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« Vagabondes, voleuses et vicieuses » : quel destin pour les « mauvaises filles » ?
Dans son dernier ouvrage, l'historienne Véronique Blanchard donne à entendre les voix d'adolescentes que la société d'après-guerre considère comme « déviantes » et se penche sur les réponses apportées à leurs aspirations d'émancipation.

« Vagabonde », « voleuse », « vicieuse ». Dans la France de l'après-guerre, une adolescente qui sort du cadre a tôt fait d'être reléguée au rang de « mauvaise fille » et présentée devant un juge pour enfants, avec les sanctions qui en découlent alors : le placement, l'hospitalisation ou l'emprisonnement.

Quels sont les rêves et les révoltes de ces jeunes filles dont l'enfance a été marquée par la Seconde Guerre mondiale ? Quelles réponses l'ordre social, familial et judiciaire a-t-il apporté à cette aspiration à avoir « une vie qui ressemble à celle des garçons de leur âge »?

Exhumant des centaines de documents des archives du tribunal pour enfants de la Seine, l'historienne Véronique Blanchard éclaire des mécanismes de contrôle et d'inégalités de genre –​ dont certains s'avèrent toujours à l'½uvre.

Propos recueillis par Marina Bellot


RetroNews : Votre ouvrage donne à entendre des voix de jeunes femmes fortes et singulières. Avez-vous été surprise par la modernité de leurs aspirations et de leurs révoltes ?

Véronique Blanchard : J’ai en effet été extrêmement surprise par la force des mots de ces jeunes filles, de leurs revendications, de leur élan vital. C’est extraordinaire de trouver autant d’aspiration à avoir une vie qui ressemble à celle des garçons de leur âge. Ce n’est pas habituellement l’image que l’on a des jeunes femmes des années 1950...

C’est la première fois que, grâce à ces paroles issues des archives du tribunal pour enfants de la Seine, on touche de si près les adolescentes du Paris populaire d’après-guerre.

Qu’attend alors la société de ces jeunes femmes ? Que pourraient mettre en péril celles que l'on juge « déviantes »?

On sent que l'on est dans la continuité de la Seconde Guerre mondiale, avec le gouvernement de Vichy qui a renforcé l’image de la « femme idéale ». On attend d'elles qu’elles soient de bonnes ménagères, de futures épouses, des mères. C’est un carcan rigide et très fort.

C’est aussi un peu une surprise : en 1949, Simone de Beauvoir écrit Le Deuxième Sexe, mais, dans la réalité du vécu quotidien des jeunes filles des années 1950, on reste sur un modèle très figé : elles doivent être vierges, ne pas fréquenter de garçons. Elles peuvent travailler certes, mais jusqu'à ce qu’elle se marient seulement...

Ces injonctions sont très prégnantes dans les milieux populaires. Toute gamine qui sort de ce cadre peut très vite être considérée comme une « mauvaise fille », et être présentée devant un juge pour enfants.

Ce qui fait peur, c’est la femme, la sexualité, et évidemment la question de la maternité. On n’est alors pas dans un contrôle des naissances très développé : la pilule et les autres moyens de contraception sont très peu utilisés, et beaucoup de jeunes femmes tombent enceintes hors mariage. Dans ce cas, c’est très difficiles pour elles.

Quels méfaits commettent ces « mauvaises filles » ? Retrouve-t-on des similarités dans leurs parcours ?

Elles ont à la fois beaucoup de points communs et des individualités très fortes. J’ai consulté beaucoup d’archives et je pense qu’on peut dire qu'il y a des jeunes filles qui seraient considérées aujourd'hui comme de petites voleuses, de petites délinquantes – celles-là n’inquiètent pas du tout la société.

En revanche, la question de la mobilité juvénile est alors effrayante pour les familles, l’opinion publique et l’institution judiciaire : une jeune fille qui sort, découche, fugue, c’est véritablement un problème – bien plus que quand il s’agit de garçons. Et de nombreuses filles font de l'autostop et traversent la France ! Ce sont celles qui n'arrivent plus à rester chez elles, tellement les conditions peuvent être difficiles : conditions économiques, maltraitance, violences, voire agressions sexuelles subies au sein même de la famille.

Et puis, il y a celles qui revendiquent une certaine liberté sexuelle. Là, pour le coup, on est dans ce que la société considère comme des déviances lourdes, massives, avec au loin le spectre de la prostitution.

Vous rappelez bien que l’on est alors dans une période particulière, celle de l’après-guerre. Comment la « grande histoire » influence-t-elle le destin de ces jeunes filles ?

