Depuis les attentats de 2015, la question de la radicalisation d’une partie de la jeunesse française et européenne est revenue au premier plan dans l’espace public. Au-delà du concert médiatique et des débats parfois animés entre intellectuels et experts, des politiques publiques ont été mises en œuvre, des plans de prévention activés et des individus classés comme « radicaux » par les institutions judiciaires. Mais en quoi consiste concrètement ce phénomène ?
Grâce à une convention passée avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), nous avons eu accès aux dossiers de 133 mineurs signalés pour « radicalisation ». Il s’agit d’abord de 68 jeunes jugés, ou en passe de l’être, pour des départs en Syrie ou en Irak, et des tentatives d’attentats sur le territoire français. À ceux-ci s’ajoutent 65 autres mineurs condamnés pour « apologie du terrorisme » ou suivis dans le cadre d’affaires pénales ou civiles ordinaires mais qui, au cours des mesures, ont adopté des attitudes ou tenu des propos jugés « inquiétants » par les travailleurs socio-judiciaires. Les premiers représentent la quasi-totalité de ceux qui ont été poursuivis pour terrorisme entre 2012 et 2017 ; les seconds ne sont qu’un échantillon car les dossiers de ce type sont beaucoup plus nombreux.
La radicalisation, notion aux limites floues et mouvantes
Les données collectées dans l’enquête font apparaître une extraordinaire diversité de comportements, d’attitudes et d’actes enregistrés sous le label de « radicalisation ». Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre l’inquiétude d’un père quant à la conversion timide de sa fille à l’Islam, le fait de commettre un attentat, l’insulte d’un policier, la provocation d’un enseignant ou d’un éducateur, ou le départ vers une zone de guerre ? Quoi de commun également entre un bon élève choyé par ses parents et une de ses camarades en errance après avoir été expulsée par sa mère toxicomane ; entre un petit délinquant, immergé dans le monde des bandes de son quartier, un nationaliste corse reprenant le flambeau familial ou un jeune skinhead qui se déscolarise à cause des conflits avec les élèves d’origine maghrébine de son collège ?
Les faits, les trajectoires individuelles et familiales, les contextes locaux, les interventions et les comportements des agents des institutions (de l’école à la police en passant par les services sociaux et judiciaire) : dans ces dossiers, tout est différent. Dès lors, comment organiser le propos autrement que par une succession d’études de cas, sans doute agréable à lire, mais peu propice à offrir une compréhension générale du phénomène ? Pour éviter cet écueil, nous avons opéré, en suivant la démarche de Emile Durkheim pour le suicide, une classification de différents types de radicalité, en distinguant non pas leurs manifestations, mais en étudiant les causes qui les produisent.
Étudier ces causes implique d’articuler deux dimensions. Il faut comprendre ce que les actes signifient pour leurs auteurs. Mais il faut aussi, simultanément, envisager comment ils sont interprétés par ceux qui sont chargés d’y faire face. Autrement dit, la radicalité n’est pas un processus à sens unique. L’acte et la réaction qu’elle entraîne la définissent ensemble. Il n’existe pas de radicalité qui serait absolue dans le temps et dans l’espace, et dont on pourrait définitivement tracer les frontières. Certains comportements sont considérés comme tels à un moment donné, dans un lieu donné, et ne le sont plus ultérieurement (et inversement).
Lorsque des parents inquiets signalent aux autorités préfectorales la conversion de leurs enfants à l’Islam, leur démarche ne prend ainsi sens que dans le contexte marqué par les attentats récents et par l’existence du conflit syrien. Sans cela, ils s’inquièteraient sans doute moins et, surtout, leur inquiétude aurait peu de chance d’intéresser les institutions publiques au point que des mesures d’investigation judiciaires soient mises en place.
Cette dimension relationnelle et contextuelle de la radicalité est cruciale car elle permet de sortir de l’impasse des « profils » et d’insister au contraire sur les dynamiques qui sont à l’œuvre. Celles-ci sont caractérisées par la relation dialectique entre des actes transgressifs et la réaction à ces actes de la part des familles et des institutions publiques qui les enregistrent et les classifient comme « radicaux ». En précisant de surcroît que cette réaction peut être la raison même des actes transgressifs.
C’est en partant de ce postulat que l’on a organisé et étudié le matériau recueilli dans l’enquête, afin de restituer les différentes logiques d’appropriation de répertoires radicaux. Les lignes qui suivent en résument les principaux enseignements.
La radicalité comme provocation
L’un des premiers résultats s’avère contre-intuitif : l’essentiel des comportements classés sous le registre de la radicalisation par l’institution n’entretient guère de lien, autre que discursif, avec le djihadisme. Dans une actualité marquée par les attentats, certains jeunes adoptent des postures empruntées aux répertoires djihadistes dans les interactions avec leurs familles, leurs pairs et les organisations d’encadrement de la jeunesse. Cet usage leur permet de déstabiliser les adultes auxquels ils sont confrontés.
De telles attitudes représentent l’écrasante majorité des situations signalées auprès de la PJJ ou des autres institutions et services en charge de ces problématiques en France. Elles ne constituent pas le marchepied vers l’action violente, mais sont faites pour susciter la réaction de ceux vers lesquels elles sont dirigées. C’est le cas de certaines formes très visibles de conversion dans des familles peu disposées à les accepter. Ou d’interruptions des minutes de silence et de propos choquants lors des commémorations des victimes des attentats de 2015 dans les établissements scolaires. Ici, l’apologie de leurs auteurs devient une façon de contester l’ordre institutionnel, une option facile pour certains jeunes de s’opposer à une institution qui les rejette.
