Épisode 1.04, intitulé « eps1.3_da3m0ns.mp4 ». À court de morphine, Elliot se met à halluciner au point que l’on ne parvient plus à dissocier précisément la réalité du fantasme (déjà qu’en temps normal, ce n’était pas trop ça…). Il parle à son poisson noir, Qwerty, qui l’exhorte à placer son bocal devant la fenêtre pour rompre un tant soit peu sa routine. Une coupe, et Elliot se retrouve au restaurant avec Angela en train de tailler en pièces un poisson noir qui ressemble furieusement au pauvre Qwerty que l’on vient tout juste de quitter. La main d’Elliot révèle la présence d’une clé ; Angela croit voir une bague et accepte sans attendre sa prétendue demande en mariage, sous les applaudissements des clients attablés autour d’eux. Puis Elliot entre dans la salle d’arcade qui sert d’ordinaire de quartier général à fsociety. Il y retrouve, sous un portrait peint affichant un sourire extralarge digne du Joker, Angela, en robe de mariée, qui lui annonce d’un ton cryptique qu’il n’est pas Elliot mais… [perte de connexion]
C’était en juillet 2015, il y a plus de quatre ans. L’épisode n’était même signé Sam Esmail, mais Adam Penn (et réalisé par Nisha Ganatra, dont il s’agira de l’unique contribution à la série). Pourtant, tout était déjà là, prêt à nous être révélé… sans cette maudite perte de connexion qui survenait au pire moment. Dans l’épisode final de la série (cette fois-ci écrit et réalisé par Esmail en personne), ce dernier s’amuse à rejouer la scène de la salle d’arcade quasiment plan par plan (même si leur nombre diffère). Mais, cette fois-ci, on entend clairement Angela dire à Elliot – ou plutôt, à celui qu’on prenait pour Elliot depuis le tout début de la série – qu’il est en réalité le « Cerveau » (« The Mastermind »), soit l’une des personnalités qu’Elliot s’est composée et qui s’est imposée à lui jusqu’à prendre le contrôle des opérations. (Notons que la série se rapproche en cela de deux créations du câble américain qui gagneraient à être reconnues à leur juste valeur : United States of Tara, diffusée de 2009 à 2011 sur Showtime, et Wilfred, diffusée de 2011 à 2013 sur FX avant d’être reléguée sur FXX pour sa dernière saison.)
À l’instar de David Benioff & D. B. Weiss s’amusant à rejouer et à prolonger, dans l’épisode conclusif de Game of Thrones, une vision prémonitoire de Daenerys accédant au Trône de fer (« Valar Morghulis », 2.10), Esmail nous fait ainsi malicieusement comprendre qu’il suffisait d’ouvrir ses chakras pour réaliser que le fin mot de l’histoire était à portée de main, qu’il n’y avait qu’à tendre légèrement celle-ci pour y accéder. Rétrospectivement, cela peut paraître banal : un auteur ayant en tête le dernier chapitre de son récit au moment d’entreprendre la premier, la belle affaire… Les romanciers vous diront qu’une telle conception n’a rien de très exceptionnel. Cependant, faut-il le préciser, une série n’est pas un roman – particulièrement dans le cas de Mr. Robot, qui a connu des débuts étourdissants (d’ancrage sociétal, de maîtrise technique, de pouvoir d’incarnation) avant de s’embourber dans une deuxième saison ayant tôt fait de transformer les prodiges en « trucs » aux ficelles trop apparentes. Voir une telle série retomber sur ses pattes après s’être perdue en cours de route a ceci de jouissif que l’écriture sérielle n’est pas une ligne droite (même dans le cas de séries donnant l’impression de ne jamais devoir faillir, à l’instar des Sopranos ou de Breaking Bad). On rembourre, on colmate, on rafistole ; on tente de garder le cap, et on prie pour que tout cela se termine en apothéose. Apothéose : le mot correspond parfaitement à l’impression laissée par la conclusion de Mr. Robot. Le « Cerveau » et son sweat noir à capuche ont rejoint les dieux de l’Olympe, laissant (ré)apparaître aux yeux de Darlene – sa « constante » – le vrai visage d’Elliot. Fin (début ?) de l’histoire.
Maelstrom d’émotions
Il y aurait tant d’autres choses à écrire sur le dénouement de Mr. Robot (et sur la série tout entière) qu’un modeste billet de blog n’y suffirait pas. Il faudra y revenir, encore et encore, à l’occasion de chroniques, d’émissions spéciales, de festivals, de journées d’étude, de cours universitaires. De ce point de vue-là, la série ne fait que commencer.
