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Soyez vaches, Nietzsche, une vie philosophique
Nietzsche a philosophé au marteau dans le magasin de porcelaine de la philosophie occidentale. Malgré le champ de ruines, il existe toujours des dévots de cette philosophie dominante pour laquelle l'idée, le concept, l'abstraction comptent plus que la chair du monde. La philosophie institutionnelle pense moins le monde que les pensées du monde, elle a moins le goût du réel que la passion des archives qui le racontent. D'où la religion du texte sans contexte dans laquelle communient la plupart de ceux qui évoluent dans le petit monde philosophique.

On connaît les thématiques nietzschéennes : la mort de Dieu, le nihilisme européen, l'inversion des valeurs, l'éternel retour, le surhomme, mais elles constituent plutôt la dernière pensée de Nietzsche. Car il y eut aussi, mais on en parle moins, le jeune Nietzsche qui propose de sauver l'Europe décadente par le drame musical wagnérien. La naissance de la tragédie formule en effet une politique esthétique, sinon une esthétique politique, afin d'aristocratiser les foules pour produire un grand peuple européen. Un autre Nietzsche prend la suite, l'auteur voltairien de "Humain, trop humain", qui brosse le portrait de l'"esprit libre", une figure issue d'Epicure et de son goût pour l'absence de trouble. Le Nietzsche méditerranéen laisse place au Nietzsche germanique avant le Nietzsche dont la patrie sera le cosmos avec le surhomme en figure emblématique.

Contradictions ! disent les fâcheux. Mais y a-t-il contradiction entre le gland et le chêne qui en procède ? Goethe défendait une théorie de l'évolution des plantes qui rend bien compte de ces métamorphoses d'une même force en ramifications diverses et multiples, toutes nourries par une même sève. Si Nietzsche fit la théorie d'une dialectique poïétique qui annonçait la métamorphose du chameau en lion et du lion en enfant, c'était bien pour signaler que, dans une vie, il y a un temps pour porter les fardeaux de l'idéal ascétique, un autre pour la création de soi comme liberté et un dernier pour l'innocence du devenir. Ce trajet autobiographique correspond au temps wagnérien, au temps épicurien et au temps nietzschéen du philosophe.

Sous le signe du chameau.

Nietzsche naît le 15 octobre 1844 à Röcken, en Allemagne. Ses premières années sont placées sous le signe d'une première malédiction : celle de la mort. Quatre ans après sa naissance, il assiste aux premiers signes de la déchéance physique et psychique de son père, un pasteur luthérien très apprécié, qui se meurt d'un ramollissement cérébral. L'enfant constate le détail de l'évolution de la maladie. Les symptômes de son père seront ensuite les siens toute son existence : ophtalmies, cécité, migraines, douleurs, nausées, vomissements. Puis il assiste à l'agonie du père qui meurt. Il a 5 ans. L'année suivante, Nietzsche fait un rêve prémonitoire : le spectre de son père sort de son tombeau, vient chercher son petit frère et l'emporte avec lui dans son sépulcre. Le lendemain, l'enfant meurt... Nietzsche va vivre avec des femmes : sa mère, sa grand-mère, ses deux tantes, sa soeur. A 10 ans, il souffre des yeux et de migraines - pas question alors de syphilis...

Il voulait devenir musicien, sa mère l'en a empêché, elle le voulait pasteur comme son père. Nietzsche obéit, mais compose depuis l'âge de 10 ans. Il renonce à la théologie pour la philologie, mais ne fera jamais d'études de philosophie... Son entrée dans le monde des idées s'effectue sur le mode du coup de foudre : fin octobre 1865, il achète "Le monde comme volonté et comme représentation", de Schopenhauer, et le lit dans un grand état d'exaltation. L'ouvrage joue un rôle majeur dans son devenir : Schopenhauer y développe une théorie du déterminisme absolu. Il existe une force qu'il nomme le vouloir-vivre à laquelle se résume tout ce qui est. Nous sommes soumis à cette puissance qui interdit le libre-arbitre.

