A en croire nos obsessions estivales, le réchauffement des rapports oro-génitaux surpasse en importance le réchauffement climatique : comment offrir la meilleure fellation, comment renouveler son jeu de langue, comment être le meilleur amant à genoux… L’information se transmet ? Formidable. La sexualité s’apprend comme le reste – c’est-à-dire que, comme pour les autres matières, vous avez le droit à l’école buissonnière, aux mauvaises notes, au refus de la note, vous pouvez même haïr les profs et scotcher un hareng mariné sous leur chaise.
Pourquoi tant d’exemples négatifs ? Parce que nous détestons apprendre – nous détestons qu’il y ait quelque chose à apprendre du sexe (ah, la science infuse), et nous détestons la manière dont cet enseignement se transmet. Et là, impossible de donner tort aux cancres. Dans le cas du cunnilingus, on en arrive à des situations tout bonnement aberrantes.
Prenons le site LifeHacker, sur lequel vous pourrez lire (en anglais) un guide proposant rien de moins que de devenir un maître du cunnilingus. Maître ? Diantre. Et pourquoi pas empereur, tyran, président jupitérien – cavalier noir du buccal, seigneur de la guerre des sexes ? Maîtriser la minette donne-t-il la maîtrise sur les femmes ? – n’est-ce pas le sous-entendu ? Nos rapports innocents seraient-ils, dès le titre, minés de questions de domination ? (Et moi qui nous pensais naïvement en vacances, allongés, horizontaux).
Créons un tronc commun
Il faut croire que proposer aux lecteurs de commencer par le commencement (novice, disciple, apprenant, pourvoyeur de plaisir, petit scarabée) manquait de peps. Revenons donc à notre cunnilingus idéal. On découvre :
- Qu’avant même le moindre passage aux travaux pratiques, environ 450 semaines de travail préparatoire seront nécessaires, pendant lesquelles vous vous embrasserez et vous raconterez vos fantasmes (la femelle de base étant complexée et angoissée, il faut gagner sa confiance).
- Que le donneur pourra atténuer son torticolis, ou sa crampe à la mâchoire, en plaçant sa langue et ses gencives à un angle de 45 degrés (ne me demandez pas ce que ça signifie).
- Que la receveuse sera priée en retour de resserrer ses jambes pour permettre au donneur d’y reposer sa tête (tant pis pour celles qui préfèrent se sentir « ouvertes »).
Je vous sens glousser derrière votre verre de rosé, mais ces recommandations pratiques ne sont pas l’exception, bien au contraire. Il y a quelques années, l’auteur et « hackeur de vie » Tim Ferriss expliquait dans son livre The 4-Hour Body qu’un bon cunnilingus consiste à lécher de manière circulaire le quart supérieur droit du gland du clitoris pendant quinze minutes avec la pression nécessaire à soulever deux feuilles de papier imprimante (et si vous voulez encore préciser, le point le plus agréable du clitoris se situerait précisément à 13 heures – oui, Tim Ferriss considère les clitoris comme des horloges, c’est comme ça, chacun ses péchés mignons).
On peut se moquer de l’ultramécanisation du corps humain, de la réduction des actes amoureux à des stimuli, mais ces discours « positifs » sur le cunnilingus nous consolent des contre-injonctions auxquelles nous sommes habitués : les experts ont beaucoup dit à nos partenaires ce qu’ils ne doivent pas faire, sans trouver les mots pour les guider. Nous créons aujourd’hui un vocabulaire. Un tronc commun. Cette évolution ne se produit pas sans excès ésotériques, mais elle mérite peut-être une certaine bienveillance (sans hareng mariné scotché sous la chaise).
Repas de fête
Les conseils de Tim Ferriss ou de Ian Kerner ne sont, par ailleurs, pas absurdes. En revanche, ils encouragent l’idée que le cunnilingus est un machin compliqué, chronophage, aux résultats erratiques. Ce qui n’est pas faux. Selon l’université Brown, les femmes ont en effet besoin de dix à vingt minutes pour atteindre l’orgasme par les préliminaires ou la pénétration (sept à quatorze minutes pour les hommes). Sachant que la durée moyenne des préliminaires est de treize minutes (Philippe Brenot, Les Femmes, le sexe et l’amour, éditions Les Arènes, 2012), le calcul est vite fait : ça ne peut pas marcher à tous les coups.
Si vous cherchez à « assurer le coup », c’est la masturbation qui fonctionne. Il faut moins de quatre minutes aux femmes pour atteindre l’orgasme en solo (deux à trois minutes pour les hommes). Résultat : à peine 52 % des femmes apprécient la langue au chat (Ipsos/Psychologies Magazine, 2016) – mais les chiffres varient considérablement selon les âges et les études.
Si le cunnilingus est 1) compliqué, 2) inefficace, pourquoi se donner tant de mal ? Pourquoi s’acharner avec une langue trop molle, trop large pour être précise, ne bénéficiant ni de la puissance d’un vibrateur ni de la flexibilité des doigts ?
Je propose trois réponses. D’abord, parce qu’il faudrait remettre le cunnilingus à sa place – celle d’une pratique pas évidente, donc pas nécessairement quotidienne, mais qui peut valoir son pesant de feux d’artifice. C’est un repas de fête, pas un sandwich jambon-beurre.
Ensuite, admettons-le : nous aimons nous compliquer la vie. Nous aimons cette fameuse « maîtrise ». Elle nous donne l’illusion du pouvoir sur l’autre et sur nos propres capacités. La prolifération des conseils sexuels ne se limite d’ailleurs pas à cette pratique. Tim Ferriss propose des « upgrades » pour le missionnaire : afin d’améliorer la friction contre le clitoris, il faudrait renoncer à notre classique va-et-vient et plutôt frotter son corps de bas en haut (les schémas sont ici). Même chose pour la position de l’amazone : l’homme n’est plus censé s’allonger comme une étoile de mer ni s’asseoir, mais incliner son corps en arrière à précisément 20 degrés (munissez-vous de votre rapporteur ! Si vous avez le malheur de vous affaler à 21 degrés ou de soulager vos lombaires à 19 degrés, les conséquences seront terrifiantes).
Compliqué, et alors ? Le fait est que les hommes jugent leur virilité au nombre d’orgasmes qu’ils sont capables de fournir : pour certains, c’est une question d’honneur. Un défi personnel. Une case à cocher dans l’identité mâle.
Canard boiteux
Enfin, nous continuons à pratiquer cet horripilant cunnilingus justement parce que, même dans notre société jupitérienne où le temps c’est de l’argent, le sexe échappe aux rationalisations plaisir-investissement-chronomètre. Toute tentative d’optimisation se termine par une mise sous pression des partenaires, donc par des échecs : le cunnilingus est une zone hors temps, hors performance. Et c’est sans doute le plus étonnant dans cette infernale mécanique : alors même que le cunnilingus n’est pas efficace en soi, plus les femmes en reçoivent, plus elles ont d’orgasmes, et plus elles ont d’orgasmes multiples (Socioaffective Neuroscience & Psychology, 2016).
Justement parce que tout n’est pas technique. Parce que la relation au partenaire compte. Parce que donner du temps compte. Parce que s’intéresser au corps de l’autre compte. Le cunnilingus est peut-être un canard boiteux – d’accord, d’accord. Mais dans le contexte du couple, il reste un indicateur de bonne santé. A la vôtre !
Source:
http://www.lemonde.fr/...