Permettez-moi tout de même de relever en vrac certains aspects marquants des derniers instants de la série, à la manière d’Alan Sepinwall ayant pris l’habitude de livrer ses « autres pensées » en fin d’article :
- Au-delà de sa complexité narrative, le finale de Mr. Robot a parfaitement respecté la tradition qui consiste à « boucler la boucle » en multipliant les clins d’½il aux débuts de la série (par l’image, par le son). De nombreux lieux et plans y sont revisités en vue de produire de troublants échos agissant comme des stimuli mémoriels. Plus notable : ce dénouement permet à la série d’adopter une forme circulaire qui apparente la fin à un miroir du commencement. Un exercice fascinant consiste à ce titre à regarder le pilote juste après avoir terminé la série : après que Darlene a prononcé les mots « Hello, Elliot », on entend alors Elliot lui répondre « Hello, friend » (mots qui correspondent aux titres des épisodes respectivement de fermeture et d’ouverture de la série). Revoir Mr. Robot dans son intégralité sera, à n’en pas douter, riche d’enseignements…
- Dans un article précédent, je prédisais qu’Angela tiendrait une place prépondérante dans la conclusion de la série, et voyais d’un mauvais ½il la piste science-fictionnesque qui consistait à explorer les univers parallèles. Sur ces deux points, les choix effectués par Esmail se sont avérés pour le moins radicaux, ce qui n’a pas empêché la série d’atteindre des sommets artistiques au cours de cette quatrième et dernière saison. La scène inaugurale, consistant à confiner Angela dans le fond du plan et à l’éliminer abruptement au terme d’une longue « négociation » avec Philip Price (initiée dès la fin de la saison précédente), restera gravée dans bien des mémoires. Se priver d’un personnage aussi magnétique et énigmatique aura sans doute coûté à la dernière saison de la série (même si l’on revoit sporadiquement Angela dans ses deux derniers épisodes) ; toutefois, l’aplomb avec lequel Esmail aura assumé son choix et mené sa barque jusqu’à destination force le respect. Quant aux univers parallèles, nous savons désormais qu’ils étaient à concilier avec le trouble dissociatif de l’identité d’Elliot. Ce qui signifie que la série n’est pas totalement sortie de ses rails au moment de conclure, à l’inverse, par exemple, de Parks and Recreation ou, côté français, de Fais pas ci, fais pas ça.
- La question de l’identité véritable de « l’ami » (« Hello, friend ») auquel s’adresse régulièrement Elliot, le regard tourné vers la caméra – c’est-à-dire, vers nous – continue de se poser. Au cours d’une dernière séance de thérapie, Krista (dans une version imaginée par Elliot) explique à ce dernier qu’elle est consciente de notre présence – nous, les « voyeurs qui pensent être à l’extérieur alors qu’ils ont tout suivi » (« the voyeurs who think they aren’t a part of this, despite being here for all of it »). Cela fait-il de nous plus que de simples spectateurs, une autre personnalité d’Elliot, voire Elliot lui-même ? Le mystère reste(ra) entier.
- Dans sa volonté de ne laisser planer aucun doute sur la tangibilité des événements dépeints par la série, Esmail vire parfois à l’explication de texte un tantinet démonstrative. Je pense notamment à la scène d’hôpital où Darlene explique au « Cerveau » : « Je t’assure, c’est réel. J’ai été à tes côtés tout du long : fsociety, notre hack d’E Corp, le Cinq/Neuf, ton passage en prison, les cyber-attentats, les comptes de ces fumiers qu’on a vidés après ce qu’ils ont fait à Angela. Angela est morte. Comme Romero, Trenton, Mobley, Shayla. Elliot, je ne te mentirais pas : ce n’est pas dans ta tête. C’est réel. » La scène fait fortement penser au dernier échange entre Christian Shephard et son fils dans le finale de Lost (sans l’église et les ralentis lénifiants dont Damon Lindelof continue de se mordre les doigts). On sent clairement là une volonté de rassurer le téléspectateur, de lui expliquer qu’il n’a pas été dupé pendant quatre saisons, quitte à verser dans le « récapitulatif » des épisodes précédents. (Cette explication sonne en outre comme un désaveu de la première moitié de la saison 2, au cours de laquelle Elliot s’imaginait de retour chez sa mère alors qu’il croupissait en réalité en prison.)
