Pour un néophyte en politique qui s’intéresse à la gauche, il peut sembler difficile de s’y retrouver : « socialisme » ou « social-démocratie » ? « Gauche sociale », « gauche libérale », « gauche de la gauche »...? Il en va de même au sein du parti socialiste : de la Gauche populaire à la Gauche durable, en passant par Maintenant la gauche ou encore L’Espoir à gauche..., les courants se font et se défont au gré des alliances et des congrès. Certains y voient encore le signe d’un « débat démocratique » au sein d’une gauche dont l’aspect pluriel ne cesse de s’accentuer. On peut au contraire y voir le symptôme du morcellement des anciennes doctrines qui n’en finissent pas de se décomposer.
Dans son livre Droit d’inventaire (Éd. du Seuil, 2009), François Hollande affirmait que le « socialisme navigue à vue ». Depuis lors, la situation n’a pas fondamentalement changé, d’autant qu’il faut faire face à la dette publique et à l’absence de croissance, en assumant plus ou moins clairement une politique de rigueur. La gauche change dans une recherche éperdue d’une nouvelle identité qui tente tant bien que mal de faire le lien ou la « synthèse » entre l’ancien et le nouveau. En réalité, la plupart des débats sans fin sur la redéfinition de la gauche se font en occultant une mutation fondamentale qui a déplacé son centre de gravité de la question sociale vers les questions de société. Cette mutation s’est opérée sous l’influence d’un gauchisme culturel inséparable des effets sociétaux qu’a produits la révolution culturelle de mai 68 et son « héritage impossible ». Tel est précisément ce que cet article voudrait commencer à mettre en lumière.
La notion de « gauchisme culturel » désigne non pas un mouvement organisé ou un courant bien structuré, mais un ensemble d’idées, de représentations, de valeurs plus ou moins conscientes déterminant un type de comportement et de posture dans la vie publique, politique et dans les médias. Il s’est affirmé à travers cinq principaux thèmes particulièrement révélateurs du déplacement de la question sociale vers d’autres préoccupations : le corps et la sexualité ; la nature et l’environnement ; l’éducation des enfants ; la culture et l’histoire. En déplaçant la question sociale vers ces thèmes, le gauchisme culturel s’inscrit dans les évolutions des sociétés démocratiques, mais il le fait d’une façon bien particulière : il se situe dans la problématique de la gauche qu’il adapte à la nouvelle situation historique en lui faisant subir une distorsion, en recyclant et en poussant à l’extrême ses ambiguïtés et ses orientations les plus problématiques. Il a fait valoir une critique radicale du passé et s’est voulu à l’avant-garde dans le domaine des m½urs et de la culture. En même temps, il s’est érigé en figure emblématique de l’antifascisme et de l’antiracisme qu’il a revisités à sa manière. Plus fondamentalement, ce sont toute une conception de la condition humaine et un sens commun qui lui était attaché qui se sont trouvés mis à mal.
Ces conceptions et ces postures du gauchisme culturel sont devenues hégémoniques au sein de la gauche, même si certains tentent de maintenir les anciens clivages comme au « bon vieux temps » de la lutte des classes et du mouvement ouvrier, en les faisant coexister tant bien que mal avec un modernisme dans le domaine des m½urs et de la culture. Ce gauchisme culturel est présent dans l’appareil du parti socialiste, dans l’État, et il dispose d’importants relais médiatiques. Le PS et la gauche au pouvoir ont pu ainsi apparaître aux yeux de l’opinion comme étant les représentants d’une révolution culturelle qui s’est répandue dans l’ensemble de la société et a fini par influencer une partie de la droite.
Nous n’entendons pas ici analyser l’ensemble de la thématique du gauchisme culturel. Mais la façon dont la gauche s’est comportée dans le débat et le vote de la loi sur le mariage homosexuel nous a paru constituer un exemple type de la prégnance de ce gauchisme et des fractures qu’il provoque dans la société. Dans cette affaire, le gauchisme culturel a prévalu au sein du PS et dans l’État à tel point qu’il est difficile de les démêler. En partant du thème de l’homoparentalité et en le reliant à d’autres comme ceux de l’antiracisme, de l’écologie ou de la nouvelle éducation des enfants, nous avons voulu mettre au jour quelques-unes des idées clés et des représentations qui structurent les comportements dans l’espace politique et médiatique.
Le nouveau domaine de l’égalité
La gauche a fait voter la loi sur le mariage homosexuel dans une situation sociale particulièrement dégradée. Le chômage de masse conjugué avec l’éclatement des familles et l’érosion des liens traditionnels de solidarité a produit des effets puissants de déstructuration anthropologique et sociale. Exclues du travail, vivant dans des familles gentiment dénommées monoparentales ou recomposées – alors qu’elles sont décomposées et marquées dans la plupart des cas par l’absence du père –, des catégories de la population connaissent de nouvelles formes de précarité sociale et de déstructuration identitaire. Les drames familiaux combinés souvent avec le chômage alimentent presque quotidiennement la rubrique des faits divers. C’est dans ce contexte que la gauche a présenté le mariage et l’adoption par les couples homosexuels comme la marque du progrès contre la réaction. On attendait la gauche sur la question sociale qui constitue historiquement un facteur essentiel de son identité. En fait, elle a abandonné une bonne partie des promesses électorales en la matière, tout en se montrant intransigeante sur une question qui a divisé profondément le pays. Elle a ainsi reporté sur cette dernière une démarcation avec la droite qu’elle a du mal à faire valoir dans le champ économique et social. Les anciens schémas de la lutte contre l’« idéologie bourgeoise », contre le fascisme montant se sont réinvestis dans les questions sociétales avec un dogmatisme et un sectarisme d’autant plus exacerbés.
