À peine sortie du royaume de Piémont-Sardaigne, la ville devenue française cherche à élire un maire de manière démocratique à bulletin secret. Un épisode à la fois inédit et mouvementé!
En ce 17 décembre 1792 dans une salle de la maison commune de Nice – c’est ainsi qu’on appelle la mairie à l’époque – règne une ambiance tendue. Le moment est historique.
On va connaître le résultat de la première élection d’un maire à Nice. Le scrutin a eu lieu la veille. Une commission électorale s’apprête à faire la synthèse des résultats obtenus dans les huit bureaux de vote de la ville et révéler le nom du nouveau maire.
Depuis trois mois que Nice a été prise par l’armée française du général Anselme, un maire provisoire a été installé, mais son mandat ne devait durer que jusqu’à l’organisation d’élections démocratiques. Ce maire provisoire est Joseph-Ignace Giacobi, ancien noble portant le titre de baron Giacobi de Sainte-Félicité, qui, par opportunisme, a embrassé les idées de la Révolution en déchirant ses titres de noblesse devant le général Anselme. C’est lui qui va présider la commission électorale.
L’ennui est qu’il est lui-même candidat à l’élection! Comment croire en l’honnêteté d’une élection dont le président de la commission est également candidat? L’époque ne s’embarrasse pas de scrupule.
L’ÉVÊQUE VALPERGA CONTRE LE GÉNÉRAL ANSELME
L’adversaire de Giacobi est un avocat niçois modéré, Jacques-Alexandre Pauliani. Ses chances sont négligeables. Giacobi est le candidat du pouvoir révolutionnaire français – de Robespierre en particulier – et l’élection s’est déroulée dans un climat de terreur, sous contrôle de l’armée française qui soutient ce candidat.
De plus, les principaux opposants à la Révolution, qui auraient pu faire basculer l’élection en faveur de Pauliani, ont fui la ville et se sont réfugiés dans l’arrière-pays. Le résultat de l’élection est donc connu d’avance. Giacobi, savoure déjà sa victoire.
Pourtant, une surprise de taille l’attend! Jusqu’alors tout s’était bien passé pour Giacobi. Remontons trois mois en arrière... En septembre 1792, Nice appartenait encore au royaume de Piémont-Sardaigne. La ville était inquiète de la présence de l’armée française à ses portes, forte de 7.000 hommes, qui avait d’abord stationné à Antibes puis s’était rapprochée à Saint-Laurent-du-Var.
Le 22 septembre, un grand événement se produisit en France:la proclamation de la première République. Cela donna des ailes à l’armée française. Devant l’imminence de l’attaque à Nice, l’armée sarde et les autorités niçoises évacuèrent la ville, laissant derrière elles une population niçoise désemparée et une administration déserte.
Le 29 septembre, les troupes françaises pénétrèrent dans Nice et commencèrent à se livrer à d’horribles pillages, lâchant dans la ville les prisonniers qu’elles avaient libérés. Face à cette situation, l’évêque Valperga se porta au-devant du général Anselme pour lui demander de rétablir l’ordre. Pour toute réponse, il fut invité à quitter la ville, manquant d’être assassiné lors de son départ.
Le 1er octobre, le général Anselme installa un premier maire à Nice. Ce fut le consul de France dans la ville, Pierre Le Seurre, 67 ans, qui n’avait pas fui Nice et avait accepté de collaborer. Il ne resta que... trois jours à son poste, décidant de démissionner devant les violences qui ravageaient la ville.
C’est alors que le général Anselme nomma Giacobi à sa place. Il constitua une administration provisoire avec la participation de membres de la bourgeoisie locale car il avait besoin de gens sachant parler français. On trouve parmi eux des noms dont certains sont portés par des rues de Nice : Defly, Saissi, Romey, Chabaud, Faraudy.
Cette administration fut chargée d’organiser les élections municipales. Pour ce faire, un « procureur général » fut désigné en la personne de Jean-Antoine Barrière, notaire natif de Saint-Jeannet (1). Barrière ouvrit tout grand les portes de la démocratie.
HUIT BUREAUX DE VOTE
La ville comptait quelque 25.000 habitants. Les électeurs seraient les hommes de plus de 21 ans, "actifs" mais "non domestiques" (sic). Huit bureaux de vote furent installés : à la mairie même mais aussi dans les églises Sainte-Réparate, Saint-Augustin, Saint-Jacques, Saint-Jean-Baptiste, les chapelles des Jésuites et Sainte-Claire ainsi que la sacristie de Sainte-Réparate.
Afin de bien marquer son empreinte, le nouveau régime avait réquisitionné les églises. Dans chaque bureau, le doyen d’âge des électeurs serait nommé président.
Après quoi, les électeurs seraient appelés nominativement et exprimeraient secrètement leur vote avec un bulletin. Le jour de l’élection fut fixé au dimanche 9 décembre.
La campagne des candidats put commencer. Giacobi avait beau être sûr de sa victoire, il ne voulait quand même pas négliger l’existence d’opposants potentiels au rattachement de Nice à la France. Il eut l’idée toute simple de proposer la création d’une... République niçoise autonome, dont il deviendrait le président, et qui serait placée sous protection française! Rien que ça!
Le 9 décembre, le citoyen Barrière, organisateur du scrutin, avait prévu que "la convocation des électeurs serait faite... par son de trompe ou par tout autre moyen jugé équivalent" (sic). On ne sait si les électeurs furent sensibles au son de la trompette ou au désir de démocratie, toujours est-il qu’ils furent 1.100 à se présenter.
