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La recherche du bonheur ou l'Ataraxie dans la philosophie antique
«.Je suis bien marri que nous n’ayons une douzaine de Laertius (Diogène Laërce – entre 200 et 500 après J.C. -), ou qu’il ne soit plus étendu ou plus entendu, car je suis pareillement curieux de connaître les fortunes et la vie de ces grands précepteurs du monde, comme de connaître la diversité de leurs dogmes et fantaisies.» (Montaigne.: Essais II, 10)

INTRODUCTION

Lors de la rédaction de mon précédent article.: Grandeur et décadence du logos dans la philosophie antique (Ce texte que je conseille vivement de lire ou relire est en ligne sur ce même site), j’ai essayé de montrer comment la raison s’était émancipé du carcan mythologique qui l’étouffait. En s’écartant progressivement du muthos (que l’on peut traduire par.: “parole mythique”), le logos (ou parole philosophique) a accompagné ce long cheminement jusqu’à ce que la chrétienté, et avant même qu’elle ne soit politiquement triomphante, se soit emparée de ce concept pour l’asservir à son idéologie. Dès lors, le logos cessa de traduire la pensée philosophique et devint un outil docile dans les mains des manipulateurs religieux. Et, comme beaucoup d’athées (négation de l’existence de dieu), je ne suis pas très sur que notre civilisation soit sortie renforcée de ce véritable détournement.

Dans ce nouvel article nous allons nous pencher sur une deuxième notion essentielle qui caractérisa la philosophie antique.: l’ataraxie. Il ne faut pas redouter l’apparente connotation absconse (hermétique) de ce terme qui, en fait, ne désigne que la recherche d’un bonheur reposant sur “l’absence de troubles” ou, encore, sur la “quiétude de l’âme”. Et, soulignons-le, cette quête incessante du bonheur concerne la quasi-totalité des hommes et donc, la philosophie considérée, toutefois, sous son angle éthique. (Ne pas confondre cette notion qui concerne les conduites et comportements humains avec la morale qui, elle, édicte les devoirs assignés à l’homme.). Ceci étant, pour nous, modernes, comment illustrer l’ataraxie recherchée par certains philosophes de la période antique.? Prenons pour exemple un homme modeste dont les revenus ne lui permettent qu’à peine de vivre. Néanmoins, il possède une petite voiture tout à fait en accord avec sa condition sociale. Imaginons maintenant qu’il “rêve” de posséder une voiture de sport ou de luxe. Un Epicure (341/270 av. J.C.) dirait qu’il désire quelque chose hors de sa portée, qu’il s’agit là d’un «.désir non naturel et non nécessaire..» De fait, si un tel désir se manifeste et, surtout, perdure, il peut devenir une souffrance, un «.trouble de l’âme.», en raison de la frustration induite. Conséquemment, parvenir à l’ataraxie consiste en tout premier lieu à ne désirer que ce qui est à portée de notre désir. Certes... Mais, pourrait-on m’objecter à juste titre, si tous les hommes limitaient ainsi leurs désirs, le progrès, social notamment, serait-il possible.? Si, vivant dans l’injustice, l’homme n’éprouvait pas le désir de justice, celle-ci pourrait-elle s’imposer.? Ces questions confrontent la notion d’ataraxie à son immense ambiguïté. En effet, si elle est l’une des filles de la sagesse, elle ne concerne que la personne et non pas une communauté ou une classe sociale. Mais, si elle n’est que cela, n’est-elle pas une utopie.? En d’autres termes, le bonheur des uns est-il possible alors que le malheur frappe tant d’autres.? Considérée sous un angle plus psychologique, l’ataraxie ne fut-elle pas la manifestation d’un égoïsme, indifférent au destin de la cité.? «.Vivre caché.», préconisait Epicure... Mais alors, pourrait-on me dire, si l’ataraxie est une utopie, voire l’expression d’un égoïsme, pourquoi s’y intéresser.? Que peut-on en attendre.? Si l’on considère l’ataraxie en soi, rien.! Mais, si l’on veut bien mettre en perspective ce que nous sommes avec cette notion, il devient alors possible de réfléchir sur notre vie présente et, peut-être, de mieux se défendre contre les effets dévastateurs d’un système socioculturel caractérisé par le besoin démentiel de consommer. Consommer, aujourd’hui, n’est même plus la satisfaction d’un désir mais bien davantage la marque d’une addiction. Le bonheur n’est-il devenu que cela.?

Il serait possible d’aborder directement notre réflexion sur l’ataraxie (donc, sur le bonheur). Cependant, procéder ainsi reviendrait à méconnaître les liens étroits tissés entre la physique (au sens antique du terme, nous y reviendrons bientôt) et l’éthique.: «.Mais il n’est pas possible de nous délivrer des craintes suscitées par les grands problèmes, nous dit Epicure, si nous ne savons pas la nature de l’univers (...) en sorte qu’il est impossible de goûter les plaisirs purs sans la connaissance de la physique (Lettre à Ménécée. Diogène Laërce. p. 266).» De fait, l’éthique de la philosophie antique est indissociable de l’idée que les philosophes de l’époque se faisaient du monde. Pour nous, modernes, je conçois qu’il soit difficile de se représenter exactement ce mode de pensée. Pour la majorité d’entre-nous, l’acquisition du bonheur (si celle-ci est possible) ne dépend plus de notre connaissance du monde mais bien davantage de ce que nous consommons et possédons. (Faut-il s’en réjouir...?). Aujourd’hui, la physique n’est plus seulement vouée à la connaissance formelle de la nature mais à la découverte de ses lois (la gravitation universelle de Newton, par exemple). A la différence de la physique moderne, celle de l’Antiquité ne disposait ni d’outils mathématiques ni d’instruments d’observation. Cette physique reposait essentiellement sur l’énonciation de principes non-assujettis à la méthode expérimentale. C’est pourquoi un Héraclite (6è/5è av. J.C.), par exemple, pu décréter, sans plus de preuves, que le feu était le principe premier d’où découlaient toutes les manifestations de la nature. Bien qu’ayant partagé en partie le pré-relativisme d’Héraclite, Lucrèce (1er siècle av. J.C.) ne put s’empêcher de s’inscrire en faux contre cette explication des plus élémentaire.: «.Dire que le feu est tout, ne vouloir admettre que le feu au nombre des existences réelles, comme le fait Héraclite, me paraît le comble de la folie. (De la nature, livre premier, 690)..» A cette époque, donc, il suffisait d’affirmer sans prouver. Dès lors, et en raison même de (l’apparente) facilité de son approche, il devient compréhensible que la connaissance (réelle ou supposée) de la nature (la physique) pu servir de base à une éthique vouée, elle, au bonheur de l’homme.

Jeter les bases, même rudimentaires, d’une physique exigea en amont de se détourner de l’omniprésence des dieux. Et, c’est à un groupe de philosophes (les présocratiques. 6e/5e siècles av. J.C.) que nous devons cette révolution intellectuelle. Dès lors, et même si le divin ne disparut jamais complètement, le réel, la réalité perceptible, furent conçues à partir des phénomènes observés par les hommes. Ayant perdu leur pouvoir architectonique (qui relève de l’architecture), les dieux furent condamnés à une errance solitaire jusqu’à ce que Platon (327/374 av. J.C.) ré instaure une partie de leur autorité par le truchement de son monde intelligible et cela au détriment du corps désormais relégué au rang d’enveloppe creuse.

