Les familles avec adolescents nous confrontent le plus souvent à des mises en dialogue nécessaires entre différentes pratiques et champs théoriques tellement les symptômes et/ou le comportement problématique d’un adolescent font s’entremêler le médical, le psychologique, le social, et même parfois le juridique.
Si nous considérons l’adolescence comme un processus développemental, nous pouvons tenter une approche de ce processus au sein du système familial en utilisant les données issues de la théorie de l’attachement, données susceptibles de permettre une transversalité entre les différents champs de connaissance concernés.
La montée pulsionnelle, les remaniements identitaires, les enjeux liés à l’autonomisation sont autant de facteurs d’insécurité pour l’adolescent, comme pour ses parents. Les attachements entre les uns et les autres sont réactivés. Mais de plus, ils sont susceptibles de se conflictualiser en raison de la sexualisation généralisée des liens à l’adolescence, et aussi quelquefois du télescopage de la problématique adolescente avec celle des parents, tout spécialement lorsque ceux-ci se séparent et tentent de nouvelles expériences amoureuses.
La théorie de l’attachement peut nous donner certaines clefs pour comprendre les problèmes en jeu et pour aider aux interventions thérapeutiques.
Le devenir de l’attachement à l’adolescence
L’attachement a été présenté par J. Bowlby (1978-1981) comme présent tout au long de l’existence
Les premiers attachementistes ont eu tendance à développer une théorie fixiste et déterministe en considérant que l’attachement acquis dans les premières années de l’enfance restait stable au cours de la vie. Pourtant, l’adolescence, période de changement, pose le problème de la continuité ou non de l’attachement. Les travaux sur ce sujet sont contradictoires (Waters et al., 1995 ; Main, 1991 ; Hesse, 1999 ; Benoit & Parker, 1994). On trouvera une discussion sur ce sujet dans le travail de Atger (2006). Nous sommes en tout cas amenés à réfléchir :
– d’abord sur ce qu’est l’attachement à l’adolescence,
– puis sur l’existence ou non d’une certaine flexibilité de l’attachement.
1) L’attachement à l’adolescence ne peut pas être orienté comme chez le petit enfant par un besoin vital de protection assuré par la proximité physique d’une figure d’attachement. On peut sans doute retenir comme sécurité chez l’adolescent (Allen & Land, 1999) :
– la possibilité de se référer en toute tranquillité à ses souvenirs d’attachement avec ses parents ;
– la possibilité de traiter ses pensées et d’utiliser des stratégies de régulation émotionnelle sans trop de difficulté, en particulier lors des situations de séparation ;
– la capacité à maintenir avec les figures d’attachement parentales des relations positives, malgré les aléas de l’adolescence.
J’y ajoute personnellement la possibilité d’opérer sans difficulté majeure une transformation du contenu même de l’attachement dans les relations amicales et amoureuses. Ce n’est qu’en fin d’adolescence que cette transformation se stabilise. Précisément sa réalisation laisse entrevoir une possible flexibilité.
2) Certains changements dans l’attachement sont possibles sous l’influence de différentes variables :
– Il y a celles qui tiennent aux rencontres signifiantes comme, par exemple, les rencontres amicales ou amoureuses qui viennent d’être évoquées. Nous avons pu montrer dans un travail récent (Cyrulnik, Delage et al., 2007) qu’après un premier amour, les adolescents « insécures » s’orientent davantage vers des réponses « sécures », tout spécialement ceux qui ont pu former un couple relativement durable.
– Il y a aussi les variables qui tiennent à certains événements qui jalonnent l’existence : les pertes, séparations, maladies et traumatismes peuvent infléchir la qualité initiale des attachements.
– Il y a enfin les variables qui tiennent aux remaniements actuels de l’adolescence, et susceptibles de venir troubler pour un temps la qualité des attachements.
Trois éléments majeurs sont à repérer comme amenant nécessairement l’adolescent à revisiter la qualité de ses attachements :
– les nouvelles capacités cognitives,
– la poussée vers l’autonomie,
– l’attirance sexuelle et les relations avec les pairs.
Les capacités cognitives
On sait que le jeune enfant d’âge pré-verbal a pu construire ses premières représentations de soi en relation avec l’autre (le modèle interne opérant, M.I.O.) évidemment enrichies par les étapes ultérieures du développement.