Le pessimisme du philosophe coïncide avec ce qu'il nomme son idiosyncrasie, autrement dit sa biologie, son tempérament, son caractère, sa physiologie. Schopenhauer pense que la vie oscille comme un pendule entre l'ennui et la souffrance et propose une solution pour échapper à la tyrannie du vouloir-vivre : arrêter ce mouvement. Comment ? Par la pratique d'une morale de la pitié, la contemplation esthétique ou la négation du vouloir-vivre : nous sommes tous embarqués sur le même bateau qui nous conduit vers le néant, tâchons donc d'exercer la pitié à l'endroit de tout ce qui est vivant ; la contemplation du vouloir-vivre dans les reflets offerts par les beaux-arts en général, et la musique en particulier, suspend aussi l'oscillation ; le refus de la sexualité, de la procréation, d'assurer une descendance mène tout droit au nirvana visé par le sage. La figure du sage qui pratique cette philosophie ravit Nietzsche, pour qui le professeur de philosophie n'est pas un philosophe. Contre Hegel et les siens qui vivent de la philosophie et non pour la philosophie, Nietzsche célèbre la vie philosophique. Il s'évertuera à construire toute son existence dans ce sens.

Chameau, Nietzsche porte Schopenhauer comme il porte Wagner. Jeune philologue passionné de musique, Nietzsche aime les oeuvres du compositeur célèbre, il le fait savoir, Wagner l'apprend, souhaite le rencontrer. Coup de foudre mutuel. En trois années, Nietzsche effectue vingt-trois visites au domicile du compositeur. Nietzsche considère qu'avoir gagné la guerre de 1870 sur le terrain militaire équivaut à l'avoir perdue sur le terrain des idées. Etre vainqueur crée des devoirs. D'où "La naissance de la tragédie", ouvrage dans lequel le philologue convoque les tragiques grecs pour faire de Wagner un descendant de ces figures de la grandeur esthétique. Les marxistes d'avant-hier et d'aujourd'hui voient dans ce livre une réaction du philosophe antimarxiste qui souscrirait aux thèses des aristocrates déchus - aristocratiser le peuple n'a jamais été au programme de la noblesse, mais passons...

Bayreuth, qui devait être un lieu de renaissance, est devenu le rendez-vous de la bourgeoisie, de l'aristocratie, des têtes couronnées, des banquiers. L'utopie philosophique d'une renaissance par le drame musical a accouché d'une surprise-partie mondaine. Nietzsche fuit l'endroit, somatise, se fâche, quitte Wagner - et Schopenhauer par la même occasion... Le philosophe n'aura de cesse de fustiger l'idéal ascétique, le pessimisme, le mépris de la vie, la haine des désirs, des passions, des pulsions, de la chair, du corps, ces idéaux du philosophe et du musicien. Parsifal montre que, schopenhauérien, néobouddhiste et végétarien, Richard Wagner est désormais acquis aux thèses chrétiennes - le Graal est plein et la fâcherie consommée. Plus tard, Nietzsche écrira "Nietzsche contre Wagner" pour livrer au public les détails de son ressentiment - livre assez peu nietzschéen, donc...

Sous le signe du lion.

Le moment du chameau fut donc celui de l'agenouillement devant les idoles Schopenhauer et Wagner. Il fut placé sous le signe d'une première malédiction : celle de la mort du père et du frère. Le moment du lion sera celui de la création de valeurs, mais il s'inscrit une fois de plus sous le signe d'une malédiction : celle de la maladie. Certes, il y eut une syphilis contractée très tôt dans un bordel de Leipzig, probablement à l'époque estudiantine. Mais il y eut aussi une prédisposition génétique, avec un oncle hospitalisé pour des problèmes psychiatriques. Le spectacle tragique de l'agonie et de la mort de son père le conduit à éprouver les mêmes symptômes que son géniteur tant qu'il est sain d'esprit : en effet, dès qu'il sombre dans la folie, en janvier 1889, les migraines, les nausées, les ophtalmies, les vomissements qui envahissent les correspondances disparaissent jusqu'à sa mort en août 1900 - autrement dit, pendant près de dix années, Nietzsche ignore les pathologies qui lui auront gâché toute sa vie...

Nietzsche entame donc ce moment de son existence dans la souffrance. Après avoir démissionné de son poste de professeur de philologie, il entame une vie d'apatride et d'errance dans l'Europe entière. Son nom reste associé à des lieux sublimes et mythiques : Portofino, Rapallo, Sils-Maria, Eze, Silvaplana, Sorrente, mais aussi Venise, Gênes et Messine. Il veut se laver de l'Allemagne, des brumes nordiques, de la mythologie germanique au contact du soleil, de la lumière, de la Méditerranée - de Dionysos. Il confesse alors une "idylle héroïque" avec Epicure et disserte sur le caractère intempestif du philosophe grec : il existe mille et une façons d'être épicurien, et chaque époque permet une variation sur ce thème. Nietzsche veut alors un "Gai savoir", titre de son livre majeur.