Les partisans du « Mariage pour tous » l’ont affirmé clairement : « Pour nous, les craintes et les critiques suscitées par ce projet n’ont pas de base rationnelle. ». Dans ces conditions, le débat avec des opposants mus par des craintes irrationnelles et une phobie vis-à-vis des homosexuels ne sert à rien. Les Jeunes Socialistes de leur côté ont appelé les internautes à dénoncer les « dérapages homophobes » de leurs élus sur l’Internet et sur Twitter à l’aide d’une « carte interactive » signalant leur nom, leur mandat, leur parti, la date et la « teneur du dérapage ». La gauche au pouvoir a donné quant à elle l’image d’un État partisan, d’hommes d’État transformés en militants. La façon pour le moins cavalière dont elle a consulté les représentants religieux et a réagi à la prise de position de l’Église catholique avait des relents de lutte contre la religion du temps du père Combes, à la différence près que la loi de séparation a été votée depuis cette époque et que l’Église catholique a fini par se réconcilier avec la République. Restent les intégristes, que l’on n’a pas manqué de mettre en exergue. Lors des grands rassemblements de la Manif pour tous, des journalistes militants braquaient systématiquement leurs micros et leurs caméras sur les petits cortèges de Civitas et de l’extrême droite, guettant le moindre incident qui viendrait confirmer leurs schémas préconçus et leur permettrait de déclarer comme un soulagement : « Voyez, on vous l’avait bien dit ! » Quoi de plus simple que de considérer ce mouvement contre le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels comme un succédané du fascisme des années 1930 et du pétainisme, de le réduire à une manifestation de l’intégrisme catholique et de l’extrême droite qui n’ont pas manqué d’en profiter ? Les partisans du mariage homosexuel se sont trouvés pris au dépourvu : ils n’imaginaient pas qu’une loi, qui pour eux allait de soi, puisse susciter des manifestations de protestation d’une telle ampleur.
Pour la gauche, il ne faisait apparemment aucun doute que les revendications des groupes homosexuels participaient d’un « grand mouvement historique d’émancipation » en même temps que leur satisfaction représentait une « grande avancée vers l’égalité ». La Gay Pride, à laquelle la ministre de la Famille fraîchement nommée s’est empressée de participer avant même le vote de la loi, leur apparaissait comme partie intégrante d’un « mouvement social » dont elle se considère le propriétaire légitime. Ce mouvement s’est inscrit dans une filiation imaginaire avec le mouvement ouvrier passé tout en devenant de plus en plus composite, faisant coexister dans la confusion des revendications sociales, écologistes, culturelles et communautaires. Devenu de plus en plus un « mouvement sociétal » par adjonction ou substitution des revendications culturelles aux vieux mots d’ordre de la lutte des classes, son « sujet historique » s’en est trouvé changé. À la classe ouvrière qui « n’ayant rien à perdre que ses chaînes » se voyait confier la mission de libérer l’humanité tout entière, aux luttes des peuples contre le colonialisme et l’impérialisme se sont progressivement substituées des minorités faisant valoir leurs droits particuliers et agissant comme des groupes de pression.
C’est ainsi que les revendications des lesbiennes, gays, bi et trans se sont trouvées intégrées dans un sens de l’histoire nécessairement progressiste, en référence analogique lointaine et imaginaire avec le mouvement ouvrier défunt et les luttes des peuples pour leur émancipation. En inscrivant le « Mariage pour tous » dans la lutte pour l’égalité, la gauche a par ailleurs opéré un déplacement dont elle ne perçoit pas les effets. « Égalité rien de plus, rien de moins », proclamait un slogan des manifestations pour le mariage homosexuel en janvier 2012, comme s’il s’agissait toujours du même combat. Or, appliquée à des domaines qui relèvent de l’anthropologie, cette exigence d’égalité change de registre. Elle concerne de fait, qu’on le veuille ou non, une donnée de base fondamentale de la condition humaine : la division sexuelle et la façon dont les êtres humains conçoivent la transmission de la vie et la filiation. Obnubilée par la lutte contre les inégalités, la gauche ne mesure pas les effets de ce changement de registre qui ouvre une boîte de Pandore : dans cette nouvelle conception de la lutte contre les inégalités, les différences liées à la condition humaine et les aléas de la vie peuvent être considérés comme des signes insupportables d’inégalité et de discrimination. Dans le domaine de la différence sexuelle, comment alors ne pas considérer le fait de pouvoir porter ou non et de mettre au monde un enfant comme une « inégalité » fondamentale entre gays et lesbiennes ? Dans ce cadre, la revendication de la gestation pour autrui paraît cohérente et prolonge à sa manière cette nouvelle lutte pour l’« égalité ».
Ce changement de registre marque une nouvelle étape problématique dans la « passion de l’égalité » propre à la démocratie. Dans la conception républicaine, la revendication d’égalité se déploie dans un cadre juridique et politique lié à une conception de la citoyenneté qui implique un dépassement des intérêts et des appartenances particulières pour se penser membre de la cité ; la lutte contre les inégalités économiques s’inscrit dans le cadre d’une « justice sociale » et vise à créer les conditions favorables à cette citoyenneté. C’est en se plaçant dans cette perspective que la lutte contre les inégalités prend son sens et ne verse pas dans l’égalitarisme, en ne s’opposant pas à la liberté mais en l’intégrant comme une condition nécessaire et préalable pour que celle-ci puisse concerner le plus grand nombre de citoyens. Dans cette optique, il s’agit d’améliorer les conditions économiques et sociales, de développer l’éducation tout particulièrement en direction des couches les plus défavorisées afin d’accroître cette liberté. En ce sens, les paroles de Carlo Rossi, socialiste, antifasciste italien, assassiné en 1937, constituent le meilleur de la tradition de la gauche et du mouvement ouvrier : « Le socialisme c’est quand la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres. » Cette conception de l’égalité articulée à la liberté et finalisée l par elle ne se confond pas avec le « droit à la réussite pour tous » ou la revendication des « droits à » de la part des individus ou des groupes communautaires. Ces derniers portent en réalité la marque de la « démocratie providentielle ». En ce sens, la mobilisation des Noirs américains des années 1960 pour les « droits civiques » en référence à la Constitution américaine est un combat pour la liberté et la citoyenneté. Ce combat n’est pas de même nature que la revendication pour le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels, dans la mesure où cette dernière s’insère dans la lignée des « droits créances » qui se sont multipliés au fil des ans en sortant du registre économique et social. Les partisans du mariage homosexuel ont même fait valoir l’amour pour légitimer leur demande de droits : « Nous, citoyens hétéros ou gays, nous pensons que chacun a le droit de s’unir avec la personne qu’il aime, de protéger son conjoint, de fonder une famille. » Qui pourrait aller à l’encontre d’un si noble sentiment ? La gauche s’est voulue rassurante en faisant valoir à ses adversaires qu’il ne s’agissait pas de changer ou de retirer des droits existants mais simplement d’en ouvrir de nouveaux, comme si ces derniers raisonnaient dans le cadre du « social- individualisme » (la société comme service rendu aux individus) avec son « militantisme procédurier et demandeur de droits ». Contrairement à ce que la gauche a laissé entendre, le rejet de la loi n’impliquait pas nécessairement un refus de prendre en compte juridiquement les situations des couples homosexuels et des enfants adoptés. Les opposants ont mis en avant, en tout cas, un questionnement et des conceptions différentes qui heurtaient la bonne conscience de la gauche ancrée dans ses certitudes. Dans cette affaire, les manifestations des intégristes catholiques, les provocations et les violences de l’extrême droite sont venues à point nommé pour ramener la confrontation à des schémas bien connus.
