalisme du libéralisme et désespère qu’on confonde souvent les deux termes : le capitalisme est un mode de production des richesses dans lequel la rareté constitue la valeur et le libéralisme un mode de redistribution des richesses dans lequel le marché libre fait la loi. Le capitalisme est aussi vieux que le monde et durera autant que lui : nous ne sommes pas tenus de souscrire à la seule définition marxiste qui confine le mot et la chose dans une fourchette historique avec date de naissance dans la période industrielle et date de décès prévue le jour de la révolution prolétarienne…
En revanche, ce capitalisme se coefficiente : le capitalisme néolithique n’est pas le capitalisme financier, qui n’est pas le capitaliste antique des gréco-romains ni sa formule médiévale, encore moins celui qu’on prend souvent pour le seul, le capitalisme industriel. Le problème est donc moins dans le substantif que dans son épithète : capitalisme, certes, mais quel capitalisme ? Capitalisme libéral, non merci.
Proudhon avait prévu cette aventure et proposait non pas une abolition de toute propriété mais celle de ce qu’il nommait l’« aubaine », autrement dit le bénéfice fait par un propriétaire sur la spoliation d’une force de travail qui n’était pas prise en considération et rémunérée dans le salaire. Le fédéralisme, le mutalisme, l’association et autres formes de contrats synallagmatiques volontaires proposés par Proudhon constituent une solution viable pour répondre ici et maintenant, en dehors de toute considération politique millénariste, iréniste, utopiste, apocalyptique.
Un capitalisme libertaire est donc possible. Il suffit qu’on pense de façon dialectique en effectuant un droit d’inventaire sur la belle tradition anarchiste européenne. Ce qui a été pensé par les grands ancêtres afin de répondre aux problèmes posés par le XIXe siècle ne saurait fonctionner sans une réactivation de cette pensée antiautoritaire, immanente, contractuelle et pragmatique qu’est le socialisme libertaire.
Le post-anarchisme nomme aujourd’hui la pensée libertaire qui, ayant pris en considération les leçons du XIXe siècle, effectue un droit d’inventaire et propose une politique pragmatique, concrète, immanente et praticable ici et maintenant.
La politique que je propose suppose ce que je nomme le principe de Gulliver : chacun connaît l’histoire de Swift qui montre comment un géant peut être entravé par des lilliputiens si, et seulement si, le lien d’une seule de ces petites créatures se trouve associé à une multiplicité d’autres attaches. L’histoire de Gulliver illustre à ravir la leçon de La Boétie : « Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà libres. » La domination n’existe que par le consentement de ceux qui ne la refusent pas. Si l’on refuse l’assujettissement, et que l’on est assez nombreux pour cela (leçon de l’association d’égoïstes de Stirner…), alors ce pouvoir s’effondre de lui-même, car il ne tient sa force que de notre faiblesse, il n’a de pouvoir que de notre soumission.
Concrètement, il s’agit, d’une part, de ne pas créer les microfascismes que définissent des assujettissements, des dominations, des sujétions, des dépendances, des servitudes, des pouvoirs, d’autre part, de ne pas y consentir. Car la logique domination/servitude n’existe que par la volonté de ceux qui dominent et par l’absence de détermination de ceux qui subissent cet empire. Chaque microfascisme doit être désintégré par une microrésistance.
La révolution n’est donc pas affaire idéale, destinée à produire ses effets demain et permettant aujourd’hui les pires exactions de la part de ces prétendus révolutionnaires animés la plupart du temps par le ressentiment doublé d’une forte passion pour la pulsion de mort, mais possibilité hic et nunc. Cette perspective de révolution concrète libertaire, non autoritaire, opposée au sang et aux armes, à la violence et à la terreur, présente également l’avantage de mettre le prétendu révolutionnaire au pied du mur : il n’a pas le prétexte de la négativité hégélienne pour justifier l’injustifiable dans l’instant au prétexte qu’il prépare le bonheur de demain – qui n’arrive jamais…
Dans l’ordre des choses d’un socialisme libertaire actionné selon la mécanique des microrésistances concrètes, on voit alors le féministe sur le papier, l’antiraciste sous les calicots, l’écologiste des banderoles, l’antifasciste au mégaphone, le révolutionnaire au slogan, tenus d’être féministe dans sa relation amoureuse, antiraciste au quotidien, écologiste dans ses habitudes, ses comportements, ses faits et gestes, antifasciste dans toutes ses relations intersubjectives – avec ses enfants, ses proches, sa famille, ses voisins, ses collègues de travail, ses voisins de table, de transport en commun, ses congénères dans la rue et toute autre situation concrète…
La perspective du « devenir révolutionnaire des individus » – pour citer Gilles Deleuze – trouve ici sa vérité. En politique, l’hédonisme se résume à la vieille proposition utilitariste des Lumières : il faut vouloir le plus grand bonheur du plus grand nombre. Non pas demain, trop facile, trop simple, trop confortable, mais ici et maintenant, tout de suite. Cet impératif présente l’avantage de permettre un tri redoutable dans la masse des rhéteurs. à cette aune, nombre de héros révolutionnaires de papier fondent comme neige au soleil… Restent les subjectivités dignes de considération.
Michel Onfray