Comme à peu près tout le monde, je ne pensais pas vivre un jour pareille situation : ce mélange sidérant d’hyperconnectivité numérique et de jachère sociale, d’urgence absolue et de calme apparent, de tranquillité dans les rues et de course contre la montre en certains autres lieux, tels les hôpitaux.
Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss avait inventé le terme de « fait social total ». La pandémie en cours représente davantage encore : c’est un « fait mondial total », puisqu’elle concerne l’humanité tout entière. Elle touche tout le monde, directement ou indirectement, et chacun a quelque chose à en dire. Quant au confinement, qui, lui, n’aura affecté que la moitié des humains, il se contente de n’être qu’un fait mondial semi-total, ce qui est déjà extraordinaire.
Cette expérience exceptionnelle ne va certes rien changer au temps tel que le figurent les équations de la physique, et il n’y a nul doute que toute minute du monde d’après durera toujours 60 secondes, qu’elle soit de douleur ou d’extase, de télétravail ou d’ennui. Mais elle trouble notre perception du temps : les jours de confinement en viennent à tous se ressembler ; notre métrique des durées devient de plus en plus molle ; le défilement des heures manque de rythme, de figures imposées, de marqueurs, de rendez-vous, de sorte que la place que nous occupons au sein du temps semble s’étaler, presque s’évanouir.
C’est le premier paradoxe dont le confinement nous fait prendre conscience : le fait d’avoir du temps nous fait perdre la notion même de temps.
Pour bien sentir le temps qui passe, faudrait-il donc se laisser « intoxiquer par la hâte » ?
En réalité, nous sommes tout le temps confinés dans le temps puisque ce dernier est, malgré ses faux airs de fleuve, une authentique prison sans barreaux, au moins pour notre corps. Le temps est comme une étreinte vis-à-vis de laquelle nous ne pouvons être que passifs : nous habitons physiquement l’instant présent et ne pouvons pas en sortir, sauf peut-être par la mémoire ou l’imagination. Mais depuis quelques semaines, nous sommes en plus confinés dans l’espace, qui est d’habitude le lieu de notre liberté ; d’un seul coup, notre logement s’est transformé en cage, en petit vase beaucoup trop clos.
Une double assignation à résidence
Cette épidémie est donc bien une « étrange tyrannie », pour reprendre les mots d’Albert Camus (désormais notre plus grand contemporain) évoquant la peste. Car nous voilà doublement assignés à résidence : dans le temps, comme d’habitude, et également, pour un certain temps, dans l’espace. Notre ligne d’univers individuelle s’en trouve ratatinée de façon drastique. Nous pouvons néanmoins donner des parfums de grandeur à ce recroquevillement existentiel en prenant vraiment au sérieux ce qu’un certain Albert Einstein nous a expliqué au début du XXe siècle : même lorsque nous sommes immobiles dans l’espace, c’est-à-dire confinés en un lieu fixe, nous nous déplaçons tous, tout le temps, à la vitesse de la lumière dans l’espace-temps ! À chaque seconde de notre vie, nous y parcourons en effet 300 000 kilomètres aux dires dûment éprouvés de la théorie de la relativité. J’avoue toutefois ne pas pouvoir garantir que ceux qui sont actuellement enfermés entre quelques murs trop proches éprouveront tous un sentiment de folle griserie en découvrant cette information.
Le confinement nous fait également prendre conscience d’un second paradoxe, cette fois lié à l’espace : chacun est chez soi, mais presque plus personne ne sait où il habite. Notre barycentre existentiel a soudain changé de place, ce qui malmène notre identité coutumière. D’ordinaire, notre vie se répartit sur différents pôles – professionnel, familial, amical, social – que chacun d’entre nous pondère comme il peut ou comme il veut. Mais en période de confinement, cette pondération se trouve reconfigurée, pour le meilleur ou pour le pire. Nous nous retrouvons mariés de force, en quelque sorte, avec nous-mêmes, obligés d’inventer une nouvelle façon de nous sentir exister, d’être au monde et d’être avec les autres. Et au fur et à mesure que les semaines passent, constatant la liste interminable des bouleversements radicaux qu’induit le petit coronavirus, nous éprouvons le sentiment de ce qu’Antonin Artaud appelait une « espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité ». Le normal se laisse contaminer (c’est le mot !) par l’anormal qui, du même coup, devient peu à peu la norme.
Cette interruption brutale de la plupart de nos routines a modifié notre perception et notre analyse de la réalité. En temps ordinaire, nous nous sentons constamment décalés par rapport à on ne sait quelle dynamique vraie qu’aurait la réalité : nous avons toujours l’impression de manquer quelque chose de la course que le monde fait avec lui-même, de stagner dans un retard impossible à combler. Mais pendant cette pause à grande échelle que nous vivons aujourd’hui, nous redevenons en quelque sorte « synchrones » avec le monde. Il ne nous devance plus.
Quand le virus fait tomber notre masque
Dans Le théâtre et son double, le même Antonin Artaud faisait remarquer qu’une épidémie telle que la peste a ceci de commun avec le théâtre qu’elle pousse les humains à se voir tels qu’ils sont : « Elle fait tomber le masque (sic !), écrivait-il, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie ». Le petit coronavirus a bien quelque chose d’authentiquement métaphysique : par les innombrables réactions en chaîne qu’il active, il agit sur nos vies comme un produit décapant. C’est même une sorte de chalumeau puissant qui pulvérise la plupart de nos travestissements ordinaires : nous voilà mis à nu, individuellement et collectivement. En clair, nous ne pouvons plus nous rater.