L’antifascisme revisité
La gauche s’est toujours donné le beau rôle de l’antifascisme qui constitue un des principaux marqueurs de son identité. La mort de Clément Méric dans une rixe avec des skinheads d’extrême droite a relancé une nouvelle fois la mobilisation en même temps qu’elle faisait apparaître une configuration nouvelle. Les skinheads et les « antifas » se sont rencontrés dans un appartement de The Lifestyle Company lors d’une vente privée de vêtements de marque Fred Perry qu’ils affectionnent particulièrement ; la bagarre qui s’ensuivit et la mort de Clément Méric ne ressemblent en rien aux violences et aux assassinats pratiqués par les chemises noires de Mussolini et encore moins à la terreur et à la barbarie des SA et des SS. Même l’extrême gauche de mai 68 aurait du mal à s’y retrouver, elle qui pourtant avait déjà tendance à traiter les CRS de « SS » et à voir du fascisme partout. Autres temps, autres m½urs : à cette époque, l’attirance pour les marques n’aurait pas manqué d’être considérée par les militants comme un goût « petit- bourgeois » ou le signe certain de l’« aliénation capitaliste ». Les violences entre « fascistes » et « antifas » des nouvelles générations ont des allures de révolte et de règlements de comptes entre bandes d’adolescents ou de post-adolescents mus par le besoin de décharger leur agressivité dans une société qui se veut policée, à la manière des affrontements de certains supporters de clubs de football. Les idéologies extrémistes peuvent venir s’y greffer sans pour autant aboutir aux mêmes phénomènes que par le passé. Cela ne justifie en rien la mort de Clément Méric, la haine, les violences et les exactions commises par ces groupuscules, mais contredit les analogies historiques rapides et les amalgames. Ces derniers n’ont pas manqué à travers les propos de gens de gauche qui n’ont pas hésité à faire le rapprochement entre la mort de Clément Méric et la Manif pour tous.
L’antifascisme constitue en réalité un fonds de souvenirs passionnels et un stock d’idées toujours prêts à rejaillir à la moindre occasion, occultant la plupart du temps la façon dont le communisme l’a promu et la grille d’interprétation qu’il a fournie à la gauche à cette occasion. Dans le schéma communiste, le fascisme n’est qu’une forme de la dictature de la bourgeoisie poussée jusqu’au bout, constituée des éléments les plus réactionnaires du capitalisme. Le fascisme étant étroitement lié au capitalisme, « le ventre est toujours fécond d’où est sortie la bête immonde » et le combat antifasciste est un perpétuel recommencement tant que ne sera pas mis à bas le capitalisme. Ce schéma méconnaît l’opposition entre démocratie et totalitarisme et fait toujours porter le soupçon sur une droite qui, représentant les intérêts de la bourgeoisie, est constamment tentée de s’allier avec les éléments les plus réactionnaires.
La gauche ne semble pas vraiment avoir rompu avec ce schéma. En témoignent, par exemple, les déclarations du premier secrétaire du parti socialiste demandant à l’UMP de dissoudre la « droite populaire », ou accusant la droite, lors d’affrontements provoqués par des groupuscules opposés au Mariage pour tous, de « s’abriter derrière l’extrême droite », de se comporter « comme la vitrine légale de groupes violents ».
Un « antiracisme de nouvelle génération »
La façon dont la gauche s’est comportée sur la question du mariage homosexuel n’est pas le seul exemple de ses orientations problématiques. La lutte contre le racisme en est une autre illus- tration. Cette cause apparaît simple, répondant à une exigence morale, mais les meilleures inten- tions ne sauraient passer sous silence le glisse- ment qui s’est là aussi opéré. La façon dont l’antiracisme a été promu dans les années 1980 par SOS Racisme, étroitement lié au pouvoir socialiste mitterrandien, a entraîné la gauche vers de nouveaux horizons.
Dans son livre Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national, Paul Yonnet a été l’un des premiers à mettre en lumière le paradoxe présent au c½ur même de cet « antiracisme de nouvelle génération » : en promouvant de fait les identités ethniques dont le slogan « Black, blanc, beur » deviendra l’expression, il a introduit le principe racial et le communautarisme ethnique qu’il affirme combattre. Ce faisant, il a rompu à la fois avec la lutte des classes marxiste et le modèle républicain. Cette rupture intervient au moment même où se décompose le messianisme révolutionnaire et le nouvel antiracisme lui a servi d’idéologie de substitution : « Ainsi, avec SOS Racisme, passe-t‐on d’une vision classiste de la société à une vision panraciale, des ouvriers aux immigrés, comme nouveaux héros sociaux, de la conscience de classe [...] à la conscience ethnique, du séparatisme ouvrier au culturalisme ethnique, de l’utopie communiste à l’utopie communautaire . »
Ce changement s’est accompagné d’une relecture de notre propre histoire qui a renversé la perspective. Au « roman national épique » du gaullisme et du communisme de l’après-guerre a succédé une fixation sur les pages sombres de notre histoire, tout particulièrement celles de Vichy, de la Collaboration et du colonialisme. Cet effondrement du « roman national » s’est accompagné de la dissolution de la nation dans le monde au nom de l’universalisme des droits de l’homme. Loin de lutter efficacement contre ce qu’il combat, ce nouvel antiracisme a produit des effets inverses, en exacerbant les sentiments collectifs de crise identitaire et en suscitant en réaction une « xénophobie de défense ». Ce livre de Paul Yonnet provoquera de violentes polémiques. Soupçonné d’emblée d’être proche des thèses du Front national, il sera ostracisé par la gauche et ses thèses n’ont pas donné matière à un débat de fond.
En mars 2012, lors de sa campagne électorale, François Hollande s’est engagé à demander au Parlement de supprimer le mot race de l’article premier de la Constitution qui déclare : « La France assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de race et de religion. » En mai 2013, les groupes de gauche à l’Assemblée nationale et une partie des centristes ont voté la loi supprimant le mot « race » de la législation française. Pour une partie de la gauche, il ne s’agit là que d’une première étape avant la suppression de ce mot dans la Constitution. Croit-on sérieusement qu’une telle disposition puisse faire reculer le racisme ? Jusqu’où ira-t‐on dans cette volonté d’éradication du langage au nom de l’antiracisme ?
