UN PEU DE TOUT... BEAUCOUP DE RIEN
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Petite histoire du sexo-flicage
Au XIXe siècle, les femmes sont perçues comme "trop" sexuelles. Au XXe siècle, les voilà "pas assez" et sommées de se conformer aux nouveaux standards sociaux : "jouissez, je le veux". Les médecins prescrivent des pilules roses pour soigner… quoi ? L'HSDD. Histoire du phénomème.

1952 : la frigidité et l’impuissance sont classés comme des «désordres sexuels» dans le premier Manuel DSM des maladies mentales. C’est l’aboutissement logique d’une révolution entamée au début du XXe siècle, sous l’impulsion de médecins (Havelock-Ellis, Freud, Reich) et de personnalités progressistes (Magnus Hirschfeld, Marie Stopes) qui luttent contre la répression sexuelle et affirment que le plaisir contribue à l’épanouissement personnel… avec tout ce que cela suppose de normatif. Père de la libidométrie, Reich invente des instruments pour mesurer la jouissance dont il essaye d’optimiser l’intensité en vue de «réformer» l’individu.

1953 : Alfred Kinsey publie Le comportement sexuel de la femme qui s’appuie sur des entretiens avec 6 000 femmes, et dans lequel il établit que les Américaines font l’amour en moyenne deux fois par semaine. L’originalité de son travail, c’est qu’il fait de l’orgasme une unité de mesure universelle pour quantifier l’activité sexuelle, réduite à la portion congrue d’un processus physiologique caractérisé par une succession de contractions génitales. Au cours des années qui suivent, l’approche scientifique du plaisir opère par progressif rétrécissement à un schémas de pulsations standard, dont les médecins entendent fournir la formule idéale, celle qui sera jugée statistiquement «normale».

1964 : les laboratoires Reid-Provident (plus tard rachetés par Solvay Pharmaceuticals), commercialisent Estratest, un produit hormonal (aux oestrogènes et testostérones) pour femmes ménopausées souffrant d’une baisse de désir. Les femmes ménopausées sont invitées à se percevoir comme des malades. Les médecins prescrivent le produit à tour de bras, sans se soucier des conséquences (pilosité, risques de cancer accrus, etc). Les ventes de ce produit (1) atteignent les 110 millions de dollars en 2001.

1966 : William Masters et Virginia Johnson publient l’ouvrage “Human Sexual Response” basé sur l’observation directe de 382 femmes et 312 hommes, dans lequel ils établissent que les troubles du désir sont avant tout liés à la mésentente conjugale. Bien que leur approche de la sexualité soit plutôt psychologisante, Masters et Johnson postulent que l’orgasme relève d’un processus proche de l’automatisme qu’il est loisible, voire fortement recommandé de reproduire afin d’en augmenter les bénéfices (bien-être et harmonie du couple). Masters et Johnson façonnent une norme de la jouissance féminine qui, d’une part, s’inscrit dans le cadre de la sexualité hétérosexuelle et, d’autre part, fait du plaisir un phénomène biologique qu’ils certifient sous l’appellation de «cycle de la réaction sexuelle». Sous couvert d’en objectiver les manifestations, ils tracent avec un soin méticuleux la courbe de ses acmées et ses plateaux d’intensité, réduisant l’acte d’amour à un algorithme.

1980 : cette approche mécaniciste, fonctionnelle de la sexualité est validée dans le DSM III qui (normalisation oblige) accueille une nouvelle entité clinique : le désir sexuel inhibé (Inhibited Sexual Desire, ISD). Dans le DSM IV, l’ISD est rebaptisé troubles du désir sexuel hypoactif (Hypoactive Sexual Desire Disorder, HSDD) et défini comme «la persistence ou récurrence d’une déficience (ou absence) de désir et de fantasmagorie sexuels».

1991 : les chimistes de Pfizer font des essais cliniques sur un médicament pour la pression sanguine. Ils découvrent que ce produit provoque des érections dont ils mesurent la durée et la résistance : le Viagra est né.

