UN PEU DE TOUT... BEAUCOUP DE RIEN
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Le fou rire qui a secoué la Tanzanie pendant six mois
Dire que tout a peut-être commencé par une blague, ou un banal sourire et un échange de regards qui ont dégénéré. Plus de cinquante ans après, l'épidémie de rire la plus spectaculaire de l'histoire fait toujours fantasmer le public et passionne les chercheurs. D'autant qu'elle garde bien des zones d'ombre, à commencer par son facteur déclenchant.

Cet incroyable fou rire a secoué le Tanganyika, aujourd'hui la Tanzanie, pays de l'Afrique anglophone. Il est parti au début des années 1960 de trois écolières avant de se propager à des centaines de personnes, déstabilisant toute une communauté pendant six mois – dix-huit, selon certains. La description médicale des cas et l'investigation clinique ont été détaillées en 1963 par deux praticiens locaux, les docteurs Rankin et Philip, dans une revue médicale africaine, le Central African Medical Journal.

Ce 30 janvier 1962, à Kashasha, un village de la côte ouest du lac Victoria, « trois élèves commencent à se comporter d'étrange manière ». La maladie s'étend vite dans ce pensionnat pour filles de 12 à 18 ans tenu par des missionnaires. Les symptômes ? Des crises soudaines de rire mais aussi de pleurs, dont la durée varie de quelques minutes à quelques heures. Ces accès, entrecoupés de moments de répit, s'accompagnent d'agitation, voire de gestes violents lors des tentatives de contention. Les troubles peuvent durer jusqu'à seize jours, et ils sont contagieux. « Chaque patient a eu des contacts très récents avec un individu souffrant de la maladie », écrivent les docteurs Rankin et Philip.


UNE ORIGINE INCONNUE

Le 18 mars 1962, soit moins de deux mois après le déclenchement de l'épidémie dans l'école de Kashasha, 95 des 159 filles scolarisées sont touchées. L'établissement est fermé. Une deuxième vague de ce que la population baptise « enwara yokusheda » (« maladie du rire ») ou « akajanja » (« folie ») touche 57 élèves entre le 21 mai 1962 et la fin juin, après la réouverture de l'école. Mais à mesure que les pensionnaires sont renvoyées chez elles, l'épidémie s'étend. Leurs proches sont contaminés, d'abord les enfants et les adolescents, puis les adultes également. Dans l'agglomération de Nshamba, 217 habitants sur 10 000 sont affectés en deux mois. Plusieurs écoles doivent fermer.

Au moment de la publication de l'article, en 1963, l'épidémie est loin d'être sous contrôle. « La maladie se propage encore à d'autres villages, cela interfère avec l'éducation des enfants et il y a une peur considérable dans la population », soulignent les deux médecins.

Face à ce phénomène inexpliqué, ils mènent une véritable enquête de santé publique : prises de sang, ponctions lombaires afin d'isoler une cause infectieuse. Sans résultat. L'hypothèse d'une intoxication alimentaire des écoliers est aussi éliminée. Dès lors, Rankin et Philip penchent pour une hystérie collective, avec une forte composante culturelle. Les trois fillettes à l'origine de l'épidémie sont toujours restées muettes quant aux raisons qui ont déclenché leur premier fou rire.


LE RIRE, EXPRESSION D'UNE GÊNE

Depuis, bien des chercheurs se sont intéressés à cet épisode. Et à ceux qui ont suivi. Car les hilarités collectives sont loin d'être exceptionnelles en Afrique centrale et de l'Est. Dans leur passionnant Outbreak, the Encyclopedia of Extraordinary Social Behavior (Anomalist Books, 2009), qui recense plus de 300 phénomènes de foule, l'historien Hilary Evans et le sociologue Robert Bartholomew racontent par le menu plusieurs épidémies de rire qui ont éclaté dans les années 1960 et 1970 dans des pays comme l'Ouganda, la Tanzanie, la Zambie. Au Bostwana aussi, où, en 1976, au moins 93 collégiens se retrouvent en transe, avec des accès de rire, de pleurs mais aussi de violence – ils lancent des objets sur leurs camarades et leurs professeurs. Persuadés qu'il s'agit d'un phénomène d'envoûtement, des villageois demandent à la direction de l'école de faire venir un guérisseur, mais l'administration refuse et ferme l'établissement pendant trois semaines.

Pourquoi de telles hystéries collectives émergent-elles en Afrique à cette époque ? Et si les fous rires sont un symptôme de la somatisation d'une angoisse, qu'est-ce qui pouvait stresser à ce point les jeunes Africains ? Les années 1960-1970 sont celles de la décolonisation. Or cette épidémie de rire au Tanganyika a démarré en janvier 1962, juste après la proclamation d'indépendance, le 9 décembre 1961. Des sociologues tel Bartholomew soulignent aussi l'importance des « conflits émotionnels » vécus par des enfants élevés dans des milieux hypertraditionnels, puis exposés à des idées radicalement différentes dans les écoles.

La personnalité et le profil socioculturel des individus ont sans doute aussi joué un rôle. Ainsi, le fou rire géant de 1962 a atteint des adultes, mais aucun chef de village, professeur, policier ou autre lettré, selon l'article de 1963. « Les non-intellectuels, les pauvres et les individus très collectivistes sont davantage touchés dans les épidémies psy, note le psychiatre Patrick Lemoine. Il ne faut pas oublier que dans une foule en proie à un phénomène hystérique, c'est la capacité à être à l'unisson, c'est-à-dire à s'oublier pour se fondre dans la collectivité, qui en est un des moteurs. »

« Le rire, c'est très culturel. En Afrique comme en Asie, c'est un moyen d'exprimer une gêne », ajoute Jean-Bruno Renard, professeur de sociologie à l'université de Montpellier. Selon lui, cette épidémie d'hilarité est à rapprocher d'une autre forme d'hystérie collective survenue plus récemment sur ce même continent. « En 1996-1997, toute l'Afrique de l'Ouest a été saisie par une rumeur panique prétendant que des sorciers, en touchant l'épaule d'un homme ou en lui serrant la main, rétrécissaient, voire faisaient disparaître, le sexe de leur victime », rapporte le sociologue dans De source sûre (Payot, 2005), coécrit avec l'anthropologue Véronique Campion-Vincent. L'affaire avait même pris un tournant inquiétant puisque « des émeutes et même des lynchages secouèrent la Mauritanie, la Côte d'Ivoire et le Mali ».