UN PEU DE TOUT... BEAUCOUP DE RIEN
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Les hommes au défi du rapport sexuel idéal
71 % des hommes n’ont pas réussi à retenir leur éjaculation durant l’année écoulée. 59 % ont joui pendant ou juste après l’intromission du pénis, et 31 % avant même de pénétrer leur partenaire. Ce qui ne les empêche pas de surestimer la durée de la pénétration (treize minutes) par rapport à la perception des femmes (onze minutes).

Ces chiffres datent de ce mardi 8 octobre (étude Charles.co/Ifop) : modifieront-ils l’idée que vous avez d’un rapport sexuel normal ? Rien n’est moins sûr. Je pressens qu’ils rejoindront la légion de ces faits auxquels on croit de manière purement théorique (un peu comme le réchauffement climatique, la mort ou les cheesecakes allégés).

En matière de sexe, ce déni nous frappe régulièrement : par exemple, nous savons que seules 18,4 % des femmes parviennent à l’orgasme par la pénétration vaginale (Journal of Sex & Marital Therapy, 2015), mais nous mettons cette pratique au centre du rapport hétérosexuel. Nous savons, depuis déjà des décennies, que la débandade, la simulation, la jouissance précoce, l’orgasme ruiné, l’orgasme raté sont des événements d’une banalité absolue… ce qui ne nous empêche pas de les considérer comme dramatiques. Pour résumer : nous sommes incroyablement attachés à une certaine théorie du rapport sexuel (idéal), en dépit de la pratique du rapport sexuel.

De quelle sexualité théorique parle-t-on ? De celle qui nous vient spontanément à l’esprit : une pénétration vaginale, hétérosexuelle, se produisant plutôt dans un lit, plutôt le soir, plutôt pendant une vingtaine de minutes, donnant un plaisir tellement égalitaire aux deux partenaires qu’ils jouiront au même moment. Après l’éjaculation de l’homme, les deux tourtereaux pleins de gratitude laisseront tomber leurs corps perlés de sueur sur les draps (à la taille pour lui, aux seins pour elle).


Performance

Cette image nous rassure. Pourtant, l’énergie et la compétence requises sont élevées : 20 minutes de pénétration, c’est une « performance » pour un homme, de même que l’orgasme simultané est une performance pour un couple. (A l’inverse, l’idée que la femme soit passive constitue une sous-performance.)

Certains estiment que ce rapport est idéalisé pour une excellente raison : il sert à se reproduire. Certes. Mais s’il n’était question que de progéniture, le rapport idéal consisterait en une levrette de cinq secondes (et nous jetterions nos pilules et stérilets au bûcher). De même, si tout était question de plaisir partagé, le rapport se produirait en doublé interne-externe pour les hommes comme pour les femmes (prostate et pénis, clitoris et vagin, sans même parler des autres zones érogènes). En l’occurrence, aucun de ces deux modèles ne domine notre imaginaire : ce n’est donc une question ni de nature, ni de luxure.

Comment donc expliquer l’origine du « rapport idéal » ? Par les forces du patriarcat (cette chronique est sponsorisée par l’agenda trans-gaucho-féministe, comme vous le savez). Ainsi, le vrai bonhomme est censé contrôler les forces essentiellement incontrôlables de l’érection. Cette maîtrise définit le mâle parfaitement mature, sorti de la préadolescence survoltée, mais pas encore soumis aux aléas du vieillissement. D’où l’idée que les errances de la tuyauterie soient des problèmes de jeunesse ou de vieillesse.


Exigence de contrôle

Pourquoi vouloir maîtriser, plutôt que de s’abandonner aux forces du désir ? Parce que le masculin se définit comme ce qui n’est ni féminin ni gay. Or ne pas contrôler son corps renvoie au féminin : les femmes « perdent » leur sang (sauf pour celles qui parviennent à contrôler leur flux menstruel, et ça existe), elles « tombent » enceintes, elles sont « soumises » à l’accouchement. Un homme à l’inverse n’est pas censé perdre son désir, encore moins voir retomber son pénis. On attend de lui qu’il sache retenir sa jouissance.

Cette exigence de contrôle s’étend jusque sur le corps féminin, censé jouir par l’imposition du pénis, mais aussi au même moment que le pénis.

Bien sûr, ce sont des constructions. Le rapport sexuel imaginaire correspond ainsi à une masculinité imaginaire. On peut avoir envie d’y croire, mais cette croyance ne rend pas ces stéréotypes plus tangibles, et surtout, elle nous rend toutes et tous terriblement inadéquats et décevants. Spécifiquement, elle rend les hommes malheureux (pour 20 % d’entre eux) et préoccupés (63 % des sondés).

Le problème n’est pas de vouloir croire en quelque chose. Nous avons besoin d’un langage commun. Créer une représentation « du » sexe nous permet d’en débattre et éventuellement, de ne pas être d’accord : à ce titre, le rapport-type constitue à la fois un idéal (c’est joli) et un repoussoir (c’est un cliché). Sans surprise, le langage commun occidental repose sur la complémentarité des amants, héritée du mythe de l’androgyne du banquet de Platon – elle fait partie des meubles de notre ADN culturel.

Pourquoi n’avons-nous pas déjà bousculé cette image, qui contredit les statistiques, et qui n’est particulièrement efficace ni pour se reproduire, ni pour se donner du plaisir, ni pour épargner aux hommes des sueurs froides ? (Sans même parler du rôle de figuration et d’encouragement laissé aux femmes ?) Eh bien, parce qu’on n’en parle pas. C’est une autre révélation de cette nouvelle étude : un tiers des hommes seulement ose parler de ses problèmes d’érection à sa ou son partenaire, et à peine un sur neuf consultera un spécialiste (se confier et demander de l’aide ne trônent pas au panthéon des valeurs viriles).


Grand chambardement

Cependant, ne perdons pas espoir. L’avantage des hic culturels, c’est qu’on peut toujours les faire évoluer. Au Palais de la découverte de Paris, l’exposition « De l’amour » qui s’est ouverte ce mardi propose ainsi un court-métrage intitulé Eros, de la réalisatrice Manon Heugel. Cette chorégraphie, destinée (aussi) à un jeune public, montre un rapport sexuel sous forme stylisée. On y voit un homme noir et une femme blanche se déshabiller, échanger leurs sous-vêtements, danser, rouler et s’étreindre. Pas de rôles figés, ni de mâle invulnérable, ni de femme réduite à regarder le plafond. Pas de rapport sexuel stéréotypé.

Le grand chambardement a déjà commencé. Grâce aux musées, à nos conversations, aux séries télé, les enfants qui grandissent aujourd’hui bénéficieront d’un surmoi sexuel bien différent du nôtre – et certainement moins écrasant.

Et pour nous autres, adultes ? Le standard sexuel évolue. La version émergente se révèle moins stressante et plus fluide : l’amplitude du pénis (durée, longueur) est progressivement remplacée par l’amplitude du répertoire. On ne renonce pas aux idéaux, on les déplace et on les multiplie. On ne désintègre pas le pénis, on le réintègre – dans le corps, et dans le corpus imaginaire.