La révolution culturelle de l’écologie
La conversion rapide de la gauche à l’écologie peut, elle aussi, donner lieu à des changements de problématique non seulement sur les problèmes sociaux, mais plus globalement sur une façon de concevoir le devenir du monde. Les problèmes bien réels de la dégradation de la nature et de l’environnement ne sont pas ici en question, mais le sont les discours qui confèrent à l’écologie une signification et une mission salvatrice qui ne vont pas de soi.
Les écologistes ne cessent d’en appeler à une « transformation radicale », à la nécessité absolue de « changer radicalement nos modes de vie », de « changer l’imaginaire de la société ». La rupture écologique paraît tout aussi radicale que celle de la rupture révolutionnaire, mais elle se présente désormais sous les traits d’une nécessité « en négatif ». En ce sens, l’utopie écologique apparaît comme une utopie de substitution au saint-simonisme et aux philosophies de l’histoire, une sorte de messianisme inversé chargé d’eschatologie rédemptrice. La catastrophe annoncée de la fin possible de toute vie sur la planète doit permettre d’ouvrir enfin les yeux d’une humanité vivant jusqu’alors dans l’obscurantisme productiviste et consumériste, sous le règne prométhéen de la science et de la technique érigées souvent en entités métaphysiques. Ce n’est plus désormais par le développement des « forces productives », de la science et de la technique que l’humanité pourra se débarrasser d’un passé tout entier marqué par l’ignorance et les préjugés. L’utopie écologique renverse la perspective en faisant du rapport régénéré à la nature le nouveau principe de la fraternité universelle et de la réconciliation entre les hommes.
Un tel schéma de pensée induit une relecture de notre propre histoire qui, s’ajoutant à celle de l’antiracisme, renforce la vision noire des sociétés modernes, en oubliant au passage le fait que le développement de la production, de la science et de la technique a permis la fin du paupérisme et le progrès social. En poussant à bout cette logique – mais pas tant que cela –, ce sont des pans entiers de notre culture qui peuvent être relus et déconsidérés comme étant la manifestation d’un désir de domination sur la nature, source de tous nos maux. Dans ce cadre, l’expression du philosophe René Descartes « maîtres et possesseurs de la nature » tient lieu de paradigme. Mais c’est aussi le projet d’émancipation des Lumières, fondé sur l’exercice de la raison et sur l’autonomie de jugement, qui lui aussi peut être interprété comme l’affirmation présomptueuse de la supériorité de l’homme sur la nature. La révolution culturelle écologique poussée jusqu’au bout aboutit à remettre radicalement en question nombre d’acquis de la culture européenne. Celle-ci a été marquée à la fois par l’héritage des Lumières qui accorde une place centrale à la raison et à l’idée de progrès, et les religions juives et chrétiennes, pour qui la dignité de l’homme est première dans l’ordre de la création, et qui donnent une importance primordiale à la relation avec autrui. L’écologie est devenue l’un des principaux vecteurs d’une révolution culturelle qui ne dit pas son nom.
L’éducation des enfants
Dans la mutation du monde qui s’annonce, les jeunes ont, pour les écologistes, un rôle décisif à jouer. Ils naissent dans un nouveau contexte marqué par la crise et les « désillusions du progrès » et peuvent plus facilement prendre conscience des nouveaux enjeux de l’humanité ; ils sont l’« avenir du monde » et il importe de veiller à l’éducation de ces nouveaux pionniers. À l’école, la notion confuse et élastique de « développement durable » est désormais intégrée au « socle commun de connaissances et de compétences » qui fixe les repères culturels et civiques du contenu de l’enseignement obligatoire, et elle donne lieu à d’étranges considérations sur l’homme, sur la nature et sur les animaux . Ces dernières sont également massivement diffusées en douceur par le biais d’émissions de télévision, de films catastrophes, de dessins animés et toute une littérature enfantine remplie de bonnes intentions. Dans le domaine de l’écologie, les livres abondent. Le Petit Livre vert pour la Terre de la fondation Nicolas Hulot, diffusé à plus de quatre millions d’exemplaires, recense une centaine de bons comportements pour sauver la planète et être un « citoyen de la terre », le tout placé sous l’égide du Mahatma Gandhi cité dès le début du livre : « Soyez vous- mêmes le changement que vous voudriez voir dans le monde. » Cette attention attachée aux gestes les plus quotidiens se retrouve dans toute la littérature écologique pour les enfants sous forme de leçons de morale : « Vous ignorez peut- être qu’en utilisant un mouchoir en papier, vous contribuez très certainement à la déforestation. [...] En jouant, en se lavant, en s’éclairant, en se déplaçant, en mangeant, en consommant on agit nous aussi sur le fonctionnement du monde . » Quant aux nouveaux parents, ils se doivent de reconnaître leurs fautes : « En peu d’années, notre génération et celle de nos parents ont beaucoup abîmé la planète : l’air, l’eau, la mer et la terre, quatre éléments fondamentaux de la vie, pour “raison économique”, pour faire de l’argent . » De la même façon, depuis les années 2000, la littérature enfantine visant à éduquer les enfants aux nouveaux paradigmes de la sexualité et de la famille est en pleine expansion. Ces livres publiés par de petites maisons d’édition ne sont pas seulement destinés à des familles homoparentales, toutes ont le même but : dédramatiser et banaliser l’homoparentalité auprès des enfants. Les petites histoires avec un beau graphisme doivent les aider à mieux comprendre et à aborder des situations qui peuvent ou non les concerner directement : parents divorcés dont le père est devenu homosexuel (Marius) ; famille homoparentale (À mes amoures, Mes mamans se marient, Dis... mamans), les fables animalières avec leur couple de pingouins (Tango a deux papas et pourquoi pas ?), de grenouilles (Cristelle et Crioline), les louves et leur louveteau (Jean a deux mamans) sont mis à contribution, mais aussi les histoires de princesse (Titiritesse) pour découvrir en douceur l’homosexualité féminine. Le petit livre J’suis vert accompagné d’un CD de dix chansons aborde sans détour les questions de société qui touchent aussi les enfants, parmi lesquelles le divorce et les familles recomposées sous la forme d’une petite chanson enfantine « Je vous aime tous les deux ». Celle-ci fait approuver par l’enfant le choix de la séparation et présente sous des traits angéliques la nouvelle situation :
« Depuis pas mal de temps déjà je voyais que ça n’allait pas. [...]
« Papa tu rentrais toujours tard, Maman tu faisais chambre à part.
« C’est sûr ça pouvait plus durer, il valait mieux... vous séparer.