L’adolescent accède à la pensée formelle, c’est-à-dire à des compétences nouvelles pour le raisonnement abstrait. Il peut ainsi mettre en perspective ses différentes expériences et relations avec les figures d’attachement de l’enfance, les comparer, les relier, les séparer. Cela signifie qu’il accède (en général au début de l’adolescence) à la pleine capacité de différencier et lier tout à la fois ses représentations de soi avec chacun des parents et avec les deux parents ensemble, ainsi que ses représentations des relations que les parents ont entre eux comme couple conjugal (Delage, 2007). De cette manière, l’adolescent accède peu à peu au « modèle interne opérant partagé » (Marvin & Stewart, 1990), c’est-à-dire aux représentations de la manière dont, au sein de la famille, on est relié les uns aux autres, et dont on prend soin les uns des autres. On peut ici évoquer la participation à un M.I.O. systémique qui permet à chacun d’évaluer en partie les M.I.O. de chacun, d’anticiper les projets et les actions des autres. Cela signifie que l’adolescent, pour peu qu’il soit suffisamment « sécure », acquiert une bonne dextérité dans « le partenariat corrigé quant au but (J. Bowlby, 1978-1981) avec chacun des parents et avec les parents ensemble car il se montre capable de prendre en compte à la fois le point de vue de ses parents et le sien propre. Il a acquis de fait une notion de soi qui se dégage du seul regard des donneurs de soins.
La poussée vers l’autonomie
De ce point de vue, on a eu l’habitude de considérer l’adolescence comme une deuxième phase du processus de séparation-inividuation (Blos, 1979) ; Stierlin, 1977) après la première phase connue dans la petite enfance (Mahler, 1968).
Dans cette deuxième phase, l’adolescent acquiert ou conforte une identité stable en se différenciant des autres, et en particulier des autres membres de la famille auxquels il est pourtant lié.
On a pris l’habitude dans ce processus de séparation-individuation, de mettre l’accent sur le travail psychique individuel de séparation, c’est-à-dire sur le désengagement, sur l’élaboration du manque. L’attachement de son côté met l’accent sur la dimension relationnelle en soulignant la qualité de la présence. Il y a là une contradiction apparente. D’un point de vue développemental, on peut se demander si c’est la capacité à se séparer et à vivre le manque qui est plus formatrice, ou bien la capacité à maintenir la relation. Il faut sans doute l’intégration et la régulation des deux aspects qu’on peut concevoir comme une oscillation dans l’importance prise par l’un ou l’autre au gré du développement et des événements vécus d’une part, et d’autre part du fait des mises en résonance avec les expériences vécues par les parents.
En effet, si d’un côté l’adolescent est confronté à la deuxième phase du processus de séparation-individuation et à une réactivation de ses besoins de sécurité, d’un autre côté les parents sont soumis à une troisième phase du même processus et à des nouvelles interrogations portant sur leurs propres attachements. Il s’agit pour eux de se séparer de leurs représentations parentales de l’enfance, de réaménager les rapports complexes entre parentalité et conjugalité, et de devenir des donneurs de soins pour leurs propres parents confrontés de leur côté à une quatrième phase du processus de séparation-individuation quand ils entrent dans la vieillesse et que certaines déficiences apparaissent.
On peut finalement décrire chez les parents une « maturescence » (Salinas et al., 2002) travaillée dans la rencontre avec l’adolescence de leurs enfants et avec la sénescence de leurs parents.
Du côté de l’adolescent et du point de vue de l’attachement, certaines particularités doivent être soulignées :
– D’abord, des deux composantes de l’attachement – recherche de sécurité et ouverture au monde avec exploration de l’environnement –, c’est la deuxième qui chez l’adolescent « sécure » est habituellement activée. C’est sa désactivation, lors d’obstacles rencontrés sur la voie de l’autonomisation qui amène l’adolescent à une recherche de sécurité.
– Ensuite, cette recherche de sécurité n’amène pas habituellement l’adolescent, à s’orienter vers ses parents sauf en cas d’obstacle majeur. La plupart du temps, il a recours à ses intériorisations et/ou à ses pairs, quelquefois à d’autres adultes. On ne doit pas se méprendre sur cet aspect des choses. L’adolescent ne peut procéder de la sorte que dans la mesure où il sait pouvoir compter sur le soutien inconditionnel de ses parents s’il en a vraiment besoin. Ce n’est pas le soutien explicite des parents qui compte le plus. C’est la qualité de leur présence, c’est une réalité relationnelle stable et rassurante qui est ici importante, car elle contextualise la dynamique adolescente. On peut évoquer ici une base familiale de sécurité (Byng-Hall, 1990). C’est précisément parce qu’il sait pouvoir compter sur cette base de sécurité que l’adolescent va explorer d’autres attachements. C’est même pour cela que l’adolescent « sécure » peut entrer en conflit avec ses parents. De cette manière, il expérimente et vérifie que le conflit, quel qu’il soit, ne remet pas en cause l’inconditionnalité de la base de sécurité. Parents et adolescents, s’ils ont bien développé entre eux des attachements sécures savent conserver des relations positives malgré certains désaccords. C’est au fond de cette manière que l’adolescent parvient à vivre dans la croissance, l’apparent paradoxe entre autonomie et attachement aux parents. Dans sa version « sécure », l’attachement n’est pas dépendance. Il est maintien du lien positif avec les parents, dans la continuité des attachements de l’enfance. C’est dans la version « insécure » que l’attachement est confondu avec la dépendance et que la crise d’adolescence revêt la signification d’une rupture ou d’une menace de rupture. A l’appui de ces affirmations, on peut notamment indiquer les travaux de Zimmerman (1996) cités par Atger (2006) : des adolescents doivent répondre à des questions visant à déterminer leur principale figure d’attachement : 80 % d’entre eux désignent leur mère quand ils sont sécures, tandis que deux tiers désignent un ami ou un membre de la fratrie quand ils sont insécures.
