Qui a peur du grand méchant Lee? A 80 ans, la force obscure du cinéma continue de faire trembler les jeunes loups d’Hollywood. Doyen maléfique, Christopher Lee n'a rien perdu de son magnétisme légendaire. Deux cent cinquante films, deux trilogies d’envergure, une longévité cinématographique démentielle; Lee figure en bonne place dans le Guinness Book des records. Depuis la fin des années 50, son timbre guttural et son mètre quatre-vingt-dix-huit hantent les principales franchises du septième art. Passionné de Tolkien, il est le seul interprète du Seigneur des Anneaux à avoir rencontré l’écrivain. Mais c’est drapé d’une cape en soie et armé de canines mortelles qu’il marque à jamais les esprits. Digne successeur de Bela Lugosi, Christopher Lee est la réincarnation sexy en diable du comte de Transylvanie: Dracula. Le rôle d’une vie, dont il tentera de se défaire, après quinze ans de chair féminine croquée et de rivières d’hémoglobine.
CARRE V.I.P.
Londres, 1922. La très sélecte famille Carandini fête la venue d’un nouveau membre. Christopher Frank Carandini Lee naît un 27 mai, le même jour qu’un dénommé Vincent Price. Après son divorce avec Jeffrey Lee, colonel décoré lors de la Première Guerre mondiale, la comtesse Estelle Marie Carandini di Sarzano emménage en Suisse avec ses deux enfants. Pendant leur séjour, Christopher s’inscrit aux cours de Miss Fisher à Wengen et attrape le virus de la scène. Dans une pièce organisée par les élèves, il décroche le rôle-titre de Rumpelstiltskin, adaptation du conte des frères Grimm. Un goût prémonitoire pour les créatures affiliées au démon. De retour à Londres, sa mère épouse en secondes noces Harcourt Rose, un banquier fortuné qui n’est autre que l’oncle de Ian Fleming, le créateur de James Bond. Xandra, la s½ur aînée de Christopher, travaille avec Fleming à l’Amirauté pendant la guerre. Les nombreuses parties de golf entre Lee et Fleming leur donneront l’occasion d’évoquer leur goût pour le cinéma. L’écrivain réclame son cousin en Dr. No, mais l’idée ne convainc pas la MGM. L’interprétation de Lee en Fu Manchu correspond semble-t-il à sa vision du célèbre ennemi bondien. Ce n’est que partie remise.
OFFICIER ET GENTLEMAN
Génie du Mal pour le commun des spectateurs, Christopher Lee est un modèle de bienséance dans la vie. Etudiant brillant et sportif, Lee suit sa scolarité à Oxford, est reçu au concours d’Eton, avant de lui préférer Wellington. La fièvre du jeu ne l’a pas quitté. A la Summer Fields Preparatory School, il remonte sur les planches avec Henry V et donne la réplique à Patrick Macnee, future vedette du petit écran. Vers la fin des années 70, Lee fait deux apparitions dans la série culte de Macnee, Chapeau melon et bottes de cuir. La prospérité des Rose ne survit pas à la crise de 1929. L’entrée dans la vie active le détourne pour un temps de toute lubie artistique. Lee débute comme garçon de courses dans la capitale et touche un pound par semaine. Lorsque la guerre éclate, Christopher Lee intègre la Royal Air Force et vient en aide aux renseignements. Un dévouement qui sera distingué à la Libération. Encouragé par la vocation de ses aïeuls, acteurs et chanteurs d’opéra en Australie, Christopher Lee croit en sa bonne étoile, sans se soucier davantage de ses projets d’avenir. Par chance, son cousin Niccolo Carandini, premier ambassadeur italien dans l’Angleterre de l’après-guerre, lui fait signer un contrat avec la Rank Organisation. Un piston appréciable dans la faune de compétiteurs à Hollywood.
ENTREE DES ARTISTES
La Lee-mania tarde à se concrétiser. Mouton noir d’une famille qui l’imagine diplomate, Lee effraie aussi bien les impresarios. Dépassant d’une tête tous ses partenaires, Christopher Lee est jugé trop grand et trop atypique pour faire vibrer les foules. La voie est donc toute tracée: Lee sera Evil Lee. Toujours prompt à disparaître au second plan, Christopher Lee se spécialise dans les rôles de méchants faire-valoir, en espérant que ses mille et une cabrioles à l’écran lui attirent une petite notoriété. En 1948, il répond présent à L’Etrange Rendez-vous du jeune Terence Young, réalisateur des premiers James Bond. Une seule ligne de dialogue, mais un grand pas en avant. Song of Tomorrow l’amène à rencontrer Terence Fisher, personnalité emblématique de la Hammer. La même année, Lee déambule en hallebardier dans les décors de Hamlet, aux côtés de Patrick Macnee et Peter Cushing. Sa figuration dans le film de Laurence Olivier n’est pas créditée. Lancé au hasard dans le circuit des castings, Christopher Lee accepte tous les contrats qu’on lui soumet. Période faste, durant laquelle aucune star ne manque à l’appel; Lee exerce ses talents d’acteur et de cascadeur occasionnel dans l’ombre de Gregory Peck, Burt Lancaster, Raoul Walsh, Errol Flynn, Paulette Goddard, Nicholas Ray, John Huston ou encore Orson Welles.