Refrain
« Mais si ça peut vous consoler, je voulais juste que vous sachiez...
« Que je vous aime, je vous aime tous les deux. [...]
« Enfin, c’est pas ma faute à moi, c’est la faute à personne je crois.
« C’est difficile d’aimer toujours, c’est c’qu’ils disent dans les films d’amour. [...]
« Et pour plus tard ce que j’espère, c’est des demi-s½urs et des demi-frères.
« J’suis sûr qu’on peut bien rigoler dans les familles “recomposées”. »
Les paroles de la chanson, qui sont supposées être celles de l’enfant, reflètent on ne peut mieux un optimisme gentillet qui a des allures de déni et semblent faites surtout pour rassurer les parents.
Un livre plus volumineux répond précisément à cet objectif en combinant les histoires pour enfants avec des « fiches psycho-pratiques » à l’usage des parents. Vendu à plus de 150 000 exemplaires, 100 histoires du soir a explicitement une visée à la fois thérapeutique et éducative « pour surmonter les petits et les gros soucis du quotidien ». Seize histoires fort bien imaginées et écrites couvrent un vaste ensemble de situations allant du coucher de l’enfant jusqu’aux « histoires d’écologie et de grignotage », en passant par les maladies, l’école et les copains, le chômage (« Comment dire à ses enfants qu’on est au chômage ? »), le divorce des parents (comment lui annoncer un divorce ?). Les histoires consacrées à l’homoparentalité (« Le petit bisou », « Moi j’ai deux papas ! », « Deux moineaux japonais... et une cigogne », « Le Papa au blouson couleur de ciel ») sont suivies de fiches composées d’une série d’explications et de recommandations auprès de parents homosexuels sur la bonne façon de dire les choses et de bien se comporter vis-à-vis de l’enfant.
La Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif (2013-2018) affirme tout bonnement : « Préjugés et stéréotypes sexuels, ancrés dans l’inconscient collectif, sont la source directe de discriminations et doivent être combattus dès le plus jeune âge. Ainsi, la mixité acquise en droit et ancrée dans la pratique demeure une condition nécessaire mais non suffisante à une égalité réelle entre filles et garçons et plus tard entre femmes et hommes. Elle doit être accompagnée d’une action volontariste des pouvoirs publics, de l’ensemble des acteurs de la communauté éducative et des partenaires de l’école . » La notion de genre si controversée y figure en toutes lettres : « Les savoirs scientifiques issus des recherches sur le genre, les inégalités et les stéréotypes doivent nourrir les politiques publiques », « donner aux élèves, étudiants et étudiantes les outils nécessaires pour mieux appréhender le traitement du genre dans les médias », « rendre visibles les recherches sur le genre et les expert(e)s à travers la mise en place de recensements nationaux », « réaliser un travail de vulgarisation et de diffusion des recherches sur le genre ». La formation est pareillement concernée : « La formation des formateurs et formatrices ainsi que la formation des personnels se destinant à travailler auprès d’enfants, d’adolescents, de jeunes adultes doivent comprendre une formation au genre et à l’égalité s’appuyant sur des données chiffrées et une vision sensible aux inégalités entre les femmes et les hommes dans l’ensemble des thématiques abordées. »
De son côté, le ministre de l’Éducation nationale a déclaré qu’il n’y avait pas de débat sur la théorie du genre à l’école et qu’il s’agissait seulement de « lutter contre toutes les discriminations à la fois de race, de religion et bien entendu sur les orientations sexuelles car elle cause de la souffrance ». Pour faire face à cette souffrance, le partenariat existant entre l’Éducation nationale et des associations lesbiennes et gays lui donne satisfaction. Pourquoi les associations homosexuelles et pas les autres ? Qui peut croire qu’elles n’ont pas d’esprit partisan ?
Postures identitaire et mécanismes de déni
À partir de cet examen des changements problématiques de la gauche et de la prégnance de nouveaux schémas de pensée au sein du parti socialiste, il nous paraît possible de mieux cerner les principaux traits du gauchisme culturel.
Celui-ci ne se présente pas comme un mouvement structuré et unifié autour d’une doctrine dogmatique comme les grandes idéologies du passé. Il est pluriel dans ses références comme dans sa composition ; il peut faire coexister des idées et des attitudes qui, il y a peu de temps encore, apparaissaient contradictoires et incohérentes. Il n’en possède pas moins des schèmes de pensée et de comportements transversaux qui lui donnent une unité structurant en arrière-fond son identité.
Le gauchisme culturel n’entend pas changer la société par la violence et la contrainte, mais « changer les mentalités » par les moyens de l’éducation, de la communication moderne et par la loi. Il n’en véhicule pas moins l’idée de rupture avec le Vieux Monde en étant persuadé qu’il est porteur de valeurs et de comportements correspondant à la fois au nouvel état de la société et à une certaine idée du Bien. Ce point aveugle de certitude lui confère son assurance et sa détermination par-delà ses déclara- tions d’ouverture, de dialogue et de concertation. Les idées et les arguments opposés à ses propres conceptions peuvent être vite réduits à des préjugés issus du Vieux Monde et/ou à des idées malsaines.
Le débat démocratique s’en trouve par là même perverti. Il se déroule en réalité sur une double scène ou, si l’on peut dire, avec un double fond qui truque la perspective : les idées et les arguments, pour importants qu’ils puissent paraître, ne changeront rien à la question abordée, l’essentiel se jouant à un autre niveau, celui des « préjugés, des stéréotypes ancrés dans l’inconscient collectif », comme le dit si bien la Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif. Il s’agit alors de com- battre ces préjugés et ces stéréotypes, en sachant que l’important se joue dans l’éducation des générations nouvelles plutôt que dans le dialogue et dans la confrontation avec les opposants considérés comme des individus ancrés dans leurs préjugés inconscients.
Le gauchisme culturel peut même se montrer inquisiteur et justicier en traquant les mauvaises pensées et les mauvaises paroles, en n’hésitant pas à pratiquer la délation et la plainte en justice. À sa façon, sans qu’il s’en rende compte, il retrouve les catégories de faute ou de péché par pensée, par parole, voire par omission, qui faisaient les beaux jours des confessionnaux. Le gauchisme culturel est à la fois un modernisme affiché et un moralisme masqué qui répand le soupçon et la méfiance dans le champ intellectuel, dans les rapports sociaux et la vie privée. Ce moralisme s’accompagne d’un pathos sentimental et victimaire où les mots « amour », « fraternité », « générosité » s’opposent emphatiquement à la « haine », à l’« égoïsme », à la « fermeture » dans des discours souvent d’une généralité confondante qui laissent l’interlocuteur pantois. L’expression de la subjectivité souffrante agit pareillement, elle paralyse le contradicteur délicat qui ne veut pas apparaître comme un « salaud ». Il faut savoir compatir, « écouter la souffrance » avant de « mettre des mots sur les maux ». Le gauchisme culturel pratique ainsi constamment une sorte de chantage affectif et victimaire qui joue sur la mauvaise conscience et le sentiment de culpabilité. Il se veut le porte-parole des victimes de toutes les discriminations en exigeant réparation ; c’est la voix des opprimés, des persécutés, des oubliés de l’histoire qui parle à travers sa voix. Que faire face à un interlocuteur qui se veut le représentant des descendants d’esclaves ? De quel droit peut-il se prévaloir d’un tel statut ?