Relations avec les pairs et connexion de l’attachement avec la sexualité
Les relations avec les pairs sont spécialement importantes à l’adolescence. Elles vont orienter les relations sociales ultérieures et les relations professionnelles. L’attachement va désormais revêtir une coloration particulière. En effet au fil de ses expérimentations et du développement de sa maturité, l’adolescent va devenir capable de donner plus de consistance aux relations amicales. Il va devenir susceptible de s’orienter en fin d’adolescence, ou au début de l’âge adulte vers ce que les anglo-saxons nomment l’amour romantique. Cela signifie une relation affective forte et exclusive à un ou une partenaire associée ou non à l’exercice de la sexualité.
Au cours de cette évolution, étalée tout au long de l’adolescence, plusieurs changements s’effectuent :
– d’abord l’adolescent, en même temps qu’il découvre l’altérité, apprend la réciprocité. Au lieu d’être dans une relation asymétrique qui est celle de l’enfant recevant des soins, l’adolescent est désormais susceptible de donner autant que de recevoir, et de devenir une figure d’attachement pour l’autre ;
– ensuite, du fait de la coloration affective des relations avec l’autre, et du possible accomplissement sexuel, le contenu même de l’attachement se déplace un peu, de sorte que « sécure » ne signifie pas seulement « pouvoir compter sur… », « avoir confiance en… », mais aussi : « se sentir bien avec… ».
Donc finalement il se produit un nouvel équilibrage entre les attachements construits dans l’enfance et ceux établis et entretenus dans le quotidien des relations avec les nouveaux partenaires.
Les attachementistes ont l’habitude d’affirmer que dans une relation durable de couple, chacun devient une figure d’attachement pour l’autre, substituée aux figures d’attachement de l’enfance. Pour ma part, et fidèle à une vision plus systémique, je considère qu’il y a plutôt ajout, adjonction et par conséquent une certaine dialectique entre ce qui relève des M.I.O. construits dans l’enfance, et ce qui relève de l’attachement expérimenté dans les relations amoureuses. Cette dialectique s’effectue avec beaucoup de flexibilité dans les attachements sécures, de sorte que c’est sans obstacle majeur que l’attachement construit avec un partenaire prend le pas sur les relations d’attachement avec les parents. Dans ces conditions les différentes figures d’attachement et les représentations relationnelles sont bien maintenues liées et différenciées. C’est sans doute de cette manière qu’au début de l’âge adulte, il devient possible à l’individu de se représenter comme potentiel donneur de soins à un enfant et de s’imaginer comme devenant parent.
Tout cela devient beaucoup plus difficile dans les attachements insécures, soit que s’opèrent des mises à distance, des clivages dans les représentations entre attachements de l’enfance et attachements dans le couple (attachements « détachés »), soit que s’opèrent des confusions, des empiètements entre attachements de l’enfance et attachements dans le couple (attachements « préoccupés »).
Les attachements à l’adolescence et les systèmes familiaux
Lorsque nous rencontrons un adolescent et sa famille, de nombreuses variables sont à considérer qui rendent à première vue la compréhension de l’attachement complexe
– D’abord, dans une vision synchronique, il est difficile de prendre en compte les attachements individuels et les conséquences de leurs combinaisons. Il est sans doute plus opérant de considérer un « style relationnel généralisé » qui se dégage comme émergence des différents types d’attachements individuels en relation. De même, on peut retenir la notion d’une « base familiale de sécurité » de plus ou moins bonne qualité. Cela revient finalement à explorer le niveau de cohésion dans une famille et la distance relationnelle entre les uns et les autres. La typologie de Minuchin (1979) offre ici des possibilités intéressantes de connexion avec la théorie de l’attachement.
– Ensuite, dans une dimension diachronique et développementale, il nous faut considérer l’histoire des attachements dans la famille, la manière dont ces attachements ont pu être infléchis par les événements vécus individuellement et/ou en famille, la façon dont l’adolescence elle-même peut conduire à de nouveaux ajustements fonctionnels. La notion de « scénarios relationnels » connectés à ceux du passé est particulièrement pertinente (Byng-Hall, 1995).
