Après l'agréable surprise offerte par Hard (saison 1 et saison 2), Canal+ continue d'explorer la comédie de moeurs avec cette idée que l'on peut rire de beaucoup de choses, s'attaquer à tous les sujets même les plus délicats, sans méchanceté et même avec une sorte de bienveillance en désamorçant le caractère dramatique par le rire. Kaboul Kitchen, dont la diffusion démarre au mois de février pour 12 épisodes de 30 minutes (à raison de deux par soirée), s'inscrit dans ce genre que la chaîne cryptée continue de développer après l'expérience Platane et qui la rapproche de modèles comme Showtime aux Etats-Unis.
L'histoire repose sur une expérience vraie, celle vécue par Marc Victor qui a passé six années à Kaboul, de 2002 à 2008, alors que les troupes de l'Otan étaient déjà présentes en Afghanistan et avaient chassé les talibans du pouvoir après les attentats du 11-Septembre. Si le pays est en guerre et qu'il est l'un des cinq plus pauvres du monde, cela n'exclut pas l'existence de petites oasis dans lesquelles la vie des expatriés se poursuit à l'abri des privations et de la misère. Au centre de cette oasis (en fait, un restaurant qui propose de la 'French Cuisine' ou qui tente de l'imiter par le goût et par les prix), Jacky (Gilbert Melki à l'affiche de La Vérité Si Je Mens 3) a fait construire une piscine.
Tandis qu'à l'extérieur, les traditions peinent à changer, à l'intérieur, les traditions restent exactement les mêmes: musique, alcool, pétards, filles et petits trafics en tous genres pour que fonctionne le commerce. Qui emploie évidemment des locaux, d'abord parce que la main d'oeuvre étrangère est limitée et ensuite parce que la main d'oeuvre afghane est bien meilleur marché. Tout ce petit monde fonctionne en vase clos et l'on a souvent le sentiment très agréable d'assister à du théâtre de boulevard filmé, à des successions de scènes à la manière d'un marivaudage moderne qui se moque de tout et de tous.
Kaboul Kitchen dénonce évidemment les archaïsmes culturels hérités de l'époque des talibans et de celle des militaires que le grand frère soviétique était venu "secourir" en vain: les filles ne sont pas scolarisées, les gradés continuent d'avoir la haute main sur le trafic d'armes et de drogue. Ce dernier constitue d'ailleurs une ressource essentielle de devises pour une partie de la population. La corruption est montrée du doigt sans ménagement tandis que l'absence de démocratie et le trucage des élections sont présentés comme des constantes de la vie politique. De ce point de vue, l'élection du président Hamid Karzaï en 2010 avait largement confirmé qu'il est plus difficile de perdre de mauvaises habitudes que d'en prendre de bonnes. Tout cela est évidemment dit sur le mode de la parodie, de l'exagération et du slapstick. Il n'en reste pas moins que les critiques sont fondées.
De même, le comportement des Occidentaux et en particulier leur mauvaise connaissance du pays d'accueil, leur sentiment de supériorité instinctif, leur arrogance face au retard de développement de l'Afghanistan sont dénoncés avec un humour grinçant et sans complaisance. L'un des gags récurrents est l'inefficacité des organisations non-gouvernementales dont la bonne volonté n'a d'égale que l'amateurisme. L'altruisme peut être utile mais il n'est pas suffisant pour fonder une politique d'aide cohérente et efficace. Malgré tout, et c'est là que la série prend une forme de subtilité, des petites victoires sont possibles, de petites batailles peuvent être gagnées. Avec ce message clair, les changements prennent du temps. C'est dans leur nature même.
Récompensé par le Fipa d'Or lors du festival qui s'est tenu fin janvier à Biarritz, Kaboul Kitchen est bien plus qu'une satire. Elle renvoie à une réalité qui, si elle est ici maquillée pour être présentable, n'en demeure pas moins dramatique.
Gilbert Melki est absolument parfait dans son rôle de Jacky, le tenancier de restaurant dont le premier souci est de maintenir son établissement à flot et sa piscine remplie. Marc Victor explique avoir imaginé une sorte d'Humphrey Bogart du XXIe siècle, inspiré par Casablanca de Michael Curtiz (1942). Simon Abkarian, encore une fois excellent, campe un colonel de l'armée afghane, ancien héros de la guerre dont le grade lui a permis de se construire un palais à coups de narco-dollars: il est l'incarnation de la dérive à laquelle conduit un régime autoritaire. Par instants, il fait presque penser au général Tapioca de Tintin et Les Picaros.
Les seconds rôles, notamment les serveurs Sayed (Brahim Bihi) et Habib (Fayçal Azizi) sont remarquables et apportent un véritable effet comique en renvoyant sans cesse le spectateur occidental au cliché de l'"indigène" et lui rappelant que les préjugés reposent d'abord sur l'ignorance.