De telles questions n’ont guère de chance d’être prises en considération, car le gauchisme culturel ne s’adresse pas à la raison. L’indignation lui tient souvent lieu de pensée et le pathos qui l’accompagne brouille la réflexion. L’affirmation d’idées générales et généreuses, les références emblématiques à la résistance et aux luttes héroïques du passé accompagnent son indignation et servent d’arguments d’autorité. La morale et les bons sentiments recouvrent souvent l’inculture et la bêtise, donnant lieu à de vastes synthèses éclectiques et des salmigondis. Mais à vrai dire, l’affirmation avec émotion et véhémence de ce que l’on ressent suffit dans bien des cas : il ne s’agit pas de convaincre avec des arguments mais de faire partager aux autres son émotion et ses sentiments, de les englober dans son « ressenti » comme pour mieux leur faire avaliser ses propres positions. L’« essoreuse à idées médiatique » est particulièrement friande de ce genre d’émotions. Dans les débats publics, à la radio, sur les plateaux de télévision comme dans les dîners en ville, il ne s’agit pas de convaincre mais de gagner en jouant sur tous les registres à la fois. Tout interlocuteur qui refuse d’entrer dans ce cadre peut être considéré comme suspect ou comme un adversaire en puissance. Les doutes et les interrogations ne sont pas de mise ; nulle faille apparente ne vient troubler le propos. Le gauchisme culturel s’est arrogé le magistère de la morale et cela lui suffit.
L’exigence morale de combattre le racisme, les exactions de l’extrême droite, les discriminations, pour justifiée qu’elle soit, n’a pas besoin de longues explications, et c’est précisément ce qui fait sa faiblesse. Réduisant ces maux à des pulsions individuelles plus ou moins conscientes, le gauchisme culturel ne s’attarde pas à l’analyse des conditions qui les ont rendus possibles, préférant réitérer indéfiniment ses appels à com- battre le mal, en dénonçant publiquement ses auteurs et ses complices. Une telle posture a pu, par réaction, renforcer l’influence de l’extrême droite auprès des couches populaires qui n’apprécient pas qu’on les traite de « beaufs », de « racistes » ou de « fachos » parce qu’ils sympathisent ou votent pour le Front national. Mais depuis des années, le scénario reste fondamentalement le même : déploration, indignation, dénonciation, appel à la mobilisation contre le racisme et le fascisme. Non seulement cela n’a pas empêché l’extrême droite de progresser, mais cela a contribué à la mettre un peu plus au centre de l’espace public.
De telles postures permettent également de mettre à distance les questions qui dérangent et de se réconforter dans l’entre-soi. Aborder les questions de la nation, de l’immigration, de l’islam, dont on sait qu’elles préoccupent beaucoup de nos concitoyens, suscite des réactions quasi pavloviennes qui empêchent tout examen et débat serein. Il est vrai que dans cette période de crise l’extrême droite sait jouer sur les peurs et les frustrations dans une logique de bouc émissaire. Mais ce n’est pas la façon dont l’extrême droite et une partie de la droite exploitent ces questions qui est ici en cause, mais la façon dont les questions elles-mêmes sont considérées comme taboues. Le fait même de dire qu’il s’agit de questions peut être considéré comme le signe que l’on est contaminé par des idées de l’extrême droite ou, au mieux, que l’on fait son jeu. Au nom de la lutte contre l’islamophobie, un glissement s’opère qui barre toute réflexion libre sur le rapport de l’islam à la modernité.
Idéologies émiettées et mentalité utopique
Ces postures ne sont pas sans rappeler celles du passé qui s’ancraient alors dans de grandes idéologies et les utopies issues du XIXe siècle, et plus précisément du communisme. Ce rapprochement, qui saisit des traits bien réels et souligne à juste titre le danger que le gauchisme culturel fait peser sur la liberté d’opinion et sur le fonctionnement de la démocratie, n’en est pas moins trompeur.
Dans le cas du gauchisme culturel, l’« idéologie » – pour autant que l’on puisse utiliser ce mot – est d’une nature particulière. Elle n’est pas « une » mais plurielle, composée de bouts de doctrines anciennes en décomposition (communisme, socialisme, anarchisme), mais aussi des idées issues des « mouvements sociaux » et des nouveaux groupes de pression communautaires (écologie, féminisme, mouvement étudiant et lycéen, associations antiracistes, groupes homosexuels...), voire des références aux « peuples premiers » et aux spiritualités exotiques, comme on l’a vu à propos de l’écologie. Elle n’est pas une « idéologie de granit » – pour reprendre une expression de Claude Lefort – fondée sur une science qui prétend englober sous sa coupe l’ensemble des sphères d’activité, même si l’on peut y trouver des relents de scientisme. Ses représentants, qui se montrent parfois sourds, intransigeants et d’un sectarisme à tout crin, ne sont pas pour autant de dangereux fanatiques exerçant la terreur sur leurs adversaires et dans la société. Ils ont parfois des allures de boy-scouts et leurs opposants ont souvent l’impression de « boxer contre des édredons ». Les représentants du gauchisme culturel ressembleraient plutôt à ce qu’on appelle des « faux gentils ». Ils affichent le sourire obligé de la communication tant qu’ils ne sont pas mis en question ; ils se réclament de l’ouverture, de la tolérance, du débat démocratique, tout en en délimitant d’emblée le contenu et les acteurs légitimes.
En ce sens, la droite se trompe en parlant de nouveau « totalitarisme », même si l’on peut estimer que le gauchisme culturel en a quelques beaux restes. En réalité, ce dernier s’inscrit pleinement dans le contexte des « démocraties post- totalitaires » : il puise dans différentes idéologies du passé en décomposition qu’il recompose à sa manière et fait coexister sans souci de cohérence et d’unité, n’en gardant que des schèmes de pensée et de comportement. À ses pointes extrêmes, le gauchisme culturel combine la rage des sans- culottes et le sourire du dalaï-lama.