Les deux composantes représentationnelles et comportementales de l’attachement peuvent être examinées chez l’adolescent avec une vision systémique
1) La composante représentationnelle amène à considérer le niveau de flexibilité :
– Ainsi les M.I.O. « sécures » apparaissent comme des systèmes ouverts (Talbot & Mc Hale, 2003). En effet dans sa confrontation à la réalité, dans ses rencontres avec ses pairs, l’adolescent est capable de modifier ses représentations et de les enrichir de nouveaux apports. Il peut par conséquent développer des stratégies adaptatives relativement simples et directes sans trop compromettre sa sécurité interne.
La flexibilité représentationnelle à l’adolescence est d’autant plus à l’½uvre qu’elle entre en résonance avec la même flexibilité au sein d’une famille « sécure ». On n’a pas alors de grandes difficultés du côté des parents à envisager les changements et les réaménagements rendus nécessaires par le développement de l’adolescent. Ainsi se construisent entre les uns et les autres des représentations communicables et partageables.
– L’insécurité réduit la flexibilité représentationnelle. Dans ces conditions les M.I.O. insécures construites dans l’enfance ont tendance à fonctionner comme des systèmes fermés (Talbot & Mc Hale, 2003). Face à la pression insécurisante que l’adolescent rencontre au cours de son développement (du fait de facteurs internes ou de facteurs externes), il ne peut conserver une relative sécurité qu’en modifiant ses perceptions de la réalité afin que le système représentationnel qu’il a construit ne soit pas trop remis en cause. Dans ces conditions, il a recours à des stratégies relationnelles complexes.
Plus la rigidité représentationnelle est importante, moins les adaptations sont possibles. Plus les réaménagements relationnels sont difficiles, plus les infléchissements du style d’attachement initial au gré des rencontres apparaissent problématiques. C’est dans ces cas que des crises ouvertes émergent en famille, d’autant plus douloureuses qu’elles sont alors vécues comme menaçant la continuité de soi et les relations.
2) Les stratégies comportementales se complexifient et se diversifient par rapport à celles qui avaient cours dans l’enfance.
Dans les conditions habituelles de sa vie quotidienne, l’adolescent « sécure » n’a pas besoin d’activer son système comportemental d’attachement. Quand il est amené à le faire, il n’a pas grande difficulté à obtenir satisfaction dans son besoin de réconfort. On est en somme dans le droit fil des stratégies primaires (Kobak et al., 1993) au cours desquelles l’enfant d’âge préverbal pouvait facilement obtenir, en cas de besoin, la proximité de sa figure d’attachement et par conséquent désactiver facilement le système comportemental d’attachement.
Il n’en va pas de même chez l’adolescent « insécure ». Celui-ci maintient exagérément activé ou inhibé son système comportemental d’attachement. Cela avait conduit le jeune enfant à développer des stratégies secondaires visant par conséquent à s’adapter aux réponses inadéquates. Mais à l’adolescence, l’insatisfaction chronique des besoins d’attachement entre en conflit avec les enjeux de l’individuation. C’est en termes de dépendance que ces besoins sont vécus par un adolescent poussé vers l’autonomie. Il y a là les éléments d’une impasse.
Les stratégies comportementales et relationnelles peuvent être désormais qualifiées de tertiaires. Elles ont toujours pour finalité de trouver ou de retrouver une certaine sécurité. Mais elles s’organisent comme une réponse à la conflictualité entre autonomie et dépendance. Elles utilisent des voies diverses visant un contrôle de l’environnement. Elles sont productrices de troubles des conduites ou de symptômes qu’il faut comprendre à trois niveaux :
– d’abord, comme expression de la souffrance individuelle,
– ensuite, comme destinées implicitement à attirer l’attention des parents,
– enfin, comme ayant la fonction de maintenir stable la dysfonctionnalité du système familial cristallisé au bout d’un certain temps sur l’adolescent désigné comme patient et sur son comportement devenu pathologique (Ausloos, 1995).
Les interventions thérapeutiques devront aborder ces trois niveaux. Notamment, une manière de recadrer la demande familiale par rapport à la dysfonctionnalité observée (3e niveau) est d’amener à une lecture en termes de blessures et de besoins relationnels d’attachement (2e niveau). On sera alors conduit à travailler ensuite la problématique individuelle (1er niveau).
Les attachements organisés
Au sein des différents attachements, on peut établir une distinction entre les attachements organisés permettant des stratégies comportementales et relationnelles plus ou moins adaptatives, et les attachements désorganisés, résultat de traumatismes et de carences de soins, démunis en stratégies adaptatives. Il serait trop long de décrire ici ces derniers attachements et les organisations pathologiques auxquelles ils conduisent habituellement.