Ceci étant, les penseurs présocratiques ont été confrontés à un redoutable problème. En effet, ne plus recourir aux dieux pour expliquer les phénomènes produits par la nature conduisit ces penseurs à imaginer des causes, non plus issues du ciel, mais de la terre. Et, de ce bouleversement, de cette responsabilité nouvelle échue à l’homme, naquit la philosophie. Pour ne prendre qu’un seul exemple, attardons-nous sur Thalès de Milet (7è/6è av. J.C.). Ce philosophe issu de la célèbre école de Milet (sise sur la façade ouest de l’Asie Mineure) fut considéré par Aristote (384/322 av. J.C.) comme le fondateur de la philosophie des “physiciens” (ou “physiologues”). Bien évidemment, il serait des plus maladroit de considérer Thalès comme étant un physicien au sens moderne de ce terme. Durant la période qui nous occupe (7è/6è av. J.C., rappelons-le) la physique (du grec phusis ou nature) consistait à observer le monde tel qu’il était et tenter de découvrir une cause première susceptible d’expliquer les multiples transformations de ce même monde. Pour Thalès, cette cause première, ce principe, devrait-on plutôt dire, fut l’eau.: «.(...) Thalès a le mérite de partir, pour expliquer l’univers, de l’eau, primordiale et primitive, qui par un processus physique, engendre la terre, l’air, le feu, ces deux derniers n’étant que des exhalations de l’eau, dont la terre de son coté, est le dépôt résiduel (Jean Voilquin. Penseurs grecs avant Socrate. p. 46).». Avec sa corrosivité et sa lucidité habituelle, Nietzsche (1844/1900) ne manqua pas de noter l’importance historico-philosophique d’une telle approche.: «.La philosophie grecque semble commencer par cette idée absurde, que l’eau serait l’origine et le sein maternel de toute chose. Y a-t-il lieu de s’y arrêter et de la prendre au sérieux.? Oui, et pour trois raisons.: d’abord parce que c’est un axiome qui traite de l’origine des choses, parce qu’il en parle sans image et sans fable... (Naissance de la philosophie à l‘époque de la tragédie grecque. p. 34).».

Dès lors, les bases de la physique antique (l’hylozoïsme - ou pensée selon laquelle le monde et la matière seraient pourvus d’une vie propre -, convient mieux) furent établies. Mais, et parallèlement à cette physique, une réflexion sur l’homme ne tarda pas à s’instaurer. C’est ainsi que l’on prête à Thalès la paternité du fameux apophtegme (parole mémorable) reprit par Socrate (470/399 av. J.C.) : «.Connais-toi toi-même.». Si l’on veut bien s’attarder un instant sur cette célèbre maxime, il apparaîtra bien vite qu’elle établit un lien entre le monde et l’homme. En effet, pourrait-il véritablement se connaître s’il méconnaissait sa relation avec un monde dont il est l’une des conséquences.? Il en découle que se connaître implique à la fois agir en fonction de cette connaissance (but de l’éthique) et connaître ce qui nous entoure (but de la physique).

L’ataraxie étant une doctrine émanant directement de la recherche du bonheur, son étude ne peut faire abstraction de cette notion.; Oh combien universelle.! C’est pourquoi j’ai consacré le premier chapitre de cet article à cette recherche qui nous concerne tous. Ensuite, nous nous pencherons sur Démocrite (vers 460/380 av. J.C.) inventeur d’une physique, révolutionnaire pour l’époque, tout en étant le précurseur d’une éthique qui parviendra à sa maturité avec Epicure. Et c’est justement avec ce grand philosophe que nous poursuivrons notre cheminement dans les sentes entremêlées de l’hédonisme et de l’eudémonisme. Bien que je ne sois guère enthousiasmé par le «.supporte et abstiens-toi...!!!.» des stoïciens, je ne peux occulter cette grande école philosophique. C’est pourquoi un chapitre lui sera consacré. Par contre, j’ai renoncé à inclure un chapitre concernant Lucrèce. En effet, en raison des relations très étroites existant entre ce penseur et Epicure, une telle insertion aurait comporté beaucoup trop de «.redites..» A regret, je dois en convenir, j’ai également décidé d’exclure le pyrrhonisme. Pourquoi une telle décision.? Parce que, et en dépit de la grande estime que je porte à ce courant philosophique, le scepticisme fondé par Pyrrhon (~340-275 av. J.C.) est une doctrine complexe qui mérite, à elle seule, la rédaction d’un article spécifique. Sans doute, serais-je amené à le rédiger.

Bien que je n’envisage pas de lui consacrer un chapitre, l’hédonisme (doctrine faisant du plaisir le souverain bien de l’homme) de l’école des cyrénaïques (début du 4è siècle av. J.C.) sera toujours en filigrane au fil de ce texte. Contrairement à mon précédent article, j’ai choisi d’inclure un grand nombre de citations afin de ne pas trahir la pensée des philosophes évoqués. Certaines seront sujettes à une interprétation alors que d’autres seront laissées à l’appréciation de la lectrice ou du lecteur. Enfin, je souhaite vivement que ce texte saura clairement parler du bonheur car, finalement, ne vit-on pas pour être heureux.?


REFLEXION AUTOUR DE LA NOTION DE BONHEUR

«.Quand on est jeune, il ne faut pas hésiter à philosopher, et quand on est vieux, il ne faut pas se lasser de philosopher. (...) Celui qui dit qu’il n’est pas encore ou qu’il n’est plus temps de philosopher, ressemble à celui qui dit qu’il n’est pas encore ou qu’il n’est plus temps d’atteindre le bonheur. On doit donc philosopher quand on est jeune et quand on est vieux (...) Il faut donc étudier les moyens d’acquérir le bonheur, puisque quand il est là nous avons tout, et quand il n’est pas là, nous faisons tout pour l’acquérir.» ( Diogène Laërce. Vol. 2 p. 258).

Ces toutes premières lignes nées sous la plume d’Epicure au début de sa lettre adressée à Ménécée illustrent l’un des objectifs essentiels assignés au sage épicurien et, d’une manière plus générale, à la philosophie antique : la recherche du bonheur. Ceci étant, et de l’aveu même d’Epicure.: «.Il faut donc étudier les moyens d’acquérir le bonheur....», il ne suffit pas de vouloir être heureux pour l’être aussitôt. Par conséquent, et si l’on peut considérer le bonheur comme une aspiration partagée par tous, l’acquérir ne s’avère pas aussi simple. D’ailleurs, cette difficulté n’échappa pas à Aristote (384-322 av. J.C.), qui se demanda (Ethique de Nicomaque I/ CHAP. IX.) si.: «.Le bonheur était susceptible d’être enseigné, d’être acquis par l’usage ou à la suite de quelque entraînement..» Il ressort de ces réflexions que les choses ne sont pas aussi simples et cela peut paraître bien paradoxal dans la mesure ou les multiples réitérations du mot bonheur en font un lieu des plus communs. Pourtant, lorsque l’on prononce ce mot de quoi parle-t-on véritablement.? Est-il opposé au plaisir ou lui est-il associé.? Est-il le bien suprême ou n’est-il qu’une partie, avec la vertu, de ce concept des plus indéfinis.? Mais, en tout premier lieu, le bonheur existe-t-il ou n’est-il qu’un mythe coriace ayant su survivre au temps.?

Remarquons tout d’abord l’ambiguïté soulevée par l’étymologie du mot bonheur. Issu à la fois du préfixe “bon” (du latin bonus) et du suffixe “heur” (du latin augurium ou présage, chance), ce terme signifierait donc bénéficier d’un bon présage ou d’une bonne chance. Si nous nous arrêtons à ce point de vue strictement étymologique (recherche de l’origine et de l’histoire des mots), acquérir le bonheur ne pourrait dépendre de nous. En effet, qu’est un présage sinon la manifestation de quelque chose dont nous ne sommes pas le maître.? Considéré sous cet angle, le bonheur ne serait donc accessible qu’aux êtres “chanceux” et inaccessible à tous les autres. Et, si cela était, le rechercher serait pour le moins utopique ce qui donnerait raison à Tchekhov.: «.Nous ne sommes pas heureux, et le bonheur n’existe pas.; nous ne pouvons que le désirer..»