Les utopies subissent un traitement semblable. Le gauchisme culturel véhicule bien un imaginaire qui retrouve nombre de traits anciens recyclés et adaptés à la nouvelle situation historique : ceux d’une société enfin débarrassée des scories du passé, réconciliée et devenue transparente à elle-même, d’un monde délivré du tragique de l’histoire, un monde sans frontières, sans haine, sans violence et sans guerre, pacifié et fraternel, mû par le souci de la planète, du plaisir et du bien-être de chacun. À l’échelle individuelle, cet imaginaire est celui d’un être indifférencié, un être sans dilemmes et sans contradictions, débarrassé de ses pulsions agressives, bien dans sa tête et dans son corps, s’étant réconcilié avec lui-même, avec les autres et avec la nature. Et, qui plus est, autonome et « citoyen actif » de la maternelle jusqu’à son dernier souffle, « citoyen du monde » et « écocitoyen ».
Cet imaginaire, pour utopique qu’il soit, s’articule en réalité aux évolutions problématiques des sociétés démocratiques européennes qui sont sorties de l’histoire et c’est précisément ce qui lui donne une consistance qui l’apparente à l’état du monde présent. Cette imbrication étroite de l’utopie et des évolutions problématiques de la société change sa nature. Il ne s’agit plus d’attendre la réalisation de l’utopie dans un futur indéterminé sur le modèle du socialisme utopique du XIXe siècle, pas plus que dans une fin de l’histoire articulée au devenir historique dont on détiendrait les clés. L’utopie se conjugue désormais au présent et prétend ne pas en être une. Tel est le paradoxe qu’a bien mis en lumière Marcel Gauchet : « En ce début du XXIe siècle, l’avenir révolutionnaire a disparu de notre horizon ; l’avenir tout entier nous est devenu inimaginable ; mais la conscience utopique ne s’est pas totalement évanouie pour autant ; elle hante véritablement notre présent . » Mais peut-être vaudrait-il mieux parler de mentalité utopique dans la mesure où cette dernière expression désigne un état d’esprit qui n’est pas nécessairement conscient. L’écologie est de ce point de vue particulièrement révélatrice du nouveau statut de l’utopie dans le monde d’aujourd’hui : si elle retrouve des accents prophétiques annonçant la fin possible du monde et son salut, elle appelle en même temps à mettre en ½uvre dès à présent de multiples pratiques alternatives. Celles-ci doivent permettre à la fois de sauver la planète et d’incarner dès maintenant le nouveau monde. Il en va de même avec les « crèches expérimentales », les nouvelles pédagogies qui doivent rendre l’enfant autonome au plus tôt, voire les multiples outils qui permettent de résoudre les contradictions et les tensions. L’utopie est éclatée en de multiples « révolutions minuscules », des « utopies concrètes » (oxymore qui à sa façon traduit bien le statut nouveau de l’utopie au XXIe siècle), dont la mise en ½uvre s’accompagne de « guides pratiques », de « boîtes à outils », de « kits pédagogiques » promus par des spécialistes patentés.
Aux origines du gauchisme culturel
Il est, en revanche, une utopie d’un genre particulier dont se réclame plus volontiers le gauchisme culturel : celle de mai 68 et des mouvements qui l’ont portée. Ce n’est pas l’événe- ment historique « mai 68 » qui est ici en question : cet événement historique comme tel n’appartient à personne, il appartient à notre histoire, comme à celle de l’Europe et à de nombreux pays dans le monde. Cet événement iconoclaste à plusieurs facettes peut être globalement analysé comme un moment de basculement vers le nouveau monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, que nous le voulions ou non. En ce sens, l’idée selon laquelle il faudrait « liquider mai 68 » est absurde. En revanche, ce qui me paraît être avant tout en question, c’est ce que j’ai appelé son « héritage impossible » et c’est précisément dans cet héritage que le gauchisme culturel a pris naissance et s’est développé. Textes, discours, pratiques et comportements de l’époque constituent un creuset premier, chaotique et bouillonnant qui va se répandre sur de multiples fronts, se pacifier et finir par s’intégrer à la nouvelle culture des sociétés démocratiques.
En mai 68 mai et dans le sillage de l’événement sont apparus de nouveaux thèmes portant sur la sexualité, l’éducation des enfants, la psychiatrie, la culture, qui sont venus interpeller les schémas de la lutte des classes et les idéologies de l’extrême gauche traditionnelle. Le gauchisme culturel naît précisément dans ce cadre et c’est lui qui va le premier déplacer l’axe central de la contestation vers les questions sociétales, à la manière de l’époque, c’est-à-dire de façon radicale et délibérément provocatrice. Il est ainsi devenu le vecteur d’une révolution culturelle qui a mis à mal l’orthodoxie des groupuscules d’extrême gauche, avant de concerner l’ensemble de la gauche et de se répandre dans la société. Quand on étudie la littérature gauchiste de l’immédiat après-Mai, on est frappé de retrouver nombre de thèmes du gauchisme culturel d’aujourd’hui, mais, en même temps, ces derniers semblent bien mièvres et presque banalisés en regard de la rage dont faisaient preuve les révolutionnaires de l’époque. Leur remise en question radicale a concerné bien des domaines dont nous ne pouvons rendre compte dans le cadre limité de cet article . Mais il suffit d’évoquer ce qu’il en fut en matière de m½urs et de sexualité au début des années 1970 pour mieux cerner le fossé qui nous sépare du présent.
Le désir était alors brandi comme une arme de subversion de l’ordre établi qui devait faire sauter tous les interdits, les tabous et les barrières. Il s’agissait de faire tomber tous les masques, en pourchassant les justifications et les refoulements au c½ur même des discours les plus rationnels et les plus savants. Être « authentique », c’était oser, si l’on peut dire, regarder le désir en face et ne plus craindre d’exprimer en toute liberté le chaos que l’on porte en soi. C’est sans doute pour cette raison que sur le front du désir la classe ouvrière a pu apparaître muette à beaucoup. Les religions juives et chrétiennes, la « morale bourgeoise », l’idéologie, le capitalisme réprimaient le désir, il s’agissait alors ouvertement de tout mettre à bas pour le libérer. Le mariage et la famille n’échappaient pas à un pareil traite- ment. Ils étaient considérés comme un dispositif central dans ce vaste système de répression, la cellule de base du système visant à castrer et à domestiquer le désir en le ramenant dans les credo de la normalité. Les lesbiennes et les gays revendiquaient clairement leur différence en n’épargnant pas les « hétéro-flics », la « virilité fasciste », le patriarcat. Il était alors totalement exclu de se marier et de rentrer dans le rang. On peut mesurer les différences et le chemin parcouru depuis lors. Nous sommes passés d’une dynamique de transgression à une banalisation paradoxale qui entend jouer sur tous les plans à la fois : celui de la figure du contestataire de l’ordre établi, celui de la minorité opprimée, celui de la victime ayant des droits et exigeant de l’État qu’il satisfasse au plus vite ses revendications, celui du Républicain qui défend la valeur d’égalité, celui du bon père et de la bonne mère de famille...
