C’est en allant vers autrui que l’on devient pleinement soi-même, aimait à dire Jean-Pierre Vernant. Dans son dernier livre, La Traversée des frontières, il écrit : « Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre et cesser d’être. On se reconnaît, on se construit par le contact, l’échange avec l’autre. Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont ». Son domaine d’étude privilégié, le monde grec ancien, a été, pour une part, le miroir où s’est construite et enrichie une telle conception des relations entre soi-même et l’autre. Elle prend source également dans une tradition familiale et dans un cheminement personnel qui ont rencontré et affronté les épreuves du XXe siècle.
Elle a aussi « quelque chose à voir » avec ses engagements politiques, notamment dans la Résistance où il a joué un rôle majeur, d’autant qu’il estimait que chacune de ses entreprises était d’abord une aventure collective… et avec ses engagements scientifiques qui l’ont conduit à rejoindre les institutions académiques françaises les plus prestigieuses, dont le Collège de France. Enfin, ses travaux, en particulier sur les mythes, lui ont valu une reconnaissance nationale, puis internationale, qui s’est manifestée par l’obtention de plusieurs distinctions académiques (dont la médaille d’or du CNRS en 1984), l’attribution du titre de Docteur Honoris Causa de plusieurs universités (notamment celles d’Oxford et deChicago), ou encore l’élection à des académies étrangères.
Un parcours singulier et des engagements forts
Jean-Pierre Vernant naît en 1914. Comme un grand nombre enfants, il ne connaît pas son père, engagé dans l’infanterie dès le début de la Grande Guerre et mort au front en 1915. Il doit donc renoncer à une carrière dans l’enseignement pour reprendre le journal fondé par son père, à Provins. Dans ce milieu républicain, de gauche, dreyfusard de la première heure, anticlérical, l’adolescent découvre très tôt, aux côtés de son frère aîné, l’exercice de la libre pensée et de l’esprit critique.
Au cours de ses études à Paris, la fraternité s’étend au cercle des militants antifascistes avec lesquels il affronte, dès février 1934, les tenants de l’Action Française au Quartier latin. Sac au dos, il fait la rencontre de la Grèce en 1935, en pleine dictature de Metaxás. Autant que l’Acropole, qu’il visite, l’intéressent les Hellènes du temps présent.
Il est reçu premier à l’agrégation de philosophie deux ans plus tard. Après son service militaire, il est démobilisé à l’été 1940, à Narbonne, en compagnie de son frère Jacques, lui-même agrégé de philosophie. Aussitôt, à deux, ils rédigent, impriment et distribuent clandestinement des tracts, tout en retrouvant chacun un poste, l’aîné à Clermont, Jean-Pierre à Toulouse, au lycée Pierre de Fermat. Pour la période de la guerre, si importante, c’est à Toulouse, dans la Résistance, qu’il retrouve l’un de ses maîtres, connu en Sorbonne, Ignace Meyerson, qui aura l’influence la plus décisive sur ses recherches.
Jean-Pierre Vernant devient très vite un haut dirigeant de la Résistance sous le pseudonyme de « Colonel Berthier ». En février 1942, il entre dans le mouvement Libération dont il organise les groupes paramilitaires toulousains. En 1944, il est nommé chef départemental des Corps-francs de la Libération, puis chef des FFI de Haute-Garonne, et enfin chef régional des FFI. Le 19 août des 1944, il entre dans Toulouse à la tête de ses hommes. Fin septembre 1944, il assure en tant que chef régional FFI, le commandement des troupes de la « région R4 » (Lot, Lot-et-Garonne, Tarn, Tarn-et-Garonne, Gers, Hautes-Pyrénées, Ariège et Haute-Garonne).
La vie de Jean-Pierre Vernant est marquée par des engagements forts, certains que lui imposent le contexte immédiat et la fureur des temps, d’autres qui se rattachent à des convictions de longue durée. En politique il n’hésite pas : « Mon communisme, écrit-il à la fin de sa vie, s’est enraciné dans ce que j’ai toujours été – et ce que je suis resté : un antifasciste ». C’est pourquoi, ajoute-t-il, « j’ai toujours été plus ou moins un communiste critique » ne pouvant supporter ni le double langage ni la langue de bois. Il se sent attiré vers les ½uvres de Marx, qu’il lit dès l’âge de seize ansen raison de la force critique des analyses de la société qu’il y trouve ; il s’y sent porté par la tradition des Lumières et de la laïcité, non par le dogmatisme qui, souvent, en dévoie le c½ur et le sens. Dès le début des années 1950, il est au sein du Parti communiste ce que la direction nomme un « termite », et il est de toutes les entreprises fractionnelles : « je disais volontiers que je restais pour les empoisonner ». Il quitte le PC en 1970, parce qu’il lui est impossible de rester dans une organisation qui vient d’élire comme premier secrétaire quelqu’un qui, « volontaire ou non », est allé travailler au service de l’Allemagne nazie, en pleine guerre.