Ceci étant, désirer le bonheur peut se concevoir. Remarquons, cependant, que désirer le bonheur ne revient pas à désirer une chose clairement définie. En effet, qu’est le bonheur.? Est-il une “récompense”, comme le pensa Saint Exupéry.? “Le moyen de la vie”, comme le suggéra Paul Claudel.? Le “fondement de notre liberté”, comme l’écrivit le philosophe anglais John Locke (1632/1704).? Ou, si l’on veut bien suivre Aristote (Ethique de Nicomaque), est-il le désirable absolu, le souverain bien, c’est à dire à la fois le bien le plus grand et le bien ultime.? Si donc le désir du bonheur est unanimement partagé, peu d’hommes s’accordent sur son objet.: «. Mais sur la nature même du bonheur, nous dit encore Aristote, on ne s’entend plus et les explications des sages et de la foule sont en désaccord. Les uns jugent que c’est un bien évident et visible, tel que le plaisir, la richesse, les honneurs.; pour d’autres la réponse est différente.; et souvent pour le même individu elle varie.: p. ex. malade il donne la préférence à la santé, pauvre à la richesse. (Ethique de Nicomaque I/ CHAP. IV).» Cela n’est guère surprenant dans la mesure ou le bonheur ne renvoie qu’à lui-même. Il est sa propre cause et sa propre fin. «.Le bien parfait, écrivit Aristote, est ce qui doit toujours être possédé pour soi et non pour une autre raison. Tel paraît être, au premier chef, le bonheur. Car nous le cherchons toujours pour lui-même, et jamais pour une autre raison. (Ethique de Nicomaque I/CHAP. VII).» Le bonheur apparaît donc être le bien suprême auquel tout homme tend. En termes modernes, il est la seule finalité existentielle capable de procurer une paix indicible et heureuse. Son absence ne peut jamais être compensée par quoi que ce soit. Il est «.La grande affaire et la seule qu’on doive avoir,.» pensa Jean Jacques Rousseau (1712/1778) et, même avec «.les yeux fermés (Paul Valéry).», il parvient à éclairer le chemin de la vie. Cela dit.: Tout le monde est-il fait pour être heureux.? Ou, n’est-il qu’un «.Don des dieux ou un heureux hasard de la fortune.? (Aristote.: Ethique de Nicomaque I/CHAP. IX).» En d’autres termes, faut-il avoir de la chance pour être heureux.? Et, dès lors, combien d’êtres humains n’auraient d’autre destin que de l’espérer.: «.Certains ne sont heureux, écrivit Saint-Augustin (354/430 apr. J.C.), qu’en espérance. C’est une façon de l’être inférieure à celle des hommes qui le sont effectivement, mais qui vaut mieux que la condition de ceux qui ne sont heureux ni en fait, ni en espérance. Cependant ceux-là, s’ils étaient tout à fait étrangers au bonheur, ne le voudraient pas ainsi, et ils le veulent, c’est bien certain. (Confessions X/XX).» Nous ne pouvons que saluer le pragmatisme et le réalisme (ces deux termes sont entendus dans leur sens ordinaire) du célèbre évêque d’Hippone. Ceci étant, l’espérance incarne l’échec de l’action et de la volonté qui la sous-tend. “Acte de foi”, selon Marcel Proust, l’espérance est une attente, une croyance dans un avenir supposé meilleur. Elle traduit l’incurie d’un présent qui se dérobe pour se réfugier dans un lendemain espéré plus clément. Elle est le témoin embué de tristesse de l’impuissance de l’homme écartelé entre le désir et l’impossibilité de le satisfaire. Fille non souhaitée du “principe de réalité”, l’espérance marque toujours la limite du vouloir-être bien. Mais, elle n’est pas qu’espoir.; elle est également doute et crainte. Car, celui qui espère n’est jamais assuré d’avoir raison d’espérer. En fait, l’espérance est une pure virtualité qui implique à la fois une conscience et un déni du réel. Espérer revient à considérer que ce réel ne pourra indéfiniment perdurer. Je ne suis pas heureux.? Certes.! Mais il “va se produire quelque chose” qui va inverser le cours de ma vie. Dès lors, l’espérance est un désir mais un désir portant sur l’avenir, une “passion” disaient les stoïciens pour lesquels ce terme désignait l’éloignement de l’âme de la nature donc, de la vie.

Ceci posé, est-il si déraisonnable d’espérer le bonheur lorsque l’on est malheureux ? Serait-il plus raisonnable de s’accommoder de l’absence du bonheur et de “cesser d’espérer afin de cesser de craindre” comme le prôna le philosophe Hécaton (1er siècle av. J.C.) (Cité par Sénèque.: lettre 5 à Lucilius) Car, une fois encore, espérer, c’est à dire, désirer le bonheur, ne peut avoir de sens si l’on ignore ce que l’on espère et donc, ce que l’on désire. Toute l’ambiguïté qui émane du terme bonheur réside dans cette contradiction.: je désire quelque chose mais je méconnais totalement ce qu’est ce quelque chose. De plus, l’homme n’est homme que dans le temps.; hors du temps, il n’est plus rien. Il en va de même pour le bonheur mais, lui, peut n’être rien dans le temps. Dès lors, on peut comprendre qu’un homme puisse vivre sans le bonheur soit parce qu’il ne l’a jamais connu ou, tout simplement, parce qu’il l’a perdu. Car, et comme l’affirma Héraclite.: «.On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Fgt 91.»), tout ce qui vit est mouvant. Et, de fait, en étant toujours en perpétuel mouvement, l’homme est instable ce qui l’expose très souvent à de redoutables revers de fortune.: «.(...) On ne veut pas déclarer heureux les vivants par suite des changements qui se produisent dans l’existence, nous dit Aristote, par le fait aussi qu’on attribue au bonheur je ne sais qu’elle stabilité soustraite à tout changement, alors que la roue de la fortune tourne même pour les gens heureux (Ethique de Nicomaque I/ CHAP. X).» Aristote eut raison.: l’homme heureux ne peut jamais être assuré de le rester ce qui fonde sa crainte de ne plus l’être.