L’étude des attachements organisés mérite une précision supplémentaire selon la méthode utilisée pour leur exploration. La méthode par interview (Adult Attachment Interview, George, Kaplan & Main, 1996) s’inscrit dans la continuité des travaux initiaux sur l’attachement. Elle individualise ainsi différentes catégories bien distinctes les unes des autres (attachement « sécure », « insécure évitant », « insécure ambivalent »). La méthode par questionnaires, issue de la psycho-sociologie, donne des résultats dimensionnels. En effet, les réponses se distribuent entre les différentes caractéristiques sécures et insécures. L’exploitation statistique permet de dégager une ou des tendances dominantes (Pierrehumbert et al., 1996). Elle permet ainsi de concevoir un continuum allant du plus fonctionnel au plus problématique. On doit tenir compte à la fois des caractéristiques individuelles et du contexte relationnel où ces caractéristiques s’expriment, s’amplifient ou s’atténuent, où les potentiels se manifestent.
L’attachement sécure ayant été balisé au fil des différents chapitres de cet écrit, examinons les principales caractéristiques des attachements « insécures ».
1) Les adolescents insécures « évitants » ou « détachés » (Mackey, 2003).
Ces adolescents ont appris dans leur enfance à se tenir à distance de leur vie affective. Ils manifestent peu d’émotion, aussi bien dans les contacts avec leurs parents, qu’avec leurs pairs. Ils évitent les souvenirs négatifs, pénibles. Souvent même, ils les évacuent au fond de leur conscience, selon le mécanisme de l’exclusion défensive (Bowlby, 1978-1981).
D’une façon générale, ils attendent peu des relations. Ils développent l’idée qu’ils ne peuvent pas tellement faire confiance aux autres. C’est plutôt sous un angle fonctionnel (faire quelque chose avec quelqu’un) que les relations sont développées. Mais le partage intime n’est guère envisagé.
Selon les contextes et selon les stratégies adaptatives utilisées, on peut considérer plusieurs profils :
a) il y a ceux qui se montrent concentrés sur une tâche. Ils sont réservés. Mais ils sont susceptibles d’être efficients dans les domaines où l’affectivité n’est pas en jeu. Ils peuvent faire de bonnes études tout en restant effacés au point de passer inaperçus même de leurs enseignants. Ils peuvent avoir finalement une assez bonne insertion sociale apparente et réussir plus tard dans la vie professionnelle tout en restant des solitaires. En fait ils n’ont pas tellement plus confiance en eux que dans les autres et pourront être qualifiés plus tard « d’évitants craintifs » (Bartholomew, 1990).
b) Il y a ceux, le plus souvent des garçons, qui se montrent hostiles envers les autres. Préoccupés de leur indépendance, ils perçoivent les autres comme susceptibles d’empiéter sur leur vie intime. Ceux-là ne comptent que sur eux-mêmes. A la différence des précédents, ils développement une grande confiance en eux jusqu’à l’irréalisme. Ils sont peu sociables, plutôt méprisants envers les autres. Leur souci d’indépendance les amène à contester l’autorité sur un mode combatif, volontiers agressif. Il peut arriver qu’une relation intime se développe. Mais elle est en général peu durable car l’adolescent se montre exclusif, jaloux et finalement insupportable.
La vie familiale est rendue difficile par le comportement volontiers tyrannique d’un adolescent qui n’en fait qu’à sa tête sans tenir compte des autres dans la famille. Il est d’ailleurs plus souvent hors de la famille qu’à l’intérieur. Mais c’est un comportement également répandu chez les autres. Les parents ont leurs centres d’intérêt hors de la maison. Donc, on se retrouve peu en famille, on se tient à distance les uns des autres, on ne parle pas de ses sentiments, on ne s’exprime pas clairement.
Depuis longtemps, les parents ont eu des difficultés à soutenir leur enfant et à lui poser des limites. Ils ont renoncé en partie à exercer une fonction d’autorité, soit parce qu’ils ont minimisé les actes transgressifs, soit parce qu’ils ne se sont pas mis d’accord entre eux à ce niveau, sans pour autant chercher à régler leur désaccord, soit encore en se montrant fatalistes et en considérant que leur adolescent est simplement de la mauvaise graine. Cependant, les exigences sont souvent grandes au niveau des performances scolaires. C’est sur ce plan que les conflits sont fréquement engagés.