Après avoir enseigné quelques années à Paris, au sortir de la guerre, il entre en 1948 au CNRS. Étape décisive : il fait à ce moment le « choix de la Grèce », pour plusieurs raisons qui le conduisent vers la mise en dialogue du passé et du présent. Bien sûr il y eut le hasard des rencontres et des lectures, particulièrement avec Platon. De cette fidélité est né un sujet de thèse sur la notion de travail chez ce philosophe, thèse qui ne sera jamais achevée. Il y eut aussi la conscience, chez le militant engagé dans l’action, que les recherches sur la Grèce permettaient, avec la distance spatiale et le recul du temps, l’exercice d’une « liberté beaucoup plus grande », mais non moins intransigeante ; il écrit à ce sujet : « en ce qui concerne la recherche scientifique, les partis n’ont rien à dire […] on ne doit pas changer même une virgule sous prétexte que la revue officielle d’un parti le demande ».
Dès lors la Grèce, les Grecs ne le quitteront plus, dans les grandes institutions scientifiques qui l’accueillent : l’École Pratique des Hautes Études, où il entre comme Directeur d’études en 1958 dans la VIème section dirigée par Fernand Braudel ; le Collège de France où il est élu en 1975 sur la chaire d’Études comparées des religions antiques. Entre temps, en 1964, il fonde, puis il dirige, le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, lieu d’échanges entre les disciplines : psychologie historique, anthropologie, sociologie, histoire et études classiques ; lieu de confrontation entre les domaines et de comparaison entre les civilisations car l’Inde, la Chine et le Proche-Orient rejoignent la Grèce, au risque de choquer les orthodoxies.
Des travaux qui renouvellent l’approche de la Grèce antique
Dans ce milieu ouvert, où les enquêtes personnelles croisent de grands projets collectifs, Jean-Pierre Vernant consacre ses travaux à l’étude de ce qu’il appelle l’homme grec, à son histoire intérieure, son organisation mentale : qu’est-ce pour un Grec que l’espace, comment le pense-t-il, comment l’organise-t-il dans la maison, sur la place publique ? qu’est-ce que le temps, la mémoire, la volonté ? quels sont ses modes de raisonnement ? comment accueille-t-il l’autre, l’étranger ? pourquoi intelligence et ruse sont-elles souvent associées, comme chez Ulysse et Athéna, spécialistes de la mètis (ruse de l’intelligence) ?
Si ces questions, simples en apparence, comme toutes les vraies questions scientifiques, sont intéressantes, cela tient avant tout à ce que l’homme grec vit au sein d’une organisation sociale originale : la cité (polis), qui donne tout son sens aux comportements, aux modes de pensée et d’agir. L’homme grec est avant tout un être politique. Il ne conçoit sa vie et son action, il n’est un individu qu’au milieu des autres, avec les autres. Réunis en assemblée, les citoyens décident ensemble des règles, des lois, après avoir fait usage de leur libre parole, après avoir confronté leurs avis divergents.
L’homme grec de Vernant nous intéresse encore parce que, pour construire la cité jour après jour, il exerce son propre discernement, sa raison critique, sans que les dieux lui dictent sa manière de penser. La raison grecque, l’effort pour mettre en ordre les relations entre les hommes, mais aussi avec les puissances divines, est une raison au service de la cité.
L’homme grec, enfin, est un homme de la parole. La cité existe parce qu’y règnent le débat contradictoire et la liberté d’argumenter. L’art politique des Grecs, dans le long processus de mise en place des cités, du VIIIe au IVe siècle avant notre ère, se construit dans l’usage de la parole, par la volonté de démontrer, de convaincre, non d’anéantir l’autre. Tous ceux qui ont eu le bonheur d’entendre Vernant enseigner, dialoguer, savent combien il était, à cet égard, un Grec, le premier des Grecs. Lorsqu’il prenait la parole, de sa voix vibrante, chaleureuse, passionnée, on se serait cru sur l’agora, ou sur la colline de la Pnyx, là où se réunissait à Athènes l’assemblée des citoyens.
Mais l’homme grec que Vernant découvre et reconstruit n’est nullement conçu comme un modèle éternel ; il n’a pas inventé la Raison, la seule, que l’Occident imposerait aux autres, mais une forme de rationalité, parmi d’autres. L’homme grec se cherche et se construit dans le regard des autres, de même que le savant, toujours à l’écoute, est emporté par un mouvement collectif : « souvent, quand on suit une recherche, on est comme une barque sur un fleuve. Il y a, à la fois, le mouvement de la barque et des rames, et puis le fleuve qui vous entraîne ». Pour les Grecs et pour le savant qui les étudie, l’autre est proche, y compris les dieux.