Plus ou moins consciemment, un homme à la recherche du bonheur sait qu’il ne le détient pas. Et, il suffit de porter le regard autour de soi pour s’apercevoir que beaucoup d’entre-nous souffrent de cette absence. C’est ici que la philosophie s’inscrit pleinement dans sa propre dramaturgie.: pourquoi les hommes sont-ils malheureux et pourquoi leur est-il si difficile d’être véritablement heureux.? Qu’elle réponse apporter à ce constat.? Et, en filigrane, qu’elle est la place réelle du bonheur au cours de la vie humaine.? Ne relèverait-il que d’un constat à posteriori comme le suggéra Solon (Evoqué par Aristote - Ethique de Nicomaque I/ CHAP. X - ce législateur et poète athénien (7ème/6ème siècles av. J.C.) soutint que l’on ne pouvait déclarer un homme heureux de son vivant en raison de sa vulnérabilité.) «.Nous n’affirmons pas, précisa Aristote, que le mort est heureux et ce n’est pas cela que Solon veut dire.: il veut faire entendre que l’on ne peut juger sûrement heureux un être que dans la mesure où il se trouve désormais soustrait aux maux et aux revers de la fortune (Ethique de Nicomaque I/ CHAP. X).» D’un pessimisme encore plus radical, l’Ecclésiaste (~ 3ème siècle av. J.C.-) se demande si la vie vaut la peine d’être vécue. En effet, et bien qu’il ait connu les joies de la vie (plaisirs, richesses), Qoheleth finit par penser que tout est inutile (la sagesse étant de ce point de vue bien vaine) et la mort inévitable. Sans doute, atteignons-nous ici la limite naturelle du bonheur. En effet, est-il possible d’être véritablement heureux tout en ayant conscience de notre propre fin.? Epicure, l’un des plus grands philosophes de l’Antiquité, tenta de limiter les conséquences désastreuses de cette conscience.: «.Habitue-toi en second lieu à penser que la mort n’est rien pour nous puisque le bien et le mal n’existent que dans la sensation. (...) Ainsi donc, le plus effroyable de tous les maux, la mort, n’est rien pour nous, puisque tant que nous vivons, la mort n’existe pas. Et lorsque la mort est là, alors, nous ne sommes plus. (Lettre à Ménécée. Diogène Laërce. Vol. 2. P. 259.» Si la finesse et la pertinence de ce raisonnement sont incontestables, ils se heurtent toutefois au pouvoir souvent destructeur de l’imagination. C’est que cette "folle du logis" (Malebranche) a besoin de représentations mentales (d’images) pour édifier un univers appartenant à la fois au réel en acte et à un autre réel en puissance. Il en est ainsi, par exemple, lorsque le sculpteur étudie un bloc de marbre. La pierre est là, devant lui, bien réelle (en tant cause matérielle, dirait Aristote) mais, en même temps, la statue qui va naître habite déjà l’esprit de l’artiste. Or, “l’image” de cette statue ne surgit pas de nulle part. Elle est constituée d’un ensemble d’images précédemment perçues dont elle réalise la synthèse. (Le rêve relève d’un processus identique) Ceci étant, la mort n’est pas une statue. Tenter de se la représenter serait bien vain puisque nul ne peut se prévaloir d’en détenir ne serait-ce qu’une image. (L’image projetée par un défunt renvoie à une mystérieuse – et angoissante – immobilité.; celle du soldat tombé sur le champ de bataille dévoile les blessures du corps et la peur de les subir soi-même mais, ni l’une, ni l’autre, ne révèle la transition si redoutée qui conduit de la vie à la mort) Alors, si du point de vue logique, le conseil d’Epicure semble être des plus pertinents, en revanche, il implique un déni de l’imagination. Mais, une telle sagesse est-elle véritablement accessible ou, n’est-elle qu’une utopie.? En d’autres termes, l’homme est-il fait pour vivre dans un présent insoucieux d’une absence de présent.? Si cela était, il se contenterait tout simplement de vivre sans se préoccuper de ce qui n’est pas à sa portée. C’est l’option que prônèrent les stoïciens et les épicuriens.: «.Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur ces choses. Ainsi, la mort n’a rien de redoutable puisque, même à Socrate, elle n’a point paru telle. Mais le jugement que nous portons sur la mort, en la déclarant redoutable, c’est là ce qui est redoutable.» écrivit le stoïcien Epictète (Frag. 5). Dans la réalité, les choses sont bien différentes car l’homme a besoin d’une réponse à ses doutes et à ses angoisses. Si donc les hommes considèrent que la mort est redoutable, c’est parce qu’ils ne peuvent se la représenter et n’ont pas la sagesse de s’en moquer. Alors, désemparés face à la certitude du futur non-être qui les guette, ils tentent de se rassurer en se tournant vers la religion en oubliant, toutefois, que la vie n’est qu’une passerelle entre deux néants. Certains se consolent en espérant un improbable salut dans la “Cité céleste” de saint Augustin.; d’autres s’enlisent dans l’espérance d’une “réincarnation” (dont l’utilité, au demeurant, est loin d’aller de soi) ; d’autres, encore, mais d’une manière plus générale, tentent de se convaincre d’une vie future dans l’au-delà.: «.Il n’est de bonheur dans cette vie, écrivit Pascal (1623/1662), que dans l’espérance d’une autre vie..» Sont-ce donc des voies conduisant au bonheur ou seulement des palliatifs voués à compenser son absence.? En d’autres termes, la croyance peut-elle rendre heureux.? Peut-être le pourrait-elle si elle était en acte c’est à dire, réalisée. Mais, force est de constater qu’elle ne repose que sur une espérance qui, il faut bien le reconnaître, a toutes les chances de ne jamais aboutir.

Il semblerait donc que l’espérance et la conscience de la mort aillent à l’encontre du bonheur. Et, dans la mesure ou l’une et l’autre accompagnent la destinée humaine, la question du bonheur se pose-t-elle vraiment.? Si nous faisons abstraction de la seconde, la première (l’espérance) apporte un début de réponse. En effet, espérer le bonheur revient à prendre acte d’un manque.: si je ne suis pas heureux c’est que je souffre d’un manque de bonheur. Dès lors, on peut penser qu’une réflexion sur le bonheur commence par l’expérience de son absence. Pourtant, et même lorsqu’il a conscience d’être malheureux, l’homme persiste à vivre et, parfois même, joyeusement. Qu’est-ce à dire.? Que le bonheur, même s’il est inlassablement recherché, ne serait pas indispensable et qu’il vaudrait mieux «.Rire avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri.».? (La Bruyère) Et donc, que le bonheur ne serait «.qu’une récompense et non, un but.».? (Saint-Exupéry) Sans doute, est-il un peu de cela, une sorte de couronnement, quelque chose qui survient alors que l’on ne s’y attendait pas. Mais, une fois encore, comment expliquer que tant d’hommes puissent vivre à peu près sereinement sans le bonheur.? Pour tenter de répondre à cette question, il faut préalablement se demander ce qui convainc l’homme de continuer à vivre et surtout de persister à perpétuer son espèce. Ici, une réponse s’impose d’elle-même.: le désir et le plaisir qui le réalise. L’homme n’est que désir parce qu’il est manque. Il désire manger, parce qu’il a faim.; boire, parce qu’il a soif.; dormir, parce qu’il a sommeil, s’enlacer, parce qu’il a envie de faire l’amour et vivre, parce qu’il a peur de ne plus vivre. La beauté de l’homme, son coté émouvant, résulte de ses désirs qui reflètent sa fragilité. En raison même de ce qu’il est, l’homme est incomplet. Pour vivre, il a besoin de la nature qui le nourrit et de ses semblables qui l’accompagnent durant toute sa vie. Si l’homme recherche le bonheur, il recherche bien davantage la non-solitude car il sait que, naufragé solitaire, il n’a aucune chance de survivre et encore moins d’être heureux.

Une forme du bonheur ne serait donc qu’une accumulation de désirs accomplis accompagné de la certitude de toujours pouvoir les assouvir. Et, de ce point de vue, ce que l’on appelle “la crainte du lendemain” reviendrait à redouter de ne plus pouvoir jouir de la vie.: le dénuement favorise la faim.; la solitude prive de l’amitié et de l’amour.; le temps qui passe restreint l’espérance de vie... Alors, peut-être, Dostoïevski eut-il raison de penser que.: «.L’homme est malheureux parce qu’il ne sait pas qu’il est heureux.» ce qui revient à dire qu’être heureux consiste à avoir conscience de n’être point malheureux. Si cette pensée est exacte, elle implique qu’être heureux signifie vivre non pas pour être heureux mais, tout simplement, vivre pour vivre. Le bonheur ne pourrait donc résulter d’une espérance mais, au contraire, serait un acte, l’acte de vivre le plus conformément possible à ses désirs «.Le bonheur, écrivit le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588/1679), est une continuelle marche en avant du désir..» Seulement, comme la sagesse ne semble pas être l’apanage du plus grand nombre d’entre-nous, les désirs ne sont pas toujours raisonnables. Certains, même, conduisent parfois aux pires extrémités.: le viol, par exemple. En effet, qui pourrait affirmer qu’il ne soit pas mû par un désir dont l’assouvissement implique pourtant la destruction de son objet ? Alors si le bonheur n’est pas accessible à tout le monde, l’assouvissement naturel des désirs l’est-il.? En d’autres termes, le nécessiteux et le riche ont-ils les mêmes chances d’apaiser leur faim.? Et, la parcelle de bonheur qui pourrait en résulter est-elle égale pour tous les deux.? Alors, et de toute évidence.: «.Le bonheur ne saurait se passer des biens extérieurs (...) En effet, il est impossible ou tout au moins difficile de bien faire si l’on est dépourvu de ressources. Car bien des actes exigent, comme moyen d’exécution, des amis, de l’argent, un certain pouvoir politique. Faute de ces moyens, le bonheur de l’existence se trouve altéré, par exemple si l’on ne jouit pas d’une bonne naissance, d’une heureuse descendance et de beauté.» (Aristote. Ethique de Nicomaque.: I/ CHAP. VIII). De fait, que l’on évoque le bonheur ou le plaisir qui le sous-tend, force est d’admettre que tous deux baignent dans l’universelle injustice de la condition humaine.: «.Selon que vous serez puissant ou misérable, écrivit La Fontaine, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir..» Si donc, le plaisir peut exister sans le bonheur, et non l’inverse, tous deux sont assujettis à la bonne ou mauvaise fortune. Non plus celles dispensées par la chance ou une quelconque divinité, mais par celles octroyées par la condition humaine.