Lorsque les difficultés auxquelles l’adolescent évitant se trouve confronté prennent une tournure pathologique, ce sera sous la forme de troubles externalisés du comportement, de conduites addictives (alcool, toxicomanie). Ces manifestations témoignent de l’impossibilité pour l’adolescent de gérer sa vie émotionnelle et de la mentaliser. Mais elles visent en même temps une intervention du parent. Elles sont un enjeu qu’on pourrait résumer dans la formulation paradoxale : « je n’ai pas besoin de toi, et montre moi que tu m’aimes ». On comprend les malentendus qui peuvent alors s’organiser autour du manque chronique de soutien affectif, d’autant plus lorsque les troubles du comportement sont inscrits depuis longtemps comme régulation du désaccord entre les conjoints et que l’adolescent a été depuis son enfance « triangulé » dans ce désaccord.
c) Mais il est d’autres stratégies plus souvent développées chez les filles, qui réussissent à masquer l’évitement et les soutiens affectifs insatisfaits. Dans ces cas en effet, parce qu’elles se montrent confiantes en elles-mêmes et qu’elles savent tenir leurs émotions à distance, ces adolescentes attirent les autres, suscitent leurs confidences, leurs demandes d’aide. Ainsi s’organisent des transactions dans lesquelles se développent des relations « pseudo-sécures » entre des camarades qui expriment leur fragilité, et une adolescente qui se montre réceptive, agréable. De cette manière, cette adolescente est reconnue dans un rôle social positif dont elle tire satisfaction. Mais pour autant, cette adolescente n’expose pas sa propre vie émotionnelle et ne s’engage pas véritablement sur le terrain d’une relation intime. Dans ce domaine, elle maintient à distance ses camarades autant que ses parents. Les relations avec ces derniers ne sont pas pour autant exemptes de conflits, même si ceux-ci tendent à être esquivés. Mais la scolarité souvent peu investie est une nouvelle fois l’objet des attentions parentales. C’est souvent de façon indirecte et par « déplacement » que l’adolescente opère. Evitant l’affrontement avec les parents, elle s’engage dans un conflit avec une autre figure d’autorité, un enseignant par exemple, et souvent par souci de loyauté envers une camarade en difficulté qu’elle a entrepris de défendre.
2) Les adolescents insécures « ambivalents » ou « préoccupés » (Mackey, 2003).
Ces adolescents ont développé tout au long de leur enfance le besoin de se sentir au centre de l’attention des autres. C’est comme s’ils avaient toujours peur de se sentir seuls au monde. On pourrait leur attribuer une devise qui serait : « un peu d’attention, même négative, vaut mieux que rien ». Ici, il est difficile de lâcher les liens de l’enfance. Leurs transformations sont vécues comme des menaces de rupture. Le besoin de se sentir soutenu se conflictualise avec les autres enjeux de l’adolescence. Ces enjeux conflictuels sont d’autant plus insupportables que les parents eux-mêmes insécurisés transforment le soutien recherché par l’adolescent en contrôle et conduites intrusives. En fait, en procédant de la sorte, il est habituel qu’un des parents maintienne de son côté la proximité avec l’adolescent afin d’éviter son départ et le risque de devoir affronter plus directement les insatisfactions de la vie conjugale.
L’intensité émotionnelle en jeu et les tentatives pour la réguler utilisent une énergie qui laisse souvent peu de place à l’adolescent pour déployer ses capacités cognitives et investir la scolarité. Dans ce domaine, les adolescents qui n’ont pas eu la possibilité de développer une bonne confiance en eux ont tendance à ne pas persévérer devant les obstacles. Ils abandonnent facilement et se trouvent souvent en échec. Cela retarde d’autant la possibilité de se dégager de la dépendance à l’égard du milieu familial.
Selon les réalités transactionnelles du moment et les stratégies relationnelles déjà établies antérieurement, plusieurs styles comportementaux peuvent être rencontrés :
a) Il y a le style inhibé, passif. On est ici dans l’expression manifeste de la dépendance relationnelle. C’est sur ce mode en effet que les transactions s’établissent avec les autres. Il n’est pas rare que se développe une relation fusionnelle avec un ou une camarade qui présente les mêmes caractéristiques. Dans ces conditions, la relation qui s’instaure est rapidement émaillée de crises, tellement la dépendance finit par être insupportable à l’un ou à l’autre, et que l’un ou l’autre se montre jaloux, excessif dans ses attentes.
D’une façon générale, la tendance qu’ont ces adolescents à être collants exaspère. Il n’est pas rare qu’ils soient moqués, agressés, pris pour cible et d’autant plus assignés à une place de bouc émissaire qu’ils ne développent pas de moyens combatifs pour apparaître autrement que comme victimes.
Lorsque les difficultés atteignent un niveau pathologique, elles s’expriment surtout selon les formes internalisées (troubles phobiques, anxiété, dépression).
b) Il y a le style instable et combatif. Ici l’adolescent oscille entre diverses stratégies relationnelles au gré des circonstances, des aléas des rencontres, des événements et au gré des changements d’humeur, des insatisfactions de la vie affective tant avec les pairs qu’avec les parents. Dans ces cas alternent ou dominent :
– des manifestations dépressives ou anxieuses,
– des périodes de colère, d’hostilité et par conséquent de possibles troubles externalisés du comportement.