Comment concevoir, comment concilier la raison grecque et les dieux, et les mythes ? Immense problème que celui de la religion dans la cité, nous le savons bien, nous gens du XXIe siècle. Les titres de ses livres – Mythe et pensée chez les Grecs, Mythe et société en Grèce ancienne, Mythe et politique – montrent combien cette question le passionna. La raison et les dieux se côtoient dans la cité, parce que la religion des Grecs est une religion sans dogme, sans texte sacré qui imposerait des normes contraignantes. Et les Grecs, malicieux, savent bien que ce sont eux-mêmes qui ont créé les dieux ; ces derniers sont donc, à leur image, imparfaits, et « [c]es dieux sont dans le monde » ; ils sont multiples et ont souvent l’apparence des hommes.
C’est pourquoi Vernant raconte et étudie les mythes, qui rapportent les aventures des dieux, comme des récits qui réjouissent et troublent le c½ur de ceux qui les écoutent, des histoires que partagent les auditeurs et qui sont le bien de la communauté. Ses membres rient ou pleurent ensemble comme lorsqu’Ulysse et les Phéaciens écoutent, dans l’Odyssée, le poète chanter les exploits du héros. Mais Vernant est à l’écoute des leçons de son maître Louis Gernet, des études comparatistes de Georges Dumézil et de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss ; il sait qu’un mythe n’est pas le reflet d’une humanité qui serait intellectuellement démunie ou dans une sorte d’enfance, de stade primitif.
Les mythes sont un langage ; ils font corps entre eux ; ils se parlent et constituent un savoir élaboré et partagé, un savoir en lequel elle se dit, elle se reconnaît. Les mythes, à travers des fictions qui nous surprennent, explorent une série de questions complexes. Qu’est-ce que l’homme ? Quelle est sa place entre les bêtes et les dieux ? Pourquoi y a-t-il des femmes ? Pourquoi mourons-nous ? Pourquoi travaillons-nous ? Pourquoi l’homme fabrique-t-il son pain ?
Dans un de ses derniers livres Entre mythe et politique, il souligne les difficultés qu’il éprouve à tenir la plume autobiographique, de même qu’il a toujours insisté sur l’absence de lien entre le choix de ses thèmes de recherche et ses engagements. C’est dans les dix dernières années de sa vie que des questions posées par des amis l’ont conduit à revenir sur ce problème. La Traversée des frontières est une réflexion exigeante sur « les rapports du passé et du présent, les frontières qui les séparent, les moyens de franchir ces limites sans les brouiller, sans les fausser ».
Sollicité par d’autres historiens, pour intervenir en tant que témoin à propos des années de l’Occupation, Vernant a été conduit à se demander -, ce qu’étrangement il n’avait jamais fait, comme si son rationalisme l’en avait dissuadé -, s’il existait un lien entre son travail de savant, analysant l’épopée homérique ou les cités de la Grèce ancienne, et ses engagements, notamment pendant le Régime de Vichy. La « frontière » était-elle aussi étanche qu’il l’avait longtemps pensé entre l’objectivité et les prises de position, entre le chercheur et le citoyen, le savant et le militant ?
Il lui est apparu que le choix de privilégier, dans l’Iliade, l’étude de l’idéal héroïque de la vie brève, l’analyse de la « gloireimpérissable » du combattant qui reste présent parmi les vivants, parce que le poète chante ses exploits, entraient en résonance avec l’expérience de la guerre et des combats dans la clandestinité, où sont morts tant de compagnons qui, non sans analogie avec Hector ou Achille, avaient fait le choix de l’absolu, du « tout ou rien », et avaient consenti, eux aussi, à mourir jeunes. L’historien découvre alors que, sans tomber dans l’anachronisme, le va-et-vient entre passé et présent s’opère dans les deux sens, et projette un surcroît de compréhension sur deux moments de l’histoire, dès lors que nous posons toujours au passé des questions qui sont façonnées par le temps présent.
Jean-Pierre Vernant aimait les frontières, non parce qu’elles délimitent et séparent, mais parce qu’en les franchissant le citoyen ou le chercheur met en contact, rapproche, repère des convergences, des traces de fraternité. Traverser des frontières avec lui, ne conduit pas à les effacer, mais à cerner, grâce à elles, les différences qui nous enrichissent. Car elles sont, pour l’historien, pour le savant, à la fois la condition de « son indispensable détachement », le signe tangible de son engagement et le rappel de ce qu’un individu, une société, la cité grecque ou la nôtre, se construisent dans le regard, accepté, de l’autre.