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Camus et le coronavirus : avons-nous le dernier mot face au monde ?
En 1947 paraît le roman La Peste d’Albert Camus, qui raconte une épidémie soudaine de peste dans la ville d’Oran, en Algérie. Les parallèles avec la situation actuelle sont nombreux et ont déjà été relevés. Non sans raison : relire Camus est incroyablement utile pour comprendre sur le plan philosophique ce qui se joue en ce moment, en chacun de nous et collectivement. Petite visite guidée dans l’œuvre du philosophe romancier et dans nos sentiments mêlés.


La maladie, grand retour de l’absurde

L’un des grands concepts de Camus est la notion d’absurde. Décrit dans Le Mythe de Sisyphe (1942), il provient de ce silence que le monde oppose à l’homme qui cherche un sens, une logique, une raison à tout ceci qu’est la vie. «L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde.» (1) Là où les chaînes de causalité et l’intelligibilité cessent, l’homme est laissé à ce qui est, sans raison et sans explication, en prise avec un monde froid, qui ne répond pas.

L’apparition soudaine de la peste à Oran peut s’interpréter comme le retour d’un absurde trop souvent oublié dans nos vies quotidiennes, rythmées par la rationalité humaine. Si les mythes ancestraux pouvaient expliquer des événements qui paraissaient sinon absurdes, c’est désormais la science – et son corollaire, la technologie – qui démêle les causes enchâssées de divers phénomènes. Le surgissement imprévu et imprévisible de la peste, tout comme celui du coronavirus sur le marché de Wuhan en Chine, nous ramène à ce temps de la fin de l’intelligibilité où la science ne peut (encore) rien pour nous. Il y a la peste, comme il y a le coronavirus : c’est ainsi, c’est une mutation absurde, et nous ne pouvons rien y faire.

La rationalité habituelle est alors mise en pause. L’activité économique ralentit, les écoles ferment. Il faut rester chez soi, de nombreuses victimes sont en soins intensifs, certaines meurent. Sans explication, de manière absurde. Tout comme, dans le roman de Camus, le personnage de Tarrou, l’ami du protagoniste, ou celui de l’enfant du juge Othon. Ce qui donne envie de crier à l’injustice – tout cela pour que nous réponde le silence, invariablement dénué de raison, du monde extérieur. C’est une transcendance absolue avec laquelle il nous faut désormais composer : nous n’avons pas le dernier mot face au monde, et il nous faut nous plier à ses exigences. Après les dieux et les rois, dont Camus retrace dans L’Homme révolté (1951) les meurtres intellectuels successifs, la transcendance signe son grand retour et sa victoire absurde dans notre monde rationnel et scientifique, si désenchanté, où l’on oublierait presque que les hommes n’en sont pas les maîtres absolus. La nature reprend ses droits. Il faut rester confiné, c’est absurde, mais c’est ainsi.


Derrière l’absurde, la justice

Et pourtant, derrière l’apparence d’une transcendance absurde qui réduit les hommes à quantité négligeable se fait jour l’immense pouvoir de l’être humain, de l’individu comme de la communauté. Ce n’est pas parce que le monde n’a pas de sens qu’il ne faut pas agir. «Ce qui reste, c’est un destin dont seule l’issue est fatale. En dehors de cette unique fatalité de la mort, tout, joie ou bonheur, est liberté. Un monde demeure dont l’homme est le seul maître.» (2) La vie nous appartient encore avant que l’absurdité ne nous emporte définitivement. Même dans un monde absurde, la moralité a un sens : c’est ce que nous prouvent les terroristes de la pièce de théâtre des Justes (1949), c’est aussi ce que fait le docteur Rioux, personnage principal de La Peste, qui continue inlassablement son devoir : ne pas fuir, mais soigner les malades. L’absence de sens ne veut pas dire la fin de l’action ou de la moralité mais leur donne au contraire un cadre où elles peuvent s’exercer.

Et derrière l’apparente injustice de la peste se dessine en réalité un système – imparfait – de récompenses des actions des personnages. Dans La Peste Rambert, journaliste dont la femme est à Paris, prépare son évasion de la ville en quarantaine – puis se ravise et décide de rester. Il en est récompensé par ses retrouvailles avec sa dulcinée à la fin du roman : «Et Rieux, au moment de tourner dans la rue de Grand et de Cottard, pensait qu’il était juste que, de temps en temps au moins, la joie vînt récompenser ceux qui se suffisent de l’homme et de son pauvre et terrible amour.» Il en va de même pour le fonctionnaire Grand, qui finit heureux, comme il faut selon Camus imaginer Sisyphe. Les hommes, de par leurs actions, peuvent en réalité beaucoup dans un monde absurde, à commencer par leur bonheur.

C’est aussi la leçon à retenir de l’épidémie actuelle. L’absurdité de la situation ne donne pas licence morale, bien au contraire : les actions individuelles de distanciation sociale n’ont jamais été aussi importantes. Si le sens est aboli pour le monde, il ne l’est pas pour les vies humaines, et la moralité et l’attention aux autres ont un rôle d’autant plus essentiel à jouer. Le retour de la transcendance absurde se conjugue au retour de l’immanence rationnelle des hommes et à la reconnaissance de leur capacité d’agir pour leur bonheur et celui de leurs concitoyens.

Camus et le coronavirus : accepter l’absurde et agir moralement
L’épidémie voire la pandémie du coronavirus, lequel se propage actuellement à une vitesse alarmante, bouleverse nos repères individuels et collectifs. Dans un tel contexte, l’œuvre de Camus, et en particulier son roman La Peste, nous rappelle que nous devons à la fois accepter l’absurde du monde sans pour autant renoncer à notre capacité d’action. Si le monde n’a pas de logique, les actions humaines ont bel et bien un sens moral. Il faut donc se conformer à l’absurdité et à l’apparente injustice d’être confiné chez soi, pour y trouver en réalité une justification morale. Afin de faire face au mieux, individuellement et collectivement, à l’absurde du virus et du monde.

Source: http://iphilo.fr/...