1997 : la première réunion centrée sur les troubles et les dysfonctions sexuelles féminines soutenues par l’American Foundation for Urologic Disease se déroule à Cape Cod (Massachussetts). Cinq autres réunions suivent coup sur coup entre 1998 et 1999 (Cape Cod, Amterdam, Boston) qui aboutissent «à la proposition d’une nouvelle classification des troubles sexuels féminins (FSD) et […] à la fondation de l’International Society for the Study of Women’s Sexual Health (ISSWSH)» en 1999 (2). Des experts en médecine sexuelle, ayant partie liée avec l’industrie pharmaceutique, se mettent à créer des échelles diagnostiques pour justifier les concepts de «fonction sexuelle» et de «dysfonction sexuelle». La libido politiquement correcte est en marche.

Mars 1998 : la FDA approuve la vente du Viagra aux Etats-Unis. Pour les hommes, ce produit devient prescripteur : il s’agit d’avoir un «comportement sexuel responsable».

1999 : le Journal de l’association médicale américaine publie une étude établissant que 43% des Américaines souffriraient de dysfonction sexuelle (contre 31% des Américains).

2000 : Leonore Tiefer, une sexologue lance une campagne intitulée New View pour défendre l’idée que la baisse de libido ne saurait être tenue pour «anormale» sans tenir compte du contexte : tout dépend de la fatigue, des obligations familiales, des problèmes relationnels, de l’éducation religieuse… Pour Leonore Tiefer, les dysfonctions sexuelles sont une invention des industries techno-médicales et pharmaceutiques. Sous couvert de défendre des valeurs positives (le plaisir, l’épanouissement personnel), elles indiquent ce qui est socialement attendu des femmes.

2004 : après avoir travaillé 8 ans sur une version pour femme du Viagra, Pfizer abandonne. Le Viagra provoque une tumescence des organes génitaux chez la femme comme chez l’homme, mais –chez la femme– cette tumescence ne s’accompagne d’aucune excitation. «Il y a une déconnection entre les changements physiologiques et les mentaux chez les femmes», explique Mitra Boolel, qui dirige l’équipe de recherche. Pfizer décide alors d’attaquer la dysfonction à sa source : au cerveau. Cette relocalisation du désir a des conséquences fatales. Lorsque les «experts» déplacent le siège de la sexualité (de l’appareil génital vers l’hypothalamus), ils se mettent malheureusement à développer un discours rétrograde, confortant l’idée d’une différence biologique entre l’homme et la femme.

2005 : le journaliste Ray Moynihan publie un article dans le British Medical Journal : «Le marketing d’une maladie : dysfonction sexuelle féminine», expliquant que les entrepreneurs en pharmacologie ont transformé des «variations du désir en pathologies» dans le but d’ouvrir de nouveaux (et juteux) marchés.

2006 : la firme Boehringer Ingelheim découvre –lors de recherched sur un anti-dépresseur– que la Flibansérine est susceptible de booster la libido des femmes (mais n’a aucun effet sur les hommes).

2008 : une étude menée sur 31 000 femmes concernant la recherche de traitements contre les problèmes sexuels féminins associés à de la détresse (étude surnommée PRESIDE), publiée par la revue Obstetrics & Gynecology, établit qu’une femme sur dix souffre d’HSDD. Une autre étude (sur 3500 femmes) établit qu’il y a entre 6 et 13% de femmes souffrant d’HSDD en Europe (contre 12 à 19% aux USA).

2009 : une étude établit qu’entre 2006 et 2007, deux millions d’ordonnances pour de la testostérone ont été données à des femmes souffrant d’une baisse de libido alors qu’aucun consensus n’existe sur l’efficacité réelle de ces thérapies. Pour le dire plus clairement : les femmes sont prêtes à tout pour rebooster leur libido, y compris prendre des produits non autorisés ou dangereux pour leur santé.

2009 : dans le documentaire Orgasm Inc., la cinéaste Liz Canner amène le public dans les coulisses de la course à la création du premier médicament pour soigner la dysfonction sexuelle féminine, avec un regard très critique sur la façon dont les lobbies techno-pharmaceutiques manipulent l’opinion publique, créent la panique et induisent les femmes à penser qu’elles ne sont pas normales si elles ne font pas l’amour deux à trois par semaine minimum.