DE CAPE ET DE CROCS
En 1957, une famille décalée accueille Christopher Lee à bras ouverts: les studios mythiques de la Hammer. Maison mère de la série B d’horreur, la Hammer connaît un succès retentissant avec Frankenstein s’est échappé, alors son projet le plus ambitieux. Lee a trente-cinq ans. Mime remarquable en créature de Mary Shelley, il retrouve pour la troisième fois Peter Cushing, après Hamlet et Moulin Rouge. Les deux hommes ne se quittent plus et tourneront près de vingt films ensemble. Volet inaugurateur de la série, Le Cauchemar de Dracula découvre enfin le visage de Christopher Lee et le propulse au panthéon des acteurs cultes. L’héritier de Lugosi ressuscite un prédateur énigmatique, taciturne et sensuel. L’impact est immédiat. A Oakley Court, le château servant de plateau permanent au studio, voit se succéder les grands classiques du film de genre -la plupart des feuilletons à rallonge, au budget dérisoire et aux décors savamment recyclés-. Dans une ambiance conviviale et survoltée, Christopher Lee devient Fu Manchu, Kharis la momie dans La Malédiction des pharaons et Raspoutine, le moine fou. Lassé par ses lentilles rouges et la dérive lesbiano-gothico-kitsch des vampirettes du studio, Lee enterre définitivement le comte en 1976.
RE-BOND
Entre deux infidélités à la Hammer, Lee multiplie les joutes improbables dans les années 70, de Mario Bava à Jayne Mansfield et de Ringo Starr à Boris Karloff, devenu tantôt son voisin à Londres. House of the Long Shadows l’associe une nouvelle fois à Peter Cushing, ainsi qu’à deux parrains incontestés de l’horreur: Vincent Price et John Carradine –père de David-, qui a lui-même testé la dentition de Dracula à plusieurs reprises. Billy Wilder le choisit pour tenir tête à Robert Stephens en Mycroft Holmes, frère de Sherlock, dans une relecture de l’½uvre de Conan Doyle. C’est la troisième contribution de Lee à l’univers de Holmes, après deux films de Terence Fisher, où il jouait Sir Henry Baskerville et le détective en personne. Avec La Vie privée de Sherlock Holmes, Lee franchit une étape décisive de sa carrière. En 1973, il donne ses traits à deux anti-héros mémorables: le comte de Rochefort (Les Trois Mousquetaires) et Lord Summerisle (The Wicker Man). L’année suivante, Guy Hamilton l’oppose à Roger Moore dans L’Homme au pistolet d’or. Si le film se révèle un échec commercial, Lee compose un Francisco Scaramanga délectable en smoking blanc et affublé d’un troisième mamelon.
CALIFORNIA DREAMING
Les adieux à la Hammer coïncident avec son départ pour la Californie. A peine arrivé, Lee plonge avec Les Naufragés du 747, où ses séances d’apnée lui valent la sympathie du syndicat des cascadeurs. Rattrapé par sa réputation de comte machiavélique, Christopher Lee se voit offrir le rôle de Donald Pleasance dans Halloween, mais décline l’invitation. Après une décennie chagrine éclairée par son interprétation de Mohammed Ali Jinnah, fondateur du Pakistan, et une guest hilarante au Saturday Night Live, la chance lui sourit de nouveau. Deux nostalgiques des frayeurs hammeriennes le convient à leur tablée. Tim Burton pour Sleepy Hollow et Peter Jackson pour Le Seigneur des Anneaux. Coïncidence, Lee remettait quelques années plus tôt le Grand Prix du Festival d’Avoriaz au jeune cinéaste de Braindead. Marchant sur les traces de son ami Cushing, Grand Moff Wilhuff Tarkin dans La Guerre des étoiles, Christopher Lee signe à son tour pour la saga homérique de George Lucas. Jamais come-back n’aura eu autant d’éclat. Officier des Arts et des Lettres, linguiste accompli, globe-trotteur inné, Christopher Lee met également à profit sa voix de baryton dans divers enregistrements. En attendant un éventuel Don Quichotte au cinéma, le démon de ces dames n’avoue qu’une seule phobie: les araignées.