Parvenus à ce point de notre réflexion, nous pouvons avancer que la notion de bonheur semble indissociable du triptyque existentiel qui conditionne la vie humaine.: le manque, le désir et le plaisir. En effet, le manque provoque le désir de ce qui nous manque (le manque de nourriture induit le désir de nourriture).; l’obtention de ce qui nous manque satisfait le désir et conduit au plaisir (l’absorption de nourriture revient à satisfaire le désir de se nourrir et provoque un plaisir proportionnel à ce désir). On peut, dès lors, considérer que l’annulation du manque ouvre la porte à une certaine forme de bonheur. A la condition, toutefois, d’être assuré de toujours pouvoir renouveler ce cycle. (D’où, d’ailleurs, la peur de perdre cette possibilité) Seulement, si cette thèse est intellectuellement confortable, elle a pour inconvénient d’assujettir le bonheur à la foule de désirs qui habite l’homme. Le désir de manger, de boire, de faire l’amour, de penser etc. Cette difficulté n’a pas échappé à Platon (427/347 av. J.C.) : «.Mais, pour le plaisir, je sais qu’il est varié, et, puisque, comme je l’ai dit, nous commençons par lui, il faut considérer et rechercher qu’elle est sa nature. A l’entendre ainsi simplement nommer, c’est une chose unique, mais il est certain qu’il revêt des formes de toutes sortes et, à certains égards, dissemblables entre elles.» (Philèbe. 12d) A la suite de la thèse platonicienne, Epicure a tenté d’établir une hiérarchie des désirs.: «.Il faut en troisième lieu comprendre que parmi les désirs, les uns sont naturels et les autres vains, et que parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires, et les autres seulement naturels. Enfin, parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires au bonheur, les autres à la tranquillité du corps, et les autres à la vie elle-même.» (Lettre à Ménécée. Diogène Laërce. Ibid. p. 260).» Si l’on veut bien suivre Epicure, le manque de bonheur provoque le désir du bonheur.; le manque de tranquillité du corps provoque le désir de son apaisement et le manque de “bien vivre” induit le désir de mieux vivre. Malheurement, et en dépit de sa finesse, cette classification ne nous éclaire guère sur l’objet du désir de bonheur (nous y reviendrons lors du chapitre consacré à l’Epicurisme).

S’il est bien un domaine où le manque se manifeste clairement, c’est celui de l’amour. Chaque être passe sa vie à rechercher un autre être susceptible de le compléter et tente de le garder lorsqu’il pense l’avoir découvert. Cette problématique est à ce point universelle que Platon n’a pu s’empêcher de l’aborder dans l’un de ses dialogues.: Le banquet. Comme à son habitude, le grand philosophe a bien évidemment recouru aux performances allégoriques de ses mythes. Celui d’Aristophane (Le banquet 189d/193c), est une extraordinaire allégorie (représentation d’une idée à l’aide d’images) censée expliquer l’irrésistible attirance que les êtres manifestent les uns envers les autres. Bien qu’il ne me soit pas possible ici de raconter ce mythe en détail (je conseille vivement au lecteur de lire le Banquet) il est malgré tout utile d’en retracer les grandes lignes. «.Au temps jadis, nous dit Aristophane, notre nature n’était pas la même qu’aujourd’hui (...) Il y avait trois catégories d’êtres humains et non pas deux comme maintenant, à savoir le mâle et la femelle. Mais il en existait une troisième qui participait des deux autres.» (Ici, Aristophane évoque les androgynes, sorte de synthèse des deux premières catégories). Plus avant dans le mythe, Aristophane raconte que, fortement contrariés par le comportement des créatures humaines, les dieux (Zeus, en tout premier lieu) décidèrent de couper ces créatures en deux afin de les affaiblir. A partir de ce moment, les moitiés ainsi obtenues ont, sans cesse, essayé de retrouver leur unité perdue.: «.Ce souhait s’explique, poursuit Aristophane, par le fait que la nature humaine qui était la nôtre dans un passé reculé se présentait ainsi, c’est à dire que nous étions d’une seule pièce.: aussi est-ce au souhait de retrouver cette totalité, à sa recherche, que nous donnons le nom d’."amour".». La beauté de ce mythe résulte à la fois de sa puissance allégorique et de sa fonction gnoséologique (théorie philosophique de la connaissance). En effet, rechercher une quelconque fantaisie chez Platon serait des plus vains. L’amour dont nous parle Aristophane n’est en rien “l’amour pathologique” de Kant (1724/1804) qui repose à la fois sur un désir irraisonnable et sur le mépris de l’objet de ce même désir. Marque évidente du manque de l’être absent, l’amour platonicien est un mouvement vers cet être. Mais, au-delà de cet objet de désir, cet amour vient compléter la “dialectique ascendante” afin de promouvoir la contemplation de l’intelligible et, notamment, de la beauté en soi. Chez Platon, aimer un autre être que soi revient à aimer le beau et le bien. De la sorte, l’amour platonicien est bien plus qu’une affaire de corps, il constitue l’une des deux voies conduisant à la contemplation de “l’Un-Bien” (chez Platon, cette notion désigne un principe inconditionné – donc, sans cause – qui serait l’expression d’une transcendance absolue. Cette conception quasiment mystique du monde sera très largement “récupérée” par les chrétiens pour lesquels il existe un monde terrestre et un monde “céleste” censé transcender le premier.) Cependant, et bien qu’une telle conception soit supposée favoriser l’acquisition du bonheur éprouvé par le sage (celui de connaître vraiment et d’aimer connaître), force est de constater qu’elle n’est qu’une utopie. Pourquoi.? Parce que l’amour n’a que faire de la transcendance (l’amour de dieu étant la plus grande des supercheries). La vocation première de l’amour est de lier des créatures et, surtout, d’unir des corps (tant que cela est possible, il est vrai). L’amour est désir, plaisir. Et, lorsqu’il s’assagit, il devient souvent une tendresse perlée d’une douce mélancolie. Alors, si la raison n’éclaire que la raison, l’amour n’aime que l’amour. Donc, serait-il le bonheur.? Hélas.! Non.! Bien que... Toutefois, et rappelons-le.: «.Le bonheur doit être placé parmi ce qui est souhaitable en soi, et non pour une autre raison, car il n’a besoin de rien pour être complet et il se suffit entièrement à lui-même. (Aristote. Ethique de Nicomaque X/ CHAP. VI).». Par conséquent, et si l’on veut bien suivre Aristote, l’amour ne peut être l’objet du bonheur puisque celui-ci n’a pas d’objet. Par contre, le bonheur est-il concevable sans l’amour.? Et, inversement, l’amour est-il le garant du bonheur.? Sans doute, parfois l’est-il. Notamment lorsqu’il parvient à réaliser une symbiose (union étroite entre des êtres) d’une solidité telle que rien ne puisse l’altérer. Un tel amour s’inscrit dans l’élan décrit par Aristophane car il restaure l’unité primordiale qui en est le moteur. Lorsque l’on a la chance de l’éprouver, de le vivre, l’espérance devient enfin inutile car, peut-on espérer ce que l’on détient.? Dans ce cas, même l‘idée de la mort ne peut assombrir la vie car cette vie se suffit à elle-même. Alors, si pour Platon, le désir est manque, l’amour véritable est le désir sans manque car je désire ce que j’ai. Désirer ce que l’on a, voici, peut-être, l’une des clés du bonheur mais, combien parmi nous ont-ils la sagesse de réaliser la chance qu’une telle sinécure représente.? Combien, parmi nous encore, se connaissent-ils suffisamment pour savoir exactement ce dont ils ont vraiment (et raisonnablement) besoin.? Etre heureux, finalement, ne revient-il pas à désirer uniquement ce que l’on peut avoir.?