Le confinement offre ainsi la possibilité de rebattre les cartes en matière de dynamique existentielle, de chambouler la hiérarchie des tempos individuels. Il serait par exemple intéressant d’observer si, en cette période de réclusion quasi-générale, ceux qui avaient auparavant les vies les plus trépidantes s’ennuient plus que ceux dont les existences étaient plus calmes. Ou si, au contraire, ils apprécient l’occasion qui leur est donnée là de creuser à l’intérieur d’eux-mêmes, de découvrir leur temps propre, de faire l’expérience spirituelle d’une certaine lenteur, d’un certain vide. Cela permettrait de savoir ce qui détermine les cadences de nos vies en temps normal : est-ce seulement une affaire de tempérament ? Ou plutôt de circonstances, d’obligations, qui nous pousseraient à épouser malgré nous de faux rythmes ?
Quoi qu’il en soit, il est probable que cette pandémie va « couper l’histoire en deux » : l’après, nous dit-on, ne sera sans doute pas la continuation à l’identique de l’avant. Il faut toutefois se méfier de ce que les historiens nous ont appris : presque toutes les pandémies des siècles passés ont enclenché, peu de temps après leur achèvement, des mécanismes d’amnésie collective. Il s’agissait de laisser loin derrière soi les traumatismes qui avaient accompagné la catastrophe. Du coup, les leçons qui auraient pu en être tirées n’ont guère été retenues, car la priorité était de réactiver la vie d’avant, d’une façon encore plus frénétique.
Mais il se pourrait bien que le petit coronavirus, qui est parvenu à lui tout seul à faire bifurquer le destin planétaire, nous donne l’occasion d’échapper à cette apparente fatalité. Lui a les moyens de changer le monde de façon vraiment irréversible, d’autant que nul d’entre nous ne se sentait vraiment à l’aise avec le monde d’avant (ce constat n’implique nullement que nous serons à l’aise dans le monde d’après…).
Commençons par un petit exercice de mémoire : qu’est-ce qui nous occupait il y a seulement quelques mois ? J’ai le souvenir que nous faisions joujou avec le spectre de l’effondrement, voire avec celui de la fin du monde, quand nous ne nous disloquions pas en une sorte d’immobilité trépidante. Nous courions « sur un tapis roulant les yeux bandés, après le scoop du jour ». Nous ne parlions guère que du présent, comme si le futur s’était absenté de nos représentations, comme si l’urgence avait partout répudié l’avenir comme promesse. Le monde de demain était ainsi laissé en jachère intellectuelle, en lévitation politique, comme jeté dans un trou symbolique. Or, que se passe-t-il depuis que la pandémie a fait irruption ? Bien sûr, nous sommes tous concentrés sur le très court terme, cherchant la manière la plus efficace de gérer les crises sanitaire et économique en cours. Mais dans le même temps, chacun d’entre nous se sent invité par la force des choses à réinvestir l’idée de futur.
En seulement quelques semaines, par un effet paradoxal de la catastrophe en cours, la flèche du temps s’est donc renversée : alors même que de multiples effondrements sont en cours, l’idée qu’il y aura demain un monde, éventuellement autre que celui d’avant, a remplacé l’idée de fin du monde !
C’est ainsi que le temps long a fait son come-back en nos esprits.
La théorie de l’univers-bloc
Un peu de théorie nous aidera à mieux saisir cet enjeu. Reprenant des idées du logicien Kurt Gödel, des physiciens ont développé la thèse dite de « l’univers-bloc », qui invite à considérer l’espace-temps comme une structure intégralement déployée au sein de laquelle tous les événements, qu’ils soient passés, présents ou futurs, coexisteraient. Ils y auraient exactement la même réalité, de la même manière que les différentes villes de France coexistent en même temps dans l’espace, tout en étant situées en des lieux différents. L’espace-temps contiendrait en somme l’intégralité de l’histoire de la réalité, chaque événement passé, présent ou futur y occupant, depuis toujours et pour toujours, une place bien déterminée. L’avenir existerait donc déjà, tout comme le passé, mais ailleurs que là où nous sommes.
Cette thèse est bien sûr controversée. On peut notamment lui opposer le « présentisme », qui considère au contraire que seuls les événements présents sont réels : ceux-ci apparaissent et disparaissent en étant remplacés par d’autres, de sorte que la réalité est toujours inédite et indécise. Il n’y aurait en somme pas d’autre réalité que l’ensemble de ce qui, présentement, a lieu : en son amont comme en son aval, le présent serait ceinturé par le néant…
Mais nous devons vivre, ici et maintenant, c’est-à-dire sans pouvoir attendre que cette question de la réalité du futur soit tranchée. Or, vivre implique d’accorder à l’avenir un certain statut, de lui donner des allures de défi, ce qui suppose de l’investir avec des idées, des projets, des représentations, des paris, des désirs. C’est précisément cette tâche trop longtemps délaissée que nous sommes en train de reprendre. Sans en être toujours conscients, nous construisons une sorte de synthèse entre présentisme et univers-bloc : nous les mélangeons d’une façon qui donne corps à l’idée que l’avenir constitue une authentique réalité, mais qu’il n’est pas complètement configuré, pas intégralement déterminé, de sorte qu’il y a encore place pour du jeu, des espaces pour la volonté et l’invention.
En somme, sans plus attendre quelque Godot que ce soit, nous nous remettons à penser le monde d’après, en tenant compte d’une part de ce que nous voulons, d’autre part de ce que nous savons déjà, mais aussi de ce que nous sommes en train d’apprendre et de comprendre dans la très étrange situation que nous vivons.
C’est ainsi que, mine de rien, le temps se trouve redynamisé en force historique !
N’était-il pas grand temps ?