Hier brebis galeuses sommées de rentrer dans le rang, aujourd’hui objet de fascination : comment la perception des gauchers a-t-elle évoluée au fil du temps ? Entretien avec l’historien Pierre-Michel Bertrand, spécialiste de l’histoire des gauchers.
Aujourd’hui les gauchers intéressent, voire fascinent. Par le passé, ils ont souvent été stigmatisés. Quand a-t-on commencé à les pointer du doigt en disant qu’ils n’étaient pas « comme les autres » ?
P.-M. Bertrand : Dans la Bible, comme dans la plupart des textes monothéistes, abondent les interdits qui portent sur la main gauche. Cette main a été considérée comme mauvaise, et prohibée dans la plupart des usages à forte valeur symbolique, comme l’écriture, le signe de croix, ou la prise d’aliments. C’était la main honnie de Dieu, lequel lui préférait de toute éternité la droite et placerait les justes à sa droite au jugement dernier. Au Moyen Âge, la situation était simple : on n’utilisait tout simplement pas sa main gauche pour les actes importants. Au XVIIIe siècle, l’ecclésiastique Jean-Baptiste de la Salle établit ainsi une liste détaillée d’interdits en ce sens, qui s’appliquaient à tout le monde.
Les gauchers ont-ils donc été persécutés très tôt ?
En fait, malgré cette symbolique et ces interdits, on peut estimer qu’ils ont connu une existence plutôt tranquille jusqu’au XVIe siècle. En effet, jusqu’à cette époque, le problème de la droite ou de la gauche ne se posait pas vraiment au quotidien. Je m’explique. Placez un gaucher et un droitier côte à côte, donnez-leur une fourche, une masse ou une faux : rien ne permet de les distinguer. En Europe, la population était essentiellement constituée de paysans, et les outils étaient pour la plupart bimanuels, donc… honnêtement on ne voyait rien. Il y avait certes des interdits religieux portant sur la main gauche, mais ils n’étaient pas difficiles à suivre, même pour un gaucher. Faire le signe de croix ou serrer la main n’est pas difficile, même avec votre moins bonne main.
Quand les choses ont-elles commencé à se gâter pour les gauchers ?
Avec la massification de l’éducation. Ce processus s’est amorcé au XVIe siècle, et il est ensuite monté en puissance, jusqu’à Jules Ferry avec l’instruction obligatoire et l’école gratuite pour tous. À ce moment, lorsqu’on a commencé à donner au gaucher une plume pour écrire, il s’est fait repérer. L’écriture est une activité monomanuelle, précise, pour laquelle la main préférée est immanquablement utilisée. C’est alors que pour le gaucher, les ennuis ont commencé. Il est devenu la brebis galeuse ! On a vu dans son comportement une forme de mauvaise volonté. À cette époque, on était encore bien loin de la valorisation de l’individu qui a cours dans notre société contemporaine. Dans l’enseignement comme ailleurs, il n’y avait tout simplement qu’une façon de faire, celle du plus grand nombre, qui avait été instituée pour le bien de la collectivité et était légitimée par la connaissance éternelle des écritures. Alors, le gaucher est passé du statut d’invisible à celui d’un anormal sommé de rentrer dans le rang.
Ce fut l’époque des gauchers contrariés. Comment ont-ils traversé cette épreuve ?
Cette page de l’histoire, qui a duré pratiquement un siècle, fut véritablement douloureuse. À cette époque, le gaucher fut accusé de tous les maux, et non pas seulement de ne pas respecter une règle. On l’accusa de tares physiques, de perversions, et il fut même catégorisé parmi les sous-hommes, les « dégénérés », pour reprendre le terme du médecin Victor Galippe à la fin du XIXe siècle. Cette façon de classer les individus en fonction de leurs caractères phénotypiques ou supposément héréditaires semble découler du scientisme très en vogue à cette époque, dont le criminologue italien Cesare Lombroso fut un ardent promoteur, à travers sa théorie du « criminel-né ». Entre 1850 et 1950 les gauchers ont beaucoup souffert. On les a brutalisés. Dans les écoles on attachait la main des enfants dans le dos. Ils subissaient des humiliations verbales, physiques, tout cela pour les préserver des perversions qui pouvaient les guetter, y compris sexuelles puisque la masturbation était paraphrasée comme une « littérature pour la main gauche »…
Tous les gauchers de cette époque ont-ils été traumatisés ?
