Doctor Who est une de ces séries qu’on catalogue. SF, pour enfants, absurde, comique, britannique, kitsch, pour adultes, géniale. Déjantée et adepte du n’importe quoi. On en oublierait presque qu’il s’agit aussi d’une série sérieuse qui, dans le fond, manie des thèmes quasiment aussi lourds que The Face of Boe lui-même.
Un peu de sérieux, donc, ce qui justifie bien une dissertation sur la liberté dans Doctor Who. Il serait vain de définir la liberté, prise ici au sens large et quasi non philosophique du terme. Mais un cadrage du sujet s’avère malgré tout nécessaire: dans cet article, il ne sera question que de la nouvelle version de la série, diffusée depuis 2005. Et le 10ème docteur (joué par David Tennant – avec Russel T. Davies aux manettes) y occupera une place prédominante.
Le voyageur libre
Dans Doctor Who, la liberté est le principe de base. Elle est même en quelque sorte incarnée par le vaisseau du héros, le TARDIS, qui, sous des allures de boîte bleue, donne au Docteur une possibilité absolue de mouvement dans le temps et l’espace. Et comme la série ne fait jamais les choses à moitié, le Docteur peut aussi bien aller dans le passé que dans l’avenir, de la fin de l’univers au « présent » (l’époque de ses compagnons et du téléspectateur), sur Terre et dans l’Univers tout entier.
Cette liberté de mouvement permet au personnage du Docteur, extraterrestre de l’espèce des Time Lords, d’exister. Et il sait en être à la hauteur, puisque l’une de ses principales caractéristiques est d’être lui-même un être profondément libre. Alors que l’unité de son caractère est parfois mise à mal par la multitude de ses incarnations – au lieu de mourir, le docteur se régénère dans un corps différent (11 à ce jour) – c’est justement son apparente absence de contrainte qui joue le rôle de fil rouge.
Guidé par un insatiable appétit de découverte, le Docteur a pour unique objectif d’explorer l’Univers et le Temps, en ignorant totalement le danger et la raison. Son enthousiasme sans limite face au monde qui l’entoure est communicatif et frôle l’hystérie. Il salue chaque aventure d’un « Allons-y » (en français dans le texte), accompagne ses découvertes de monologues au débit rapide, ponctués de « brilliant ! » et de « fantastic ! », et marque ainsi son admiration généralisée pour tout ce qui existe. Enfin, original et libre d’esprit, le Docteur ne juge pas et passe son temps à plaisanter.
C’est ainsi par son caractère joyeux et son excentricité que le Docteur, aventurier intergalactique et « intertemporel », donne la si forte impression d’être l’un des héros les plus libres de l’ère télévisuelle. Non seulement il accepte sa vie, mais il la célèbre constamment. La série en tire son ton si particulier, et tout fan qui se respecte l’envie d’aller faire un tour avec lui dans le TARDIS.
Le Docteur inspire en effet une confiance sans limite. Comme il se plaît à le répéter, il est « clever » (intelligent). L’étendue de sa connaissance et de son intelligence lui donne les moyens de vivre pleinement la liberté qu’il a choisie : face à des événements des plus improbables et dangereux, il sait toujours dominer la situation et se donner les moyens de poursuivre sa route.
Loin de se contenter de vivre sa liberté, il l’apporte également aux autres. A ses « compagnons » d’abord, invités privilégiés (de préférence féminins) restant généralement avec lui une saison ou deux. Mais surtout, dans chaque épisode ou presque, le Docteur joue le rôle de libérateur des peuples et de protecteur du monde libre. Churchill l’appelle quand il a besoin d’aide ; Londres est sauvé par ses soins à chaque Noël ; dès qu’un Dalek crie Exterminate, il l’extermine lui-même.
Le prix de la liberté
Dans Doctor Who, la liberté n’est toutefois pas sans sacrifices. Sans être jamais réellement seul, il est pourtant condamné à perpétuellement l’être. Last of the Time Lords, il porte d’abord, dans la nouvelle série, le poids d’être le dernier survivant de son espèce. Ceux qui acceptent d’être ses compagnons, de Rose bloquée dans une dimension parallèle à Jack héritant d’une immortalité qu’il n’a jamais demandée, finissent toujours par en payer le prix. Il faut dire que, si le Docteur s’attache à eux, rien n’est plus fort que son exigence suprême : continuer le voyage. Il n’en vit pas moins le départ ou l’abandon de chaque compagnon comme une rupture déchirante, alimentant en lui un fort sentiment de culpabilité.