- Mr. Robot n’aura jamais véritablement été une série de la chaîne USA Network. Elle s’y sera brièvement posée, tel un OVNI en quête de prise de contact, avant de repartir sans que rien n’ait changé à sa surface. Après avoir promis des séries plus audacieuses (« We the Bold »), USA Network est en effet retombée dans une forme de médiocrité confortable, seule la tonalité plus sombre du propos permettant de faire la différence avec la « blue skies TV » qui précédait (sortons tout de même du lot The Sinner, anthologie saisonnière légèrement moins programmatique que ses comparses). Pour sa part, Esmail n’aura eu de cesse de revendiquer son opposition aux conventions établies par le câble basique : refus du fondu au noir (remplacé par de brusques coupes servant à signaler l’intrusion non désirée de spots publicitaires), détournement des pages de titre raccourcies (destinées, en général, à laisser plus de place à la publicité), recours à une grammaire stylistique et à une narration sinueuse particulièrement déroutantes pour un public non assidu, etc. Les saisons 3 et 4 ont en outre été diffusées à une heure plus tardive que les précédentes, sous l’aile protectrice du « safe harbor », ce qui leur a permis d’aller plus loin dans l’expression verbale et visuelle de la violence (il suffit de compter le nombre de « fuck » prononcés audiblement dans la dernière saison pour se rendre compte qu’on est bien loin de l’échantillonnage permis par John Landgraf sur FX…). Lorsque sortira l’édition DVD de la saison 4 de Mr. Robot, il sera pour le moins ardu de la distinguer de la version télévisée, tant Esmail se sera escrimé à distinguer sa création du tout-venant de USA Network.
- Les audiences de Mr. Robot n’ont cessé de décroître au fil des saisons. Si le pilote de la série a été vu par près de 2 millions de téléspectateurs sur USA Network (selon les relevés de l’institut Nielsen), l’épisode final n’a attiré qu’environ 300 000 fans de la première heure. Moralité : ne lisez pas les courbes d’audience (surtout à l’ère de la « Peak TV ») pour vous faire une idée sur la qualité d’une série. D’autant que le retentissement international d’une ½uvre atypique comme Mr. Robot dépasse largement la vérité prétendument établie par quelques graphiques pseudo-factuels.
- C’est dans une salle de cinéma que les différentes personnalités d’Elliot se retrouvent, à la fin de l’épisode final, pour assister à la projection du film de sa vie. Rarement une série se sera affirmée aussi cinématographique, que ce soit par la forme ou par les multiples références convoquées. Mr. Robot est le témoin idéal d’un mariage réussi entre cinéma et télévision, dans ce que cette union a de plus fusionnel mais aussi, parfois, de plus chaotique. Que la télévision se nourrisse du cinéma ne doit plus faire l’objet de guerres de clochers stériles, d’autant que la réciproque est désormais également vraie.
- L’accompagnement musical de Mr. Robot tient souvent du prodige. Outre le score électrique (et électrisant) composé par Mac Quayle, les titres choisis pour illustrer, déréaliser ou rendre plus hallucinantes encore les péripéties d’Elliot, fsociety et la Dark Army manquent rarement de redoubler le pouvoir hypnotique des images. Ainsi du Mr. Roboto de Styx (1983), dont les paroles résonnent drôlement avec les révélations finales de la série : « I’ve got a secret I’ve been hiding under my skin. My heart is human, my blood is boiling, my brain IBM. […] The time has come at last to throw away this mask. Now everyone can see my true identity ». On peut se demander si Esmail n’a pas conçu la série uniquement dans la perspective d’insérer cette madeleine de Proust personnelle dans l’épisode final… Je pense également à ces retrouvailles poignantes entre Dominique et Darlene, dans l’épisode « 410 Gone » (4.10). Par commande vocale, Dom intime à son enceinte connectée Alexa de lancer une playlist de Faith Hill. Les deux jeunes femmes se disputent ensuite sur l’attitude à adopter face à la menace que constitue la Dark Army (maintenant que les fonds bancaires du groupe Deus ont été détournés et la compromission de Zhang révélée). Au faîte d’une tension sexuelle inavouée, Dom et Darlene apparaissent tout à coup de profil, en face l’une de l’autre, soudainement muettes, tandis que se font entendre les paroles insistantes du refrain de This Kiss (1998) : « This kiss, this kiss ». Le baiser tant convoité adviendra-t-il ? En attendant, le trouble qui s’empare des deux fausses rivales au moment où est donnée cette injonction musicale vaut toutes les étreintes du monde.