Juin 2010 : la FDA rejette la demande d’approbation de la Flibansérine, parce que les tests cliniques montrent que ses effets sont presque égaux à ceux des placebos.

2011 : Sprout Pharmaceuticals rachète la Flibansérine.

2012 : le marché de la dysfonction érectile atteint 4,3 milliards de dollars pour les produits Viagra, Cialis, Stendra/Spedra, Levitra, Staxyn, MUSE, Zydena, Mvix et Helleva.

2013 : la définition du HSDD est révisée ou plutôt supprimée du DSM V. L’hypoactivité disparaît de la liste des maladies. Le DSM V parle uniquement de troubles de l’excitation et de l’intérêt sexuel féminin (FSIAD), défini comme «une absence de désir ou d’excitation pendant au moins six mois, causant une détresse significative et non-corrélée à des problèmes relationnels, médicaux, culturels ou religieux«.

Juin 2013 : la FDA rejette la demande d’approbation de la Flibansérine, portée par Sprouts sous le nom d’Addyi, parce qu’elle considère les bénéfices du médicament peu importants, compte tenu des risques liés aux effets secondaires (somnolence, vertiges, maux de tête ou nausée).

Décembre 2013 : Sprout fait appel et obtient le soutien de l’ISSWSH qui envoie une pétition signée par 4000 personnes.

Avril 2014 : plusieurs organisations de féministes (la coalition New View, Our Bodies Ourselves, le National Women’s Health Network et l’American Medical Women’s Association), écrivent une lettre à la directrice de la FDA, Janet Woodcock, afin que la Flibanserine soit rejetée.

Juin 2014 : une ligue rassemblant 24 organisations oeuvrant dans le champ de la santé et des droits humains, financée par Sprout Pharmaceuticals, lance une campagne intitulée Even the Score («égaliser les scores»), pour lutter contre l’inégalité concernant les pannes sexuelles. Les hommes peuvent bénéficier de 26 médicaments (41 en comptant les génériques) et les femmes… zéro (à part la testostérone sur laquelle aucun consensus ne se dégage).

Octobre 2014 : la FDA organise deux jours d’audition au cours desquels les experts peuvent s’exprimer pour ou contre.

Mars 2015 : Even the Score announce que 11 membres du Congrès (tous des démocrates) ont encouragé la commissaire de la FDA à approuver la Flibanserine.

1er juin 2015 : Even the Score lance une pétition en ligne sur change.org et recueille plus de 60 000 signatures en faveur de la Flibanserine. La contre-pétition lancée par New View pour son rejet n’est signée que par 652 supporters.

18 août 2015 : la FDA publie un communiqué indiquant que le »premier médicament visant à traiter les troubles du désir sexuel hypoactif (HSDD) chez la femme“ a été approuvé sous le nom commercial Addyi. Dans les jours qui suivent, Sprout est racheté par le canadien Valeant Pharmaceuticals pour 1 milliard de dollars.

Octobre 2015 : le médicament est commercialisé

Décembre 2016 : échec commercial de l’Addyi, «dû à ses effets secondaires tels que maux de tête, nausée, fatigue et baisse de la pression artérielle, à sa relative absence d’efficacité et à son prix élevé.» Dans un article qui résume toute l’histoire d’Addyi, le psychosociologue Alain Giami conclut : «Un article du New York Magazine annonce que les chercheurs sont retournés à leurs paillasses et que des travaux en cours menés sur la stimulation électrique de certaines zones cérébrales présenteraient des résultats prometteurs pour le traitement des troubles du désir chez les femmes. La quête du secret du désir sexuel féminin et de sa localisation cérébrale n’a donc pas touché à sa fin. De nouvelles controverses ne manqueront pas d’opposer les tenant·e·s de la biologisation et de la pharmaceuticalisation de l’esprit humain et du désir sexuel à celles/ceux qui considèrent que les principales dimensions du désir sexuel sont psychologiques et relationnelles et que la diminution du désir sexuel n’est pas forcément une maladie qui peut se traiter à l’aide d’un médicament.»

Source: http://sexes.blogs.liberation.fr/...