Mais, en même temps, force est de constater que nombre de thèmes de l’époque font écho aux postures d’aujourd’hui. Il en est ainsi du culte des sentiments développé particulièrement au sein du MLF. Renversant la perspective du militantisme traditionnel, il s’agissait déjà de partir de soi, de son « vécu quotidien », de partager ce vécu avec d’autres et de le faire connaître publiquement. On soulignait déjà l’importance d’une parole au plus près des affects et des sentiments. Alors que l’éducation voulait apprendre à les dominer, il fallait au contraire ne plus craindre de se laisser porter par eux. Ils exprimaient une révolte à l’état brut et une vérité bien plus forte que celle qui s’exprime à travers la prédominance accordée à la raison. À l’inverse de l’idée selon laquelle il ne fallait pas mêler les sentiments personnels et la politique, il s’agissait tout au contraire de faire de la politique à partir des sentiments. Trois préceptes du MLF nous paraissent condenser le renversement qui s’opère dès cette période : « Le personnel est politique et le politique est personnel » ; « Nous avons été dupés par l’idéologie dominante qui fait comme si “la vie publique” était gouvernée par d’autres principes que la “vie privée” » ; « Dans nos groupes, partageons nos sentiments et rassemblons-les en un tas. Abandonnons-nous à eux et voyons où ils nous mèneront. Ils nous mèneront aux idées puis à l’action ». Ces préceptes condensent une nouvelle façon de faire de la « politique » qui fera de nombreux adeptes. Resterait à tracer la genèse de ce curieux destin du gauchisme culturel jusqu’à aujourd’hui, la perpétuation de certains de ses thèmes et leur transformation. L’analyse de l’ensemble du parcours reste à faire, mais cette dernière implique à notre sens la prise en compte du croisement qui s’est opéré entre ce gauchisme de première génération avec au moins trois grands courants : le christianisme de gauche, l’écologie politique et les droits de l’homme. C’est dans la rencontre avec ces courants que le gauchisme culturel s’est pacifié, pris un côté boy-scout et faussement gentillet, et qu’il s’est mis à revendiquer des droits. Mais c’est surtout dans les années 1980 que le gauchisme culturel va recevoir sa consécration définitive dans le champ politique, plus précisément au tournant des années 1983-1984, au moment où la gauche change de politique économique sans le dire clairement et entame la « modernisation ». Le gauchisme culturel va alors servir de substitut à la crise de sa doctrine et masquer un changement de politique économique mal assumé. À partir de ce moment, la gauche au pouvoir va intégrer l’héritage impossible de mai 68, faire du surf sur les évolutions dans tous les domaines, et apparaître clairement aux yeux de l’opinion comme étant à l’avant- garde dans le bouleversement des m½urs et de la « culture ». Nous ne sommes pas sortis de cette situation.
Au terme de ce parcours qui rend compte des glissements opérés par la gauche et de l’influence du gauchisme culturel en son sein, il nous paraît possible de poser sans détour ce qui n’est plus tout à fait une hypothèse : nous assistons à la fin d’un cycle historique dont les origines remontent au XIXe siècle ; la gauche a atteint son point avancé de décomposition, elle est passée à autre chose tout en continuant de faire semblant qu’il n’en est rien ; il n’est pas sûr qu’elle puisse s’en remettre. Le gauchisme culturel, qui est devenu hégémonique à gauche et dans la société, a été un vecteur de cette décomposition et son antilibéralisme intellectuel, pour ne pas dire sa bêtise, est un des principaux freins à son renouvellement. La gauche est-elle capable de rompre clairement avec lui ? Rien n’est certain étant donné la prégnance de ses postures et de ses schémas de pensée.
Pour nombre de militants, d’adhérents, de sympathisants, d’anciens ou de nouveaux, d’ex ou de dissidents, de tels propos ne sont guère audibles parce que pour eux, la gauche reste toujours la gauche, quoi qu’il en soit de la réalité des changements. C’est une question avant tout « identitaire », une sorte de réflexe indéracinable fondé plus ou moins consciemment sur l’idée que la gauche est, malgré tout, le dépositaire attitré d’une certaine idée du bien, se nourris- sant encore, pour les plus anciens, de références au « camp du progrès » et aux luttes passées du mouvement ouvrier. Et d’en appeler de façon de plus en plus éthérée à une « vraie gauche » ou à un « vrai socialisme » qui ne saurait se confondre avec la gauche et le socialisme « réellement existants » comme pour mieux se rassurer face à des évolutions problématiques. Quand les mécanismes de défense identitaires l’emportent sur la liberté de pensée et servent à se mettre à distance de l’épreuve du réel, il y a de quoi s’inquiéter sur l’avenir d’une gauche qui ne parvient pas à rompre avec ses vieux démons et se barricade entre gens du même milieu qui ont tendance à croire que la gauche est le centre du monde. Pour ceux qui n’en pensent pas moins, il est d’autres types d’arguments plus réalistes qui peuvent faire taire le questionnement. Quand vos amis sont des gens qui se définissent comme « naturellement » de gauche, à quoi bon se fâcher avec eux ? Il en va de même avec un petit milieu de l’édition, de journalistes et d’artistes militants qui baignent dans le gauchisme culturel depuis longtemps. On ne tient pas à se voir coller une étiquette qui combine désormais le « réac » et le « ringard ». L’argument rabâché selon lequel « il ne faut pas faire le jeu de la droite et de l’extrême droite » (souvent confondues) fait le reste. Malgré les références à l’anticonformisme et aux luttes glorieuses du passé, le courage n’est pas toujours au rendez-vous.
Et pendant ce temps-là, la France continue de se morceler sous l’effet de multiples fractures sociales et culturelles. L’extrême droite espère bien en tirer profit en soufflant sur les braises, mais, à vrai dire, elle n’a pas grand-chose à faire, le gauchisme culturel continue de lui faciliter la tâche.