La préface de cet ouvrage comporte une idée révolutionnaire toujours refusée par la philosophie institutionnelle : Nietzsche écrit en effet que toute philosophie est confession autobiographique d'un corps. Cette affirmation pulvérise des siècles de philosophie idéaliste. L'idéaliste oppose le corps et l'âme. Il privilégie la prétendue immatérialité de l'esprit et dévalorise la matérialité de la chair. Dans sa vision des choses, l'idée existe en soi, elle n'a pas besoin du monde pour être. Elle se saisit par la grâce de cet instrument immatériel à cause d'une parenté ontologique : puisqu'elle est de la même immatérialité que l'idée, l'âme peut commercer avec elle.

Nietzsche récuse cette tradition qui domine de Platon à Schopenhauer via Kant et Descartes. Pour autant, il n'est pas matérialiste et considère les atomes avec une même désaffection. Il tourne le dos à l'idée et à la matière, à l'idéalisme et au matérialisme : pour lui, il n'existe qu'une seule réalité, la volonté de puissance, une notion qui devient centrale avec "Ainsi parlait Zarathoustra". Cette volonté de puissance n'est pas aspiration au pouvoir sur autrui, un contresens catastrophique, mais principe du vivant dans la vie, car la volonté de puissance est là où est la vie.

Dans "Le gai savoir", Nietzsche fait d'Epicure un grand maître de sagesse existentielle. Comme lui, il philosophe avec un corps malade. La lecture de la correspondance du philosophe allemand sidère de tant de souffrances... Mais il aime regarder les paysages méditerranéens, se composer des repas d'une extrême frugalité, marcher dans la campagne de longues heures, méditer, réfléchir, lire de bons livres, peu, mais en profondeur. Il vit en solitaire, mais n'aspire qu'à une chose : la réédification d'un jardin d'Epicure qui serait comme un cloître pour les esprits libres. Il visite des endroits qui pourraient accueillir cette communauté d'amis qui serait aussi une école d'éducateurs, un lieu dans lequel se concevraient et se vivraient de nouvelles possibilités d'existence.

A cette époque, Paul Rée et Lou Salomé prennent la place de Schopenhauer et Wagner dans le coeur du philosophe : le premier écrit sur l'origine des sentiments moraux, la seconde est une belle jeune Russe intellectuelle dont Nietzsche tombe amoureux... Le philosophe demande à Rée d'avouer son amour pour Lou - mais Rée lui aussi est tombé sous le charme... Comme il le fait régulièrement avec les femmes pour lesquelles il a un coup de foudre, Nietzsche propose un mariage à l'essai - refusé par Lou. Cette amitié triangulaire débouchera sur une fâcherie, et quelques lettres de Nietzsche contre Lou auraient gagné à ne jamais avoir été écrites.

Cette rupture met en péril l'équilibre psychique de Nietzsche. Elle occasionne de nouveaux troubles, une récurrence des habituels symptômes : migraines qui le clouent au lit pendant une semaine, nausées interminables, vomissements trois jours durant, symptômes dépressifs... Nouvelle métamorphose intellectuelle. Le corps hyperesthésique de Nietzsche est tendu par la souffrance, la maladie, l'extrême frugalité, l'abstinence sexuelle. A cette époque, il consomme beaucoup de médicaments pour calmer ses douleurs : opium, hydrate de chloral... En août 1881, comme un arc chamanique bandé à son maximum, Nietzsche a la révélation de l'éternel retour à Silvaplana, près du lac de Sils-Maria, puis celle du surhomme sur un chemin dominant Portofino...

La notion d'éternel retour est souvent mal comprise si l'on prend en considération des notes, des écrits posthumes écartés par le philosophe, voire des pages entières de "La volonté de puissance", un livre qui n'est pas de Nietzsche mais qui est un faux fabriqué par sa soeur antisémite, nationale-socialiste, amie de Mussolini et de Hitler. Pour faire de son frère un précurseur des fascismes européens en général et du nazisme en particulier, elle récrit des textes, supprime des mots, en ajoute d'autres, falsifie des correspondances qu'elle recopie après avoir supprimé les passages qui empêcheraient la récupération à laquelle elle oeuvrait. Une vingtaine de textes publiés dans ce faux sont par exemple de Tolstoï...