Si donc le bonheur demeure ourlé de son propre mystère, l’approcher ne relève pas de l’inconcevable. A la condition, cependant, de ne rien espérer d’autre comme, par exemple, qu’il perdure indéfiniment. En outre, le bonheur n’ayant d’autre but que lui-même, bien sage est celui qui n’essaie pas de lui trouver des attributs. La première marque de sa présence est l’absence de son pendant.: le malheur. Lorsque l’on aime, on ne peut souffrir du manque d’amour. Lorsque l’on se nourrit, on ne peut pâtir de la faim. Lorsque l’on boit, on étanche sa soif. Lorsque l’on dort, on apaise son corps. Finalement le bonheur est un ensemble de petits bonheurs dont, pour moi, l’amour est le plus grand. Le bonheur peut se comparer à un puzzle dont chaque pièce est un petit plaisir. Plus on assemble de pièces, plus on est heureux. Ceci étant, peut-on espérer achever ce puzzle.? Finalement, pour vivre heureux, il suffit de vivre ici et maintenant en ayant toujours conscience que voir, entendre, goûter, toucher, sentir sont des merveilleux cadeaux que la nature nous octroie. Et pourtant, combien ces actes vitaux de notre vie sont simples. Si simples, d’ailleurs, que nous avons trop tendance à oublier les bonheurs qu’ils nous procurent. Je suis face à mon ordinateur et j’éprouve un plaisir immense à écrire ces lignes. Je me suis surpris, un peu plus tôt, à m’émerveiller de savoir lire, de pouvoir écrire et de détenir l’extraordinaire faculté de penser. Et, pour couronner tout cela, j’ai également la chance d’aimer et d’être aimé... Je vous l’assure, si je ne puis affirmer être pleinement heureux, je suis convaincu d’être très proche du bonheur. Bien évidemment, cela ne va pas durer indéfiniment mais je ne le demande pas. Vouloir que le bonheur dure toujours revient à souhaiter l’impossible. Et sans doute faut-il éprouver son absence pour mieux en jouir lorsqu’il survient. (En confidence, c’est ce qui m’est arrivé...) Alors, il serait pure folie de l’espérer car, comme je l’ai déjà suggéré, l’espérance est une attente qui entrave les pas de l’action. Or, pour être heureux, il faut le vouloir et surtout se souvenir que le bonheur “idéal” est une utopie. Le bonheur “en soi” est un concept vide, dépourvu de substance puisque dénué d’objet. Le bonheur en soi est un fantasme alors que les petits bonheurs sont la vie. Heureux celui qui en détient beaucoup. Moins heureux est celui qui en détient peu. Mais, au final, l’important n’est-il pas de vivre.? Car, sans la vie, la question du bonheur pourrait-elle se poser.? La vie, précisément, n’est pas la soumission à un quelconque destin (chers stoïciens, ne m’en veuillez pas trop...) Vivre, implique l’effort de vivre comme être heureux implique la volonté de l’être comme aimer implique la volonté d’aimer. L’amour, l’amitié, la fraternité, l’étonnement face aux beautés de la nature, voici, sans doute, quelques clés conduisant à une vie heureuse. Aussi, souvenons-nous «.Qu’il n’y a pas de bonheur sans courage, nous dit André Comte-Sponville (La plus belle histoire du bonheur. P. 166), et c’est ce qui donne raison aux stoïciens. Mais il y en a encore moins sans plaisir, c’est ce qui donne raison à Epicure, et sans amour, c’est ce qui donne raison à Socrate (...), à Aristote («.Aimer, c’est se réjouir.»), à Montaigne («.Pour moi donc, j’aime la vie.»), à Spinoza («.L’amour est une joie.»), à Freud (Quand on a perdu la «.capacité d’aimer.», c’est qu’on est malade), et à nous tous. Le bonheur n’est ni dans l’être ni dans l’avoir. Il est dans l’action, dans le plaisir et dans l’amour.». De fait, qui ouvre son c½ur s’ouvre à la vie et devient, dès lors, digne d’être heureux.


DEMOCRITE.: ATOMISME ET ATARAXIE.

Remarquons tout d’abord un singulier anachronisme. Bien que contemporain de Socrate (470/399 av. J.C.), et lui ayant survécu entre trente et quarante ans, Démocrite est, la plupart du temps, assimilé à un “présocratique”.: «.Qu’elle gageure.!.» S’est exclamé à juste titre Michel Onfray...! - Les sagesses antiques. Vol. 1. -.» Abstraction faite de cette curiosité historique, il est important de savoir que rien n’oppose davantage le matérialisme (concernant l’époque, doctrine selon laquelle la matière est la seule réalité) de Démocrite à l’idéalisme platonicien (résultant de son monde transcendant des “Idées”.) Si le réel de Démocrite est à la fois le monde tel que nous le percevons et ce qui le constitue.: les atomes et le vide, celui de Platon se trouve dans un ailleurs que l’on peut certes contempler mais à la condition cependant de se détourner du monde sensible ce qui rend caduc les connaissances acquises grâce aux sens. La philosophie platonicienne apparaît de la sorte comme une négation de la réalité car (et comme le suggère le mythe de la caverne) tout ce que nous percevons relève de l’illusion. (Nous sommes confrontés ici à une sorte d’anti-sensualisme - doctrine selon laquelle toutes nos connaissances et idées reposent sur nos sensations -. En réalité, pour Platon, il existe deux mondes.: le monde sensible et le monde intelligible. La connaissance véritable ne pouvant être prodiguée que par ce dernier.) Quelque part, une telle conception revient à nier l’évidence de la vie et, entre autres, à rejeter les plaisirs qu’elle peut apporter aux hommes.: «.Nous avons dit, déclara Socrate – Philèbe 33b -, au moment où nous comparions les genres de vie, qu’on ne devait éprouver aucun plaisir, soit grand, soit petit, quand on avait prit le parti de vivre selon la raison et la sagesse..» Si l’on suit Socrate (donc, Platon), parvenir à la sagesse implique une séparation nette entre les sens (le corps, par conséquent) et la raison. «.En séparant brutalement les sens de l’aptitude à la pensée abstraite, donc de la raison, comme si c’étaient deux facultés entièrement différentes, nous dit Nietzsche (La naissance de la philosophie. p. 70), il (Parménide - ~540/450 av. J.C. -) a détruit l’intellect lui-même et poussé à cette distinction entièrement erronée entre l’esprit et le corps, qui pèse, surtout de- puis Platon, comme une malédiction sur toute la philosophie..»

