Pierre Hadot a beaucoup écrit sur la philosophie. Mais avant l'écriture, avant la lecture, avant une discipline universitaire, ce qui le caractérise, c'est une âme philosophique. Il est philosophe. Dans son célèbre "Qu'est-ce que la philosophie antique?", il raconte la philosophie grecque comme nul autre. Avec ces "Exercices spirituels", il centre sa réflexion sur deux thèmes: d'une part, "le discours sur la philosophie n’est pas la philosophie", d'autre part, "la vraie philosophie est, dans l’Antiquité, exercice spirituel."
"Par cet appel à l'être de l'individu, la démarche socratique est existentielle."
Avec Maurice Merleau-Ponty, Monique Dixsaut, Barbara Cassin ou Roger-Pol Droit, Pierre Hadot défend une philosophie vivante, dynamique, incarnée. On ne dira pas qu'il s'agit d'une conception de la philosophie, justement car il s'agit de la philosophie tout court. C'est vrai, beaucoup d'auteurs ont tenté d'enfermer la philosophie dans les livres, comme le disait Maurice Merleau-Ponty, de la réduire à du commentaire, de l'exégèse, du théorique. Mais l'essentiel de la philosophie est ailleurs. Dans la pensée en acte, dans la cohérence d'une vie, dans les questions quotidiennes. C'est cette dimension que Pierre Hadot tente de mettre en avant avec cet ouvrage, qui réunit divers articles dont certains avaient déjà été publiés précédemment. Les thèmes sont divers et pourtant chaque ligne de ce livre est mue par une philosophie vive rendue limpide par une plume claire.
"L'oeuvre philosophique est toujours implicitement un dialogue."
Des questions insolites, auxquelles chacun peut s'intéresser, y sont posées: "la philosophie est-elle un luxe?" Qu'est-ce que "le sage et le monde"? Est-il vrai qu' "il y a de nos jours des professeurs de philosophie mais plus de philosophes"? Qu'est-ce que la notion de "culture de soi"? Les pages consacrées à la figure de Socrate sont remarquables, les articles sur la philosophie antique et les clés de Marc-Aurèle sont peut-être plus didactiques, mais elles raviront tous les férus de philosophie qui n'ont pas nécessairement de formation solide. De nombreux textes s'interrogent sur la philosophie et le croire: certains sont consacrés à la "conversion" philosophique, d'autres à la théologie négative ou encore aux rapports de la philosophie au christianisme. Hadot redonne ici une impulsion aux aspects "existentiels" de la philosophie grecque, tout en s'interrogeant sur les traits de la pensée moderne : sous la tendance exégétique de la pensée d’aujourd’hui se cache, selon lui, l’explication historique du christianisme, qui se révèle cruciale à l’égard du repli de la philosophie sur des textes.
Tout le monde peut lire ce livre, d'autant qu'il ne demande pas nécessairement d'être lu de A à Z, c'est d'ailleurs ce qui fait de ce recueil d'articles un parfait livre de chevet. La philosophie est exigeante. Elle demande patience et concentration, mais avec Pierre Hadot, l'intérêt d'un lecteur suffira à lui faire dévorer des pages et des pages.
Extraits choisis...
"Nous passons notre vie à lire, c'est-à-dire à faire des exégèses, et même des exégèses d'exégèses (...) nous passons notre vie à "lire", mais nous ne savons plus lire, c'est-à-dire nous arrêter, nous libérer de nos soucis, revenir à nous-mêmes, laisser de côté nos recherches de subtilité et d'originalité, méditer calmement, ruminer, laisser les textes nous parler. C'est un exercice spirituel, un des plus difficiles." (Chapitre 1 : "Exercices spirituels")
"Le philosophe vit ainsi dans un état intermédiaire : il n'est pas sage, mais il n'est pas non sage. Il est donc constamment écartelé entre la vie non philosophique et la vie philosophique, entre le domaine de l'habituel et du quotidien et le domaine de la conscience et de la lucidité. Dans la mesure même où elle est pratique d'exercices spirituels, la vie philosophique est un arrachement à la vie quotidienne : elle est une conversion, un changement total de vision, de style de vie, de comportement." (Chapitre 1 : "Exercices spirituels")
"La sagesse est vraiment un idéal auquel on tend sans espérer y parvenir, sauf peut-être dans l'épicurisme. Le seul état normalement accessible à l'homme est la philo-sophie, c'est-à-dire l'amour de la sagesse, le progrès vers la sagesse. Les exercices spirituels devront donc toujours être repris, dans un effort toujours renouvelé" (Chapitre 1 : "Exercices spirituels", p.62)