Nietzsche a beaucoup lu pour tâcher de fonder scientifiquement son intuition philosophique. Certaines de ses notes de lecture, dont des citations, sont publiées telles quelles dans "La volonté de puissance". Si l'on considère cette prose infâme comme de la main de Nietzsche, en effet, on peut en faire un penseur antisémite, belliciste, nationaliste, brutal, préfasciste ! De même, sur la question de l'éternel retour, on pourra faussement croire qu'il est réitération de l'Autre (comme Deleuze) alors qu'il est stricte répétition du Même. L'idée que ce qui a lieu a déjà eu lieu dans les mêmes formes et dans le détail et que cet avènement aura lieu à nouveau dans une exacte duplication induit des conséquences philosophiques pour l'avènement du surhomme. Car ce dernier définit celui qui sait cette vérité tragique de la répétition à l'identique de ce qui est, celui qui la veut parce qu'il sait qu'il faut vouloir le vouloir qui nous veut et, mieux encore, celui qui l'aime et accède par cet acquiescement à la joie, à la béatitude qui est la fin de toute la sagesse existentielle selon Zarathoustra-Nietzsche. Ces concepts nourrissent une troisième métamorphose.

Sous le signe de l'enfant.

Le chameau portait de vieilles idoles schopenhauériennes et wagnériennes, le lion créait de nouvelles valeurs néo-épicuriennes, l'enfant va connaître une sérénité sans pareille : il entre dans le monde avec la fraîcheur ontologique nécessaire à la construction d'une nouvelle philosophie. Nietzsche donne forme existentielle à ses intuitions philosophiques : mort de Dieu, nihilisme européen, éternel retour, surhomme, transvaluation des valeurs - voilà de quoi bâtir un monde philosophique à partir duquel, croit-il du moins, s'établira un jour un nouveau comput. Comme on a compté des siècles à partir de Jésus-Christ, le Nietzsche d'"Ecce homo" annonce qu'un jour on fera de même avec lui : avant F. N. et après F. N.

Précisons les pensées majeures de Nietzsche. La mort de Dieu : Nietzsche l'annonce : il est mort, il nous faut désormais penser et vivre sans lui ou n'importe quoi qui lui ressemble. Dès lors, contentons-nous du monde donné et récusons les arrière-mondes, ces fictions avec lesquelles le judéo-christianisme nourrit sa morale de la haine du corps, des désirs, des pulsions, des instincts, des passions, de la sexualité, en un mot : de la vie. Il n'y a pas de vie après la mort, donc ni enfer ni paradis.

Le nihilisme européen : la mort de Dieu s'accompagne de la mort du sens qui découlait de lui. L'époque célèbre les petites santés, le ressentiment, la faiblesse ontologique, les vertus qui rapetissent. Elle jouit du pessimisme, du décadentisme, elle célèbre l'épuisement, la fatigue, la maladie, elle s'enivre, ne veut pas voir la réalité, s'engouffre dans des aventures politiques de mort. L'hédonisme triomphe en souverain bien, preuve de cette pathologie de civilisation. Puisque Dieu est mort, tout se vaut, tout est permis, tout est possible - ce qui ne veut pas dire que tout est souhaitable.

L'éternel retour : vérité ontologique selon Nietzsche. On ne doit pas lire le temps à la façon des chrétiens qui le pensent comme une flèche avec un passé, un présent et un futur et une impossibilité pour ce qui a eu lieu d'avoir lieu à nouveau. Hier, aujourd'hui, demain sont des catégories inadéquates pour penser le monde. Le temps n'est pas linéaire mais cyclique. Ce qui a lieu à l'instant où l'on parle, le chant d'un oiseau, l'aboiement d'un chien, l'araignée qui tisse sa toile, tout cela se répétera dans le détail. Il n'y aura pas un oiseau qui chantera à nouveau un chant, mais cet oiseau qui chante a déjà chanté ce chant et rechantera éternellement ce même chant. Pour Nietzsche, on n'échappe pas à cette éternelle réitération - dès lors, Deleuze a tort de croire qu'il nous suffirait de vouloir pour sélectionner dans et par le vouloir ce qui se répéterait. Ce nietzschéo-gauchisme proposait en son temps de créer des intensités de vie susceptibles d'infléchir le cours du temps. Lecture judéo-chrétienne qui réinjecte le libre-arbitre dans une ontologie totalement fatale...