Lointaine aïeule de la micro physique moderne, la physique de Démocrite (qui est aussi, rappelons-le, celle de son maître, Leucippe) expose une conception de la matière absolument révolutionnaire pour l’époque. Nous l’avons précédemment évoqué, les présocratiques ont choisi un élément pour expliquer la génération des phénomènes perceptibles et ce fut déjà un immense progrès par rapport aux croyances antérieures. Mais, et alors que ces éléments faisaient partie du monde visible, les atomes de Démocrite ont été imaginés dans la partie invisible de ce même monde. Et, sans pour cela, recourir à un quelconque soutient divin ou à un archétype plus ou moins transcendant (Platon). Le monde de Démocrite est seulement constitué d’atomes et de vide.; il n’existe rien d’autre.: «.A l’origine de toutes choses, nous dit Diogène Laërce (Ibid. p. 182), il y les atomes et le vide (tout le reste n’est que supposition). Les mondes sont illimités, engendrés et périssables. Rien ne naît du néant, ni ne retourne au néant. Les atomes sont illimités en grandeur et en nombres et ils sont emportés dans le tout en un tourbillon. Ainsi naissent tous les composés.: le feu, l’air, l’eau et la terre. Car ce sont des ensembles d’atomes incorruptibles et fixes en raison de leur fermeté..» Une telle conception de la nature ne laisse que peu de place aux dieux. En effet, dès lors que l’on ne leur attribue plus la création du monde, à quoi pourraient-ils bien servir.? Aussi, et même si leur existence n’est pas complètement bannie, il est inutile de s’en préoccuper. En outre, réduire la réalité au seul monde terrestre rend caduque toute idée de transcendance. On peut comprendre, dès lors, l’hostilité d’un Platon qui ne prit même pas la peine de citer Démocrite (son contemporain, ne l’oublions pas) et envisagea même de brûler tous ces ouvrages... (Diogène Laërce. Ibid. Vol. 2 p. 181)

Comme toujours dans le domaine de la connaissance, une théorie, aussi subtile soit-elle, ne surgit pas de nulle part. Elle s’appuie sur une ou des théories antérieures soit pour les compléter ou les infirmer. C’est ainsi que l’atomisme de Leucippe et de Démocrite s’inscrivit dans la descendance de deux conceptions du monde opposées. Prônée par l’Eléate Parménide (Env. 540/450 av. J.C.), la première privilégia l’existence d’un Etre (par ailleurs très difficile à définir) immuable.: «.De toute nécessité, nous dit Parménide – Frag. 6, il faut dire et penser que l’Etre est, puisqu’il est l’Etre. Quant au Non-Etre, il n’est rien (...).» Précisant sa pensée, Parménide poursuit.: «.Il nous reste un seul chemin à parcourir.: L’Etre est. Et il y a une foule de signes que l’Etre est incréé, impérissable, car seul il est complet, immobile et éternel (...) L’Etre n’est pas non plus divisible, puisqu’il est tout entier identique à lui-même – Frag. 8 -..» La dernière affirmation de ce fragment (l’Etre est indivisible) est des plus importante car elle établit une filiation entre l’insécabilité de l’atome (qui est donc indivisible) et l’indivisibilité de l’Etre parménidien. Et c’est ainsi que, dans la théorie atomiste, l’Etre de Parménide va être démultiplié à l’infini. (A l’inverse, on pourrait dire que l’être parménidien est un immense et unique atome). Antagoniste de la conception de l’Etre parménidien, la doctrine héraclitéenne plaida en faveur d’un mobilisme (relatif, il est vrai) privilégiant le mouvement.: «.On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve. (Frag. 91).» A priori, on pourrait penser qu’Héraclite avait une conception moderne (nietzschéenne, entre autres) du devenir. Cependant, affirmer cela reviendrait à méconnaître à la fois sa conception du logos.: «.Si ce n’est pas moi mais le logos que vous écoutez, il est sage de reconnaître que tout est un, Frag. 50.» et la notion “d’éternel retour” si chère à l’antiquité. Si donc tout change et se transforme, tout revient.: «.Le feu vit la mort de la terre et l’air vit la mort du feu.; l’eau vit la mort de l’air et la terre celle de l’eau Frag. 76.» Une telle conception du changement repose sur un finalisme immanent qui, dès lors, peut contourner la question fondamentale du sens. En effet, dans la mesure ou ce qui disparaît va et doit revenir, c’est ce revenir même qui devient le sens du changement. Il existe donc chez Héraclite une logique permettant d’intégrer le mouvement dans une nécessité .: «.Il faut aussi se rappeler l’homme qui oublie le chemin, nous dit le fragment 71..» Or, ce chemin, précisément, est la voie nécessaire devant être empruntée par tout ce qui existe.


Si donc, dans la conception atomiste de Démocrite, l’être de Parménide n’est pas désavoué (comme tous les atomes, il demeure indivisible et entier), le non-être est accrédité d’une réalité.: c’est le vide qui permet le mouvement. (En commettant son “parricide”, Platon tenta de son coté d’apporter une solution au dilemme parménidien.: «.C’est qu’il nous faudra nécessairement, (...) mettre à la question la thèse de notre père Parménide et prouver (...) que le non-être est sous certain rapport, et que l’être, de son coté, n’est pas en quelque manière – Sophiste 241 d -.» Chez Démocrite, les corps qui constituent la nature résultent de l’assemblage des atomes (condition de la vie) ou de leur dissociation (avènement de la mort). Et, quel que soit le processus, tout ce qui est, devient ou péri ne résulte que de causes purement mécaniques. En outre, le perpétuel changement d’Héraclite se trouve également justifié. En effet, celui-ci relève de l’intégration ou de la désintégration des corps atomiques. C’est pourquoi il est possible de considérer la théorie de Démocrite comme une synthèse entre les conceptions parménidienne et héraclitéenne.: «.De l’éléatisme (Parménide) il (l’atomisme) conserve l’idée d’une permanence et d’une immutabilité de l’être qu’il attribue aux atomes, de l’héraclitéisme il garde l’exigence de la diversité et de la multiplicité sensibles pour rendre compte du changement (Jean Brun.: Les présocratiques. p. 113)..»

Si, et en raison tant de sa cohérence que de sa solidité, la physique de Démocrite ne laisse guère de place à une certaine forme de relativisme en revanche, il en va tout autrement en ce qui concerne la connaissance des choses. «.De la réalité, nous dit Démocrite (Frag. 9), nous ne saisissons rien d’absolument vrai, mais seulement ce qui arrive fortuitement, conformément aux dispositions de notre corps et aux influences qui nous atteignent ou nous heurtent..» Il apparaît ici une très nette distinction entre la connaissance réelle (acquise par la raison) et une connaissance relative issue des sensations.: «.la couleur n’existe que par convention, nous dit Démocrite (Frag. 125), de même le doux, de même l’amer (...).». Ce pré-nominalisme (doctrine selon laquelle il n’existe rien d’universel dans le monde en dehors des dénominations des choses) illustre parfaitement la subjectivité des avis formulés à partir des sensations. Un plat donné sera estimé peu salé pour l’un ou trop, pour l’autre. Une eau sera jugée froide ou tiède selon la sensibilité au chaud et au froid du corps. Ainsi donc, si «.l’homme est la mesure de toutes choses. (Protagoras. Frag. 1).» il est surtout sa propre mesure et beaucoup commettent l’erreur de l’ignorer. Cette forme d’égocentrisme s’accompagne souvent d’une détestable intolérance. Ce n’est pas parce que je n’ai pas froid que ma compagne est censée ne pas voir froid. Il en va de même pour les jugements esthétiques.: ce n’est pas parce que je trouve cet objet laid qu’il l’est forcément pour autrui.: «.Les choses en elles-mêmes ne sont ni belles ni laides, écrivit Spinoza (1632/1677) Donc, méfions-nous de nous-même, nous sommes bien trop souvent des tyrans qui s’ignorent....»