C’est tout de même assez peu probable, car la préférence pour la main gauche n’est pas une question de tout ou rien. Il y a des gauchers plus prononcés que d’autres. Pour les gauchers « légers » dotés d’une forte volonté et d’une intelligence bien faite, il était possible de subir la contrainte sans trop de dommages et de se forcer à écrire de la main droite. Le problème était plus grave pour les gauchers très marqués, pour qui il est plus difficile de s’adapter. Ceux-là s’enfermaient dans leur maladresse. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on associe encore gaucherie et maladresse, car le gaucher fait tout « de manière gauche » avec sa main droite. Il en souffre dans de multiples situations de sa vie. Si vous ajoutez à cela ce climat de suspicion et cette brutalité, vous obtenez des personnes qui ont vécu leur enfance comme un supplice. Un gaucher contrarié devient une personnalité souffrante, mal dans son corps, mal dans sa tête et mal avec ses mains, et qui a perdu ses repères. J’ai eu l’occasion de rencontrer nombre de ces personnes qui ont subi ces avanies. Elles en pleurent encore aujourd’hui et restent profondément perturbées.
Qu’est-ce qui a modifié le regard de la société sur cette question ?
Il s’est passé quelque chose de véritablement étonnant à la fin de la première guerre mondiale. À cette époque, des milliers de soldats blessés sont revenus du front, amputés de la main droite. Des documentaires sur les centres de rééducation pour blessés de guerre les montrent, s’adaptant à leur nouvelle vie, en apprenant à utiliser leur main gauche. Tous ces jeunes revenaient dans leur village et vivaient comme des gauchers. Cela a provoqué une véritable prise de conscience dans la population : on les voyait enlacer leurs femmes de la main gauche, faire le signe de croix de la main gauche, écrire de la main gauche – et c’étaient des héros ! C’est alors qu’on s’est aperçu que cette main gauche était capable de faire exactement ce que faisait la droite, avec ce surcroît de dignité et de respect que l’on vouait à ces pauvres gueules cassées. La main gauche est devenue alors une sorte de symbole de la dignité humaine retrouvée.
À partir de ce jour apparurent des témoignages (j’en ai publié quelques-uns) d’instituteurs et de pédagogues disant qu’il n’y avait aucune raison d’empêcher un enfant d’utiliser sa main gauche. En 1918, de premiers textes invitèrent au respect des gauchers. Il fallut encore du temps pour que cette nouvelle considération gagne tous les échelons de la société et pour que l’on commence à appliquer ces méthodes de respect des différences dans les programmes scolaires et dans les écoles. C’est vers la fin des années 1950 et le début des années 1960 que les spécialistes de l’enfance préconisèrent enfin de respecter l’enfant gaucher.
Peut-on dire que la situation des gauchers est aujourd’hui « normalisée » ?
En partie… Notre société pousse inconsciemment à être droitier. Prenez un détail qui n’a l’air de rien : à l’école, dans les toutes petites classes, on compte 20 % de gauchers, alors qu’en sixième on n’en trouve plus que 12 % ou 13 %. Les enseignants et les parents ne briment plus les enfants qui utilisent leur main gauche, mais une légère pression sociale, un brin sournoise, entraîne tout de même une mise au pas des gauchers modérés ou légers. Ce sont les situations où la maîtresse incite doucement, parfois imperceptiblement, l’enfant à utiliser plutôt son stylo de la main droite, autant que faire se peut. Quoi que l’on fasse, les gauchers vivent dans un monde de droitiers. De nombreux aspects de notre vie quotidienne sont conçus d’après cette norme dominante. Mille petits détails nous le rappellent : des ciseaux, une scie circulaire, même la porte du frigo qui s’ouvre à droite et vous déporte sur la gauche. Quand vous êtes gaucher, vous nagez toujours un peu à contre-courant. Mais c’est une part d’originalité qui amène aussi à voir les choses différemment.
Source:
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