Le Docteur doit également porter le lourd poids de la responsabilité. Où que le TARDIS le mène, il est confronté aux conséquences de ses voyages. Comment les choses se seraient-elles passées s’il n’était pas venu ? Auraient-elles été pires, ou meilleures ? Dans un épisode par ailleurs médiocre, c’est sa présence même à Pompéi qui déclenche l’éruption du Vésuve (The Fires of Pompeii). Et certes, il sauve le monde dans chaque épisode, mais combien de fois l’a-t-il auparavant mis en danger ? Les choix qui se présentent à lui sont souvent cruels, et il doit fréquemment sacrifier des vies pour sauver une planète entière. Sa joie hystérique lorsqu’il parvient à sauver tout le monde dans l’épisode The Doctor Dances : « Everybody lives, Rose. Just this once. Everybody lives ! » est symptomatique du poids constant qu’il est contraint de porter.
Ainsi, si son nom annonce la joie et la salvation dans certaines cultures, le Docteur est aussi associé à la destruction et à la mort. Personnage joyeux et terrible à la fois, il est adulé par les uns et craint par les autres. Comme l’explique un personnage, le mot « docteur » signifie « guerrier » dans la langue des habitants des Forêts Gamma (« A Good Man Goes To War »). On peut d’ailleurs regretter que cet aspect de la perception du personnage – notamment par l’évocation d’une « Dark Legend » – n’ait pas été davantage exploité dans la 6ème saison qui l’avait introduite.
De temps en temps, donc, le Docteur cesse de plaisanter et sa figure devient grave : « It’s not like I’m an innocent. I’ve taken lives. (…) Manipulated people into taking their own” (The End of Time). Dans la nouvelle série, les 9ème et 10ème incarnations sont de plus hantées par le souvenir du génocide commis par le Docteur lorsqu’il a détruit les Daleks et sa propre espèce des Time Lords à la fin de la dernière « Guerre du Temps ».
Le Docteur, prisonnier de sa propre liberté
Au final, la liberté du Docteur est aussi sa prison : le paradoxe entre sa liberté et l’équilibre du Temps est en effet insurmontable. Pour continuer à voyager, le Docteur doit absolument respecter les règles qui rendent possibles son exploration, notamment ne pas modifier les « points fixes » du Temps, que sa nature de Time Lord lui permet de reconnaître.
Il ne peut défier ces règles sous peine de mettre en danger l’équilibre même de l’Univers, et de détruire par effet de ricochet toute existence. Perturbé par l’annonce de sa mort prochaine et par l’ampleur des sacrifices qu’il doit toujours faire, le 10ème Docteur succombe à un moment d’hybris désespéré et s’écrie : « The rules of Time are mine and they will obey me ! » (Waters of Mars). Il vient de sauver une personne dont il avait pourtant jugé que la mort constituait un point fixe. Mais cette personne se suicide immédiatement : la tentative de toute-puissance du Docteur est vaine, et le Temps se corrige de lui-même.
Ce paradoxe fait l’objet des sombres Specials qui se déroulent entre la 4ème et la 5ème saison. Doué de la chance immense de comprendre et d’observer le Temps, le Docteur ne peut pas toujours changer des événements dont il se sent pourtant responsable. Sa liberté absolue est en fait impuissante : elle n’est qu’une liberté de voir et non d’agir. S’il modifie les « détails » à chaque aventure, il est condamné à toujours sauver le monde sans jamais le sauver vraiment, et les grandes lignes de l’Histoire se déroulent hors de son contrôle, emportant dans leurs sillages mort et désolation. Les Cybermen et les quelques Daleks survivants continuent d’envahir les mondes, les compagnons de partir, les Time Lords de mourir dans leur bulle temporelle, et le Docteur de se régénérer1.
Ainsi, à l’issue des Specials, la régénération de la 10ème incarnation du Docteur ressemble fort à une punition. Trop d’ambition, trop de brillance, et trop d’adoration lui avaient fait oublier que sa liberté était justement de pouvoir se situer hors du Temps. A plus de 900 ans et à la veille de sa 11ème personnalité, le Docteur lui-même avait probablement donné le meilleur commentaire de sa condition : « Sometimes I think a Time Lord lives too long » (The End of Time).
Mais qu’à cela ne tienne, l’aventure de Doctor Who, série si importante dans la culture britannique, doit toujours continuer. Et quand la liberté du docteur vacille, celle des équipes scénaristiques prend le relais, elles qui varient les styles et les histoires, retombent habilement sur leurs pieds malgré des pirouettes artificielles, défient toutes les règles des voyages temporels établies par la Science Fiction, osent toutes les plaisanteries, imaginent des costumes et des décors qui rendent les années 80 tendance, tout en maintenant une cohérence solide. Et tout cela est à proprement parler… fantastic !