Bien que je ne partage pas tout à fait l’enthousiasme éclairé de Michel Onfray envers un hédonisme (doctrine selon laquelle le plaisir est le souverain bien de l’homme) qui serait la pierre de voûte de l’éthique démocritéene, je pense utile d’évoquer certains points de son analyse (Les sagesses antiques. Vol. 1. p. 66 et suiv.) «.Le réel se constitue d’atomes agencés dans le vide, nous dit-il. La causalité est immanente et matérielle.; il n’existe pas de raison divine.; tout passe, l’éternité est une fiction (...) Les dieux n’existent pas, la fortune comme modalité de la transcendance non plus (...) Pas d’âme séparée du corps, pas de discrédit de la chair (...) Pas de principe nous reliant au divin (...) Pas d’immortel lié au divin (...) L’âme meurt en même temps que le reste du corps (...) Affranchis par la physique qu’on ne saurait craindre les dieux, la nature ni la mort, qu’on peut agir sur les choses pour infléchir leur cours et qu’il existe une puissance du vouloir..» Ces quelques lignes ont pour mérite de dresser la scène d’une éthique de la liberté. En effet, délivré de la transcendance, l’homme est certes seul mais libre de conduire sa vie comme il l’entend. Maintenant, que va-t-il faire de cette vie.? C’est la grande question soulevée par l’éthique de l’antiquité. Le désistement des dieux (leur mise en congé, devrait-on plutôt dire) équivalut à une libération de l’homme. Dès lors, il devint réellement «.la mesure de toutes choses.» et réussir sa vie, ou non, ne dépendit que de lui comme, d’ailleurs, d’être heureux (à la condition, cependant, de n’être point trop frappé par l’infortune.)

L’homme se retrouva donc face à lui-même. Il essaya de connaître le monde qui l’entourait et s’interrogea sur sa propre destinée. Instinctivement, il rechercha son propre bonheur tout en se doutant, peut-être, de la vanité de sa quête.: «.Le bonheur parfait est impossible, nous dit un cyrénaïque, car le corps est sujet à cent maladies, l’âme souffre avec le corps, et par la dessus viennent les coups du sort, qui ruinent nos plus belles espérances – Diogène Laërce. Ibid. Vol. 1 p. 137 -.» C’est sans doute ainsi que naquit une éthique laïcisée et orientée pour certaines écoles vers l’ataraxie. Chez Démocrite, cette éthique reposa sur la modération en toutes choses.: «.Pour l’homme, la tranquillité de l’âme (l’ataraxie) provient de la modération dans le plaisir et de la mesure dans le genre de vie. L’insuffisance et l’excès provoquent d’ordinaire des changements fâcheux et causent à l’âme de grands troubles. (...) Il faut donc appliquer son esprit à ce qui est possible et se contenter du présent, ne tenir que peu de compte de ce qu’on envie et admire (...) On doit au contraire avoir sous les yeux la vie des malheureux, songer à leurs criantes misères (...) Aussi faut-il éviter de désirer ce qui ne nous appartient pas, nous contenter de ce que nous possédons (...) En adoptant cette manière de voir, on vivra plus tranquillement et pas mal de calamités nous seront épargnées.: l’envie, la jalousie et la haine. (Frag. 191).» Comme l’illustre sans ambiguïté ce fragment, Démocrite assimila l’ataraxie à une modération des plaisirs donc, à une maîtrise des désirs.: «.Quand notre appétit des richesses est insatiable, nous dit-il encore, il est beaucoup plus redoutable que l’extrême pauvreté. Car plus il est vif, plus violents sont les désirs que nous ressentons. (Frag. 219).» Selon cette sagesse, il faut donc se satisfaire de ce que l’on a.: «.Sage est celui qui ne s’afflige pas de ce qui lui manque et se satisfait de ce qu’il possède. (Frag. 231 ).» Ou, encore.: «.Si tu désires peu de choses, ce peu te semblera beaucoup, car des désirs peu exigeants donnent autant de force à la pauvreté qu’à la richesse (Frag. 284).»

Peut-on qualifier l’éthique de Démocrite d’hédoniste.? (Doctrine, rappelons le, selon laquelle le plaisir est le souverain bien). Si l’on se réfère à l’hédonisme radical de l’école cyrénaïque, je ne le pense pas (d’où ma réticence à l’égard du sentiment de Michel Onfray.) Ceci étant, le fragment 189 de Démocrite me confronte à un embarras certain.: «.Le meilleur pour l’homme est de vivre avec le maximum de joie et le minimum de tristesse. Or, ce n’est pas impossible, si l’on ne place pas le plaisir dans les choses périssables..» Abstraction faite de cette ambiguïté, on peut tout de même comparer les fragments 191 et 284 pré-cités avec la conception du plaisir des cyrénaïques relatée par Diogène Laërce (Ibid. p. 134) : «.Ceux qui s’en tinrent aux enseignements d’Aristippe et qui prirent le nom de Cyrénaïques professaient les opinions suivantes.: Il y a deux états de l’âme.: la douleur et le plaisir.; le plaisir est un mouvement doux et agréable, la douleur est un mouvement violent et pénible. (...) Tous les êtres vivants recherchent le plaisir et fuient la douleur. Par plaisir, ils entendent celui du corps, qu’ils prennent pour fin, et non pas le plaisir en repos, consistant dans la privation de la douleur et dans l’absence de troubles (l’ataraxie) dont Epicure a prit la défense, et qu’il donne comme fin. Ils croient d’autre part que la fin est différente du bonheur.: car elle est un plaisir particulier, tandis que le bonheur est un ensemble de plaisirs particuliers, parmi lesquels il faut compter les plaisirs passés et les plaisirs à venir..» Pas de trace ici de la moindre des modérations. Etre heureux signifie rechercher les plaisirs et, notamment, ceux du corps sans tenter de les réguler ou les freiner.

A priori, donc, L’éthique de Démocrite apparaît être davantage un eudémonisme qu’un hédonisme. Cependant, il ne s’agit là que d’une impression car, de même que bonheur et plaisir sont étroitement liés, eudémonisme et hédonisme le sont tout autant. La différence, peut-être, entre bonheur et plaisir résulte du manque de “consistance” objective du premier alors que le second se caractérise précisément par sa consistance sensorielle. Faire l’amour, par exemple, procure un plaisir directement proportionnel au désir qui précède cet acte. Si le plaisir ressenti n’est pas véritablement mesurable, on ne peut cependant nier sa réalité. Seulement, il s’agit, là, d’un plaisir “positif” inscrit dans une logique associant le manque et le désir de combler ce manque. Si le plaisir n’était que cela, les choses seraient beaucoup plus simples. Elles ne le sont pas car il existe une autre forme de plaisir qui, lui, résulte de l’évitement du déplaisir.: «.Or, nous dit Michel Onfray (Ibid. p. 73), peut-être même existe-t-il plus de satisfactions induites par l’évitement d’une occasion de souffrir, d’avoir de la peine, de craindre ou d’être angoissé, que par la quête positive d’une jubilation identifiée comme telle. Ce plaisir négatif suppose la possibilité de ressentir une réelle satisfaction à ne pas souffrir. L’absence de trouble comme génération de joie compte pour beaucoup dans les éthiques eudémonistes et hédonistes grecques..» De fait, une migraine qui s’estompe grâce à un sédatif procure un plaisir qui repose, précisément, sur la fuite d’un déplaisir.

C’est grâce à ce dualisme fondé sur l’existence d’un plaisir positif et d’un plaisir négatif qu’a pu s’élaborer la notion d’ataraxie. Et, si l’on accepte d’intégrer le plaisir négatif dans le champ de l’hédonisme, Michel Onfray a raison. Si l’on refuse, il faudrait, peut-être, nuancer son propos. Je laisse au lecteur le soin de trancher...

Que l’on prête à Démocrite une intention uniquement eudémoniste, ou associée à une certaine forme d’hédonisme, son éthique est orientée vers l’évitement de tout ce qui pourrait troubler l’âme et de tout ce qui pourrait perturber la sérénité souhaitée. Dans sa doctrine, cette ataraxie alla si loin qu’il n’hésita pas à dissuader d’avoir des enfants.: «.Je n’approuve pas chez l’homme, nous dit-il, la procréation, car dans le fait d’avoir des enfants jR

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