C’est par exemple le cas de Bryan. Condamné à une mesure de liberté surveillée préjudicielle, il participe à un atelier de création vidéo sur le thème du respect entre garçons et filles. Après s’être écrié « c’est comme le Bataclan, ici » en entrant dans le théâtre où se déroule l’atelier, il adopte un discours « inadapté et irrespectueux » envers les femmes présentes et menace la réalisatrice de l’égorger, avant de dire qu’il plaisante. Dans une activité qui porte sur l’égalité entre les sexes, l’adolescent parvient, par l’usage du répertoire discursif djihadiste, à saboter la séance et à prendre le contre-pied des attentes explicites de l’institution. Cela lui permet dans le même temps de se construire une « grandeur » (celle du dangereux terroriste « fiché S », comme il le dit) et de peser dans la relation éducative. Il faut insister : si un tel comportement est exemplaire de la défiance de nombre de jeunes envers les institutions publiques et leurs représentants, il ne traduit en rien une adhésion à l’idéologie djihadiste.
La radicalité comme engagement
Reste à envisager ceux qui sont les plus fermement engagés dans la cause djihadiste, au point de partir sur des théâtres de guerre à l’étranger ou d’envisager de mener des attaques en France. Issus de familles stables des classes populaires ou d’une petite classe moyenne, ils sont jusqu’à la fin du collège, et pour une majorité d’entre eux, des élèves conformes aux attentes de l’école. Leurs parents, majoritairement migrants de première génération, appartiennent aux fractions stables des milieux populaires qui poussent leurs enfants à réussir scolairement, afin de connaître une ascension sociale par procuration. Ceci se manifeste par une pression morale, par un contrôle étroit des fréquentations, mais aussi par le gommage des origines, culturelles, religieuses ou familiales.
Si cette protection fonctionne dans un premier temps, l’entrée au lycée change la donne. Contrairement au collège de quartier et à son entre-soi protecteur, le lycée, généralement en centre-ville, mélange les groupes sociaux et ces élèves des milieux populaires n’y sont plus à leur avantage. Ils perdent la protection du groupe et sont confrontés à une intensification de la compétition scolaire pour laquelle ils sont moins armés que leurs camarades. Ceci se traduit par une baisse des résultats (ils deviennent « moyens », voire « médiocres ») et par de multiples brimades, tant de la part des enseignants (sous forme de commentaires oraux, d’appréciations écrites) que des autres élèves, qui font bloc contre ses nouveaux venus.
En raison des sanctions de l’univers scolaire, ils ne peuvent plus endosser la mission parentale d’ascension sociale. Cette expérience les porte à remettre en question l’école comme la famille. Ils trouvent ainsi dans le djihadisme un vecteur pour porter la critique et pour condamner à la fois le modèle parental, qui serait « contaminé » par les valeurs de la société d’accueil et le modèle républicain incarné par l’école. À l’échec est alors substituée la fidélité à une communauté imaginée incarnant une « pureté » originelle.
Bien sûr, le processus n’advient pas en un jour : il est graduel et collectif. Coupés des sociabilités de rue par le contrôle familial et de celles qui se développent au lycée, ces jeunes recherchent d’abord des « gens comme eux », par la création d’un petit groupe à l’école ou dans le quartier, par la recherche sur les réseaux sociaux ou la fréquentation de lieux de culte. Mais le regroupement de ces adolescents ne suffit pas à leur fournir une grille de lecture cohérente de leur situation. Il faut pour cela qu’ils entrent en relation avec des tiers plus aguerris idéologiquement, des intermédiaires comme Rachid Kassim qui offrent une compréhension à leurs expériences vécues, partant d’explications puisées dans la nébuleuse djihadiste.
Par paliers successifs, ces petites communautés se restreignent et rassemblent des individus aux modes de pensées de plus en plus semblables. Et selon des logiques bien connues de la sociologie des mouvements sociaux, les dynamiques internes à ces collectifs — dans lesquels il faut en permanence tenir sa place — déterminent largement les passages à l’acte.
Néanmoins, l’enquête fait apparaître que les montées en radicalité entretiennent également des relations étroites avec l’action des institutions publiques. Il faut être prudent à ce sujet : dans certaines situations, les institutions judiciaires et éducatives ont su, par leurs interventions, enrayer la spirale dans laquelle des jeunes s’étaient retrouvés aspirés. Mais dans d’autres, leurs réactions semblent au contraire avoir renforcé, au moins pour un temps, les processus d’engagement, en fermant un peu plus à leurs yeux l’espace des possibles, au point qu’ils se persuadent de ne plus avoir d’autre option que la fuite en avant. Des jeunes qui oscillaient souvent dans leurs convictions s’affilient dès lors plus fermement à la cause à laquelle ils sont identifiés.
Avec cette étude, on a voulu montrer qu’il n’existait pas une seule et unique radicalité – fût-elle djihadiste –, mais des logiques distinctes d’appropriation de registres subversifs. Sous le label de « radicalisation », se révèlent au chercheur des processus pluriels, relationnels et contextuels. À rebours des fantasmes d’un profilage qui permettrait de prédire des passages à l’acte, les sciences sociales permettent au moins de les comprendre.
Source:
http://sms.hypotheses.org/...