Le surhomme : il n'est pas du tout susceptible d'une lecture sociologique ou politique, contresens majeur... Il s'agit d'un concept ontologique : connaître la volonté de puissance, la vouloir, l'aimer et jouir de cet amour que Nietzsche nomme l'amor fati, l'amour de son destin - voilà ce qui définit le surhomme, qui peut être une surfemme, bien sûr... Le surhomme dit un grand oui à l'existence, à tout de la vie, puisqu'il n'y a pas d'autre choix. Il ne dit pas oui au bien et non au mal, oui à la jubilation et non à la souffrance, car il ne dispose pas de la possibilité de ne pas vouloir ce qui advient. Dès lors, il faut dire oui à la vie et à la mort. Le surhomme souscrit aux valeurs dionysiennes : la vie, l'amour, la sexualité, la joie, le rire, la danse, la jubilation, le chant, le vin, mais aussi au reste, la cruauté, la brutalité, la sauvagerie consubstantielles à la vie. Dire non à ce qui ne peut pas ne pas être est sottise. La fatalité fait la loi, le surhomme veut et aime cette loi.

La transvaluation des valeurs : la mort de Dieu et le nihilisme européen invitent à penser et vivre le monde sans Dieu - sans dieux. Les valeurs judéo-chrétiennes célèbrent la mort : idéal ascétique, chasteté, continence, tempérance. Le christianisme invite à imiter un ange sans sexe, Jésus, un cadavre supplicié, le Christ et, pour les femmes, une Vierge qui enfante, Marie. Ces prescriptions ne peuvent que générer frustrations et insatisfactions. La morale des esclaves négateurs de la vie qui, ligués, ont vaincu les maîtres amoureux de vie est morale de vengeance contre la santé, éthique de ressentiment contre ce qui veut la vie. L'inversion des valeurs suppose qu'on veuille la vie qui nous veut. Ce vouloir du vouloir conduit dans la clairière ontologique de la joie, de la béatitude.

Par sa subtilité et sa complexité, cette philosophie de la fatalité radicale exigeait un lecteur redoutable de sagacité et d'intelligence. Nietzsche n'a pas sous-titré par hasard "Ainsi parlait Zarathoustra" "Un livre pour tous et pour personne"..."Pour tous" parce qu'il le destinait à chacun, mais "pour personne" parce qu'il se savait posthume et imaginait qu'il faudrait au moins un siècle pour le comprendre. Ce siècle écoulé, ce livre pour tous est devenu un livre pour quelques-uns.

Mais ces cent années montrent combien le registre nietzschéen poétique, aphoristique, fragmentaire, lyrique, ne facilite pas la tâche : il faut un oeil d'artiste pour lire la pensée de ce philosophe-artiste. Or sa soeur était la pire aveugle. Cette volonté de puissance fabriquée par ses soins pour présenter un Nietzsche préfasciste et prénazi a fait beaucoup de mal : cette version nazie a produit des émules chez les nazis, comme Alfred Rosenberg, les marxistes comme Lukacs et les siens, les tenants de l'"individualisme démocratique" comme Alain Renaut, Luc Ferry, André Comte-Sponville et quelques autres qui publièrent "Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens" en 1991.

Les professionnels de la philosophie qui citent encore "La volonté de puissance" pour étayer leurs thèses antinietzschéennes sont impardonnables de ne pas avoir lu ""La volonté de puissance" n'existe pas" (Eclat), de Massimo Montinari. Ce livre magistral interdit définitivement qu'on puisse encore associer le nom de Nietzsche aux fascismes du XXe siècle. A l'évidence, on peut ne pas aimer Nietzsche, mais pas en sollicitant les thèses nazies d'Elisabeth Förster-Nietzsche ! Nietzsche se mérite, il exige une longue patience - une vertu passée de mode. Il souhaitait un lecteur pourvu d'un seul talent : celui des vaches qui ruminent. Pour comprendre Nietzsche, soyez vaches...

Michel Onfray

Source: http://www.lepoint.fr/...