Tous ces scénarios relationnels se mettent d’autant plus facilement en place que les parents, de leur côté, sont émotifs, inconsistants et dans l’incapacité de tenir une position éducative stable. Ils sont parfois très attentifs, très proches de leur adolescent et parfois irrités et de mauvaise humeur au gré de leurs propres oscillations. De même, ils peuvent se montrer intrusifs et interventionnistes, et d’autres fois paralysés par leur manque de confiance et leur propre culpabilité. Surtout, ces oscillations sont souvent à contretemps des états et besoins émotionnels de l’adolescent.
On a du mal dans ces familles enchevêtrées à faire la part des besoins affectifs qui appartiennent en propre à chacun. Dans ces conditions, les conflits sont fréquents. Ils ont pour finalité plutôt un essai de régulation relationnelle que la résolution du problème concret qui les a suscités. L’enjeu d’un désaccord est alors d’avoir prise sur l’autre. Pour ce faire, on ne recherche guère la « collaboration dans le partenariat corrigé quant au but ». On utilisera la colère, les menaces, le chantage dans une tentative ambivalente du côté de l’adolescent pour obtenir une réponse affective des parents, qu’on pourrait formuler de la façon suivante : « tu m’aimes ? Je t’aime, moi non plus ».
Applications thérapeutiques
L’intérêt d’aborder les problématiques adolescentes avec des références à la théorie de l’attachement est d’offrir un fil conducteur susceptible de relier plusieurs niveaux logiques et de permettre des interventions thérapeutiques pouvant tenir compte à la fois des enjeux relationnels et des caractéristiques individuelles.
L’adolescent a besoin de s’individuer, de se différencier, de se séparer. Mais pour se séparer il a besoin d’être bien attaché, c’est-à-dire attaché d’une manière sécure. C’est dans les relations que se travaille cette sécurité de l’attachement, ce qui par conséquent concerne l’articulation entre les besoins formulés par l’adolescent à travers ses stratégies comportementales, et les réponses adressées par les donneurs de soin que sont les parents. L’adolescent est en effet à une période de son développement où la qualité de ses intériorisations est directement liée à la qualité de ses appuis sur la réalité externe (Jeammet, 1980), c’est à dire sur la réalité relationnelle avec les parents.
1) Quand l’adolescent est rencontré avec sa famille, examiner les comportements et les symptômes à partir de l’attachement permet un « recadrage » qui rend assez facilement accessible à tout le monde une définition systémique du problème. Une bonne façon d’effectuer ce recadrage est d’utiliser un questionnaire d’autoévaluation concernant les représentations d’attachement dans la famille (Delage, 2007). Ce questionnaire est construit empiriquement à partir de phrases simples représentatives des différentes catégories d’attachement. Il n’a pas pour but de réaliser une évaluation objective. Il permettra la mise à jour pour chacun et pour tous de ses représentations dans leurs dimensions individuelles et collectives concernant les relations actuelles et passées. Comme tel, l’autoquestionnaire est un objet médiateur qui permet une mise en dialogue, l’entrecroisement des récits et commentaires à partir des réponses communes, des différences, des attentes, l’appréciation de certaines stratégies relationnelles, l’ébauche de certaines connexions avec le passé.
C’est donc en début de thérapie qu’un tel questionnaire peut être proposé à la famille après qu’une affiliation suffisante ait pu se construire au bout de 2 à 3 séances. Le « recadrage » des problèmes exposés ainsi permis a le mérite de situer dans un registre qui qualifie les manières d’être attaché, et échappe donc à la désignation de catégories négatives du comportement. Notamment, il apparaît spécialement intéressant pour les uns et les autres d’apercevoir que telles fugues, telles conduites problématiques peuvent être comprises comme des adresses de l’adolescent à ses parents. Il devient possible de connecter les représentations aux émotions, de mobiliser et travailler tout particulièrement ces dernières. Au fond, la thérapie s’articule dans un double mouvement, celui qui va des représentations à la vie émotionnelle qui les sous-tend, celui qui va de la vie émotionnelle remobilisée aux modifications des représentations à partir des mises en connexion avec le passé, avec des histoires d’attachement et avec l’élucidation des scénarios relationnels répétés ou corrigés entre les générations (Byng-Hall, 1995 ; Cyrulnik & Delage, et al., 2007).