Ce qui m’a beaucoup marquée, c’est que pendant cette période il y a un élan national pour oublier la guerre. On est dans une volonté de reconstruction, dans l’espoir d’un avenir plus radieux. Ces enfants de la guerre, il faudrait qu’ils en oublient les dégâts. Mais les traumatismes sont bien réels.

La plupart des difficultés de ces gamines viennent de s’être pris la violence de la guerre en pleine figure. Il faut avoir en tête que le baby boom, la « France moderne », reconstruite, tout ça n’arrive que plus tard. Et ce qui est très étonnant c’est que les experts, juges, psychiatres, font comme s'ils ne voyaient pas l'impact que la guerre avait pu avoir sur ces enfants. Nombre de gamines parlent pourtant de ça lorsqu'on leur donne la parole...

Une nouvelle figure apparaît au même moment, celle du juge des enfants. On estime alors que la prévention coûte moins cher que la répression…

C’est un métier qui « débarque » en 1945. Le juge des enfants est une figure très paternelle (la fonction ne sera occupée que par des hommes jusqu'à très tard, fin 1970), très protectrice, avec cette idée qu’on va d’abord essayer de « comprendre les gamins » avant de les juger.

Au nom du bien de l’enfant et de sa protection, les juges des enfants ont un énorme pouvoir. Mais on se rend compte que cette justice qui veut faire le bien va parfois avoir des modes de réaction et de décision très arbitraires, hasardeux, et parfois même, pour l’historienne que je suis, totalement incompréhensibles.

Les jeunes filles en particulier vont le subir – et très fort. Au nom de leur protection, on va aller en réalité vers une protection de l’ordre social et moral. On va les enfermer alors même que la loi n’autorise pas à procéder à l’enfermement.

Le père de famille a alors un pouvoir très fort et peut demander à ce que sa fille soit « placée » à la moindre incartade…

Jusqu’en 1958, la correction paternelle est extrêmement utilisée, puissante, majoritairement pour les filles. Le rôle du pater familias est très important. Un père qui a de mauvaises relations avec sa fille peut, de manière très simple, demander l'intervention du juge des enfants et le placement.

Au début, les jeunes filles « déviantes » sont majoritairement placées en observation, ce qui est pour le coup tout à fait légal. On va donc les observer pour comprendre ce qui se passe. Les trois mois initiaux se transforment parfois en six. Et puis, suite à cette observation, on conclut dans la majorité des cas qu’il faut la placer pour trois ans.

Beaucoup de jeunes filles sont placées dans des congrégations religieuses, dans des conditions qui sont certes correctes, mais les gamines qui racontent leur vie à l’époque disent bien la violence de cet enfermement, à quel point c’est dur pour elles.

Et quand les parents demandent à récupérer leur fille, ou que le juge demande des nouvelles à l'institution, l’institution répond quasiment toujours que rien ne va, qu’elle est toujours aussi « amorale », « difficile ». Le système lui-même dit à quel point ça ne fonctionne pas.

De nombreuses jeunes filles vont donc fuguer, se révolter. Et puis certaines récidivent suite au placement, ou deviennent prostituées, ce qui montre les limites du système. On voit des parcours qui sont de plus en plus délicats, alors même que l'institution intervient de façon massive.

Mais à l’inverse, pour les jeunes filles en très grande précarité ou en souffrance vis-à-vis de leur milieu familial – abandon ou violences – ces institutions ont parfois été des refuges.

Vous-même, d'où vient votre intérêt pour cette question ?

Au départ, je suis éducatrice. J’ai travaillé en hébergement et ai été confrontée à des foyers où l'on travaillait avec des filles et des garçons, et je me suis rendue compte que la façon de procéder était très différente. Mes premières recherches ont porté sur Brécourt, une institution pour filles ouverte dans les années 1950. Là, j’ai découvert avec effroi ce qui se passait dans cet établissement laïc, et notamment cette focalisation sur le corps et la sexualité des filles.

Vos recherches ont-elles fait écho à l'époque actuelle ?

Ce qui m’a beaucoup surprise, c’est que ce livre parle aux jeunes lectrices d'aujourd'hui. Les jeunes femmes que je rencontre me disent à quel point ce passé les interpelle et leur permet de réfléchir à la situation actuelle. Elles font ainsi le lien entre leur mère, leur grand-mère et elles-mêmes. Ce que l'on vit aujourd'hui, autour de la question de la dénonciation des violences sexuelles, autour de la place des femmes dans la société, c’est l'héritage de ce que je raconte dans mon livre.