Mais les choses ne se passèrent pas comme prévu. Les royalistes étaient en embuscade. Il y en avait encore qui étaient restés à Nice et ne s’étaient pas enfuis dans l’arrière-pays. Ils avaient pour meneur un ancien magistrat du Sénat de Nice (institution qui régissait la ville jusqu’alors, sous le royaume de Piémont-Sardaigne):Albert Leotardi de Boyon.
Ils décidèrent de saboter l’élection. Leotardi et une douzaine d’hommes se rendirent au bureau de Sainte-Réparate, dont Dabray était le président. Là, ils tombèrent sur le notaire Giraudi qui était chargé de surveiller le scrutin. Le ton monta. L’homme de loi les traita de "bande de coquins".
COURSE-POURSUITE DANS LE VIEUX NICE
On en vint aux mains. Giraudi arriva à se dégager et, laissant sur place ses documents, n’hésita pas à prendre la fuite. Il courait vite, l’huissier de justice! Une poursuite s’engagea dans les rues du Vieux-Nice.
Les émeutiers n’arrivaient pas à le rattraper. Parcourant les rues appelées aujourd’hui Rossetti et du Malonat, Giacobi arriva, à bout de souffle, jusqu’au bâtiment de l’ancien Sénat.
Là se trouvaient les locaux de la prison. Des gendarmes l’y firent rentrer pour le protéger. Les insurgés arrivaient de toutes parts, certains avec des cordes pour le pendre. Ils s’attaquèrent à coups de hache à la porte de la prison. L’action tournait à l’émeute.
Les "représentants du peuple" arrivés sur place, Goupilleau, Collot et Lasource, n’arrivèrent pas à rétablir le calme. Il fallut faire appel à l’armée. Le général Anselme arriva en personne à la tête d’un détachement de grenadiers. Ce n’est que par l’intervention de la force que les assaillants furent dispersés. Une fois le calme rétabli, Giraudi fut libéré et Leotardi incarcéré à sa place.
Mais les émeutiers royalistes avaient obtenu ce qu’ils voulaient:l’élection fut interrompue. Le scrutin fut reporté au dimanche suivant 16 décembre. Ce jour-là, le général Anselme déploya son armée dans toute la ville. Les élections se déroulèrent normalement.
DOUCHE FROIDE
Nous voici donc le 17 décembre, au lendemain du scrutin au moment où la commission électorale va rassembler les résultats des divers bureaux de vote et annoncer les résultats.
Trois agents assermentés par bureau ont apporté sous pli cacheté les résultats de leurs bureaux respectifs. Joseph-Ignace Giacobi, en sa qualité de président, surveille les opérations.
Sûr de sa victoire en tant que candidat il assume sa présence avec arrogance. La première enveloppe est ouverte, contenant les résultats du bureau Sainte-Réparate. Première douche froide pour Giacobi:Pauliani a obtenu 80% des voix, lui 20%. Giacobi n’en croit pas ses yeux.
Il doit y avoir une erreur. Il demande que l’on vérifie. C’est lui le candidat du pouvoir. C’est lui qui doit gagner! Deuxième bureau. Le résultat est encore plus accablant:85% pour Pauliani, 15% pour lui. Qu’arrive-t-il? On s’est trompé d’élection! Même chose avec les résultats des bureaux suivants.
Alors, Giacobi demande que l’on s’intéresse aux résultats du bureau de Sainte-Claire qui, il le savait, lui était favorable. L’assesseur annonce : 66 voix contre 55.
- "Quoi !, s’insurge Giacobi. Je n’ai obtenu que 66 voix et Pauliani 55!
- Non, rétorque l’assesseur. Les 66 voix vont à Pauliani, vous c’est 55!"
LA MODÉRATIONPLUS QUE LA RÉVOLUTION
Giacobi a définitivement perdu. Il s’effondre. Les Niçois l’ont rejeté. Malgré les pressions, la présence de l’armée, les Niçois ont, dans le secret du vote, préféré la modération à la Révolution.
Pauliani était désormais leur maire. La nouvelle se répand. Sur la place Saint-François, on scande son nom:"Pau-liani- Pau-liani." C’est le héros du jour, l’homme qui a défié les pronostics.
Pauliani était le premier maire élu démocratiquement dans Nice française. On ne possède aucun portrait de lui. Mais son nom est aujourd’hui associé à la Fondation qui a été créée par ses descendants pour venir en aide aux personnes âgées.
On a oublié qu’il fut ce magistrat inattendu... Sa tâche ne fut pas facile, Robespierre ayant décidé d’avoir sa revanche. Et c’est ainsi que s’acheva la carrière du sieur Giacobi, baron devenu révolutionnaire par opportunisme. Il quitta Nice et se réfugia dans la principauté d’Oneglia, en Italie (aujourd’hui Imperia).
Quant au général Anselme qui avait conquis Nice, doté la ville d’une administration et organisé les élections, le moins que l’on puisse dire est qu’il ne fut pas récompensé à la hauteur de ses espérances. Robespierre, furieux qu’il ait été incapable de faire élire à la mairie de Nice le "bon candidat", le limogea.
Il fut contraint de quitter la ville le 23 décembre, fut révoqué quatre jours après puis emprisonné. C’est ce que l’on appelle la démocratie!