2) Il est habituel que le travail soit mené pendant un certain temps avec les sous-systèmes familiaux séparément. Les séances doivent alors être soigneusement planifiées dans le temps et réunir en alternance les parents seuls, l’adolescent, et quelquefois l’adolescent avec sa fratrie. Des séances regroupant l’ensemble des partenaires permettent des reprises collectives de ce qui a pu être travaillé séparément. Plusieurs objectifs sont ainsi visés :
– d’abord, se trouve réalisée une mise en scène de la séparation et de la différenciation nécessaire entre parents et enfants,
– ensuite, le travail avec les parents seuls permet de les aider à constituer une meilleure base de sécurité pour l’adolescent, en favorisant une régulation améliorée de leurs propres émotions. De cette manière ils peuvent ensuite mieux prêter attention à l’adolescent dans ses besoins et secteurs d’intérêt, davantage aborder calmement les points potentiellement conflictuels au lieu de les esquiver ou de se montrer hostiles et hypercritiques,
– ensuite encore, le travail avec l’adolescent permet à ce dernier de visiter ses représentations, ses émotions problématiques, ses expériences actuelles et passées, la confiance en soi-en-relation-avec-les autres, ses attentes à l’égard de ses parents et des autres, ce qui lui semble possible et important d’aborder avec les parents,
– enfin, des précisions peuvent être apportées sur l’origine et l’histoire des attachements insécures, offrant la possibilité d’échapper à un apparent déterminisme.
Un rôle majeur est dévolu aux pertes et séparations dans l’enfance précoce.
– Du côté des parents, une dépression maternelle, un deuil, la maladie, des traumatismes peuvent entraîner des pertes d’accordage et par conséquent la constitution d’insécurité dans les attachements.
– Du côté de l’enfant, l’abandon est l’occasion de souffrances précoces si un environnement affectif suppléant n’est pas rapidement trouvé. De ce point de vue, un enfant adopté à un ou deux ans a déjà construit un attachement insécure. L’adolescence est alors souvent à l’origine d’une réactivation parfois dramatique de la détresse de l’enfant. Il exprime à ce moment des attentes affectives sur un mode agressif, hostile et transgressif qui engage les parents eux-mêmes très insécurisés sur des malentendus. Les uns et les autres se blessent dans leurs attachements. Ils sont en règle générale très aidés par un travail centré sur les besoins affectifs insatisfaits.
– Les attachements que les parents ont construits dans leur famille d’origine et qu’ils sont susceptibles de transmettre à leur enfant constituent un autre axe majeur de compréhension. Main & Goldwyn (2003) ont montré que lorsque les parents parviennent à articuler leurs propres insatisfactions d’attachement avec une compréhension du comportement de leurs parents, ils se montrent en règle générale capables d’apporter un attachement sécure à leur enfant.
3) Au terme du travail thérapeutique avec la famille, il apparaît souvent possible et intéressant que puisse être engagée une autre phase thérapeutique.
– Du côté des parents, on a pu percevoir l’intérêt d’un travail centré sur le couple et sur la manière d’être mieux attachés entre conjoints,
– Du côté de l’adolescent, il est possible que celui-ci puisse s’engager dans un travail portant sur d’autres enjeux problématiques du développement personnel adolescent. On peut être tenté devant certains troubles de proposer une thérapie personnelle simultanément à la thérapie familiale. Mais dans ce cas, un travail avec un autre thérapeute, avant qu’aient pu être clarifiées les impasses relationnelles liées aux attachements insécures, risque d’introduire une confusion ou d’apparaître en concurrence avec la thérapie familiale. Le résultat en est alors bien souvent l’abandon d’une thérapie au profit de l’autre. Les entretiens individuels alternés avec le travail sur le sous-système parental mené par le ou les mêmes thérapeutes s’inscrivent au contraire dans une stratégie cohérente qui demeure centrée sur les relations. Une thérapie personnelle de l’adolescent garde souvent toute sa pertinence en étant comprise dans la succession, c’est-à-dire dans un temps ultérieur après la thérapie familiale, ou en tout cas après qu’aient pu être abordés à plusieurs la qualité des attachements.
Conclusion
Examiner les problématiques et les symptômes à l’adolescence à partir de l’attachement permet d’introduire une cohérence théorique dans la compréhension des enjeux personnels et interpersonnels qui sont simultanément en cause. Un contrepoint intéressant est ainsi proposé au processus de séparation-individuation, et amène à préciser à quel point l’adolescent, pour parvenir à être bien différencié, mieux individué et plus autonome, a besoin d’être suffisamment bien attaché. Différents apports systémiques peuvent être reliés par la théorie de l’attachement. Le travail thérapeutique peut s’orienter alors vers une compréhension des stratégies relationnelles utilisées par les partenaires et visera l’obtention de besoins affectifs infantiles insatisfaits. Il deviendra alors possible de réfléchir à des modifications des représentations dans la manière d’être en lien les uns avec les autres au sein de la famille.