“Ce qui est propre aux sociétés modernes, ce n’est pas qu’elles aient voué le sexe à rester dans l’ombre, c’est qu’elles se soient vouées à en parler toujours, en le faisant valoir comme le secret.” - Michel Foucault, Histoire de la sexualité
Et il parle, le rôliste.
Il narre, précisément. Il est là, il raconte sa petite histoire, avec ses potes autour de la table, des heures durant. On a l'impression que rien ne peut l'arrêter. Et pourtant, c’est marrant, hein mais j’ai remarqué qu’il y avait des choses qu’on passait sous silence, très vite.
Oui, je parle du cul. Alors pour faire des blagues qui ont la délicatesse d’un mec à l’haleine parfumée à la Heineken -notez cette allitération, s’il vous plaît, y’a du monde mais pour raconter un peu ce qui se passe au pieu -ou ailleurs, là, y’a plus personne, bizarrement. Notez que je ne jette la pierre à personne en ce qui concerne ces blagues, je suis toujours de la partie quand il s’agit de faire des vannes plus que douteuses.
Ca séduit -ou tout du moins, ça essaye de séduire, du PNJ ou du PJ, à coup d’intro de film produit par Brazzers mais dès qu’il faut « aller jusqu’au bout », y'a plus personne.
J’ai remarqué qu’on avait de manière quasi-systématique un petit interlude pudique. Comme dans le Lauréat, avec Dustin Hoffman. Le film, encore sous le Code hollywoodien, parle d’une relation adultère entre une milf et un petit jeune qui finira par pécho la fille, au final. Ouais, je sais, j’ai pas du tout respecté le film avec ce résumé. Ouais, on dirait un pitch Brazzers, comme ça, je sais aussi.
Bref, le film arrive alors à contourner la censure et à parler de cette relation adultère à l’aide d’habiles choix de montage, sur fond de The Sound of Silence. Linda Williams, sur laquelle je reviendrai plus bas, met en parallèle ainsi les darkness évoquées dans la chanson de Simon and Garfunkel avec celles du fondu enchaîné noir venant masquer les parties de jambes en l’air avec Mrs. Robinson.
On se concentre sur l’avant et l’après en coupant tout ce qui peut se passer au milieu. D’où le choix du titre de mon article, renvoyant à ces choix scénaristiques que nous faisons régulièrement en jeu de rôle. Quand on écoute, les parties de jdr, ça s’arrête au bisou et pis, hop, ellipse narrative.
Mais est-ce qu’on passerait pas à côté de quelque chose ?
Le sexe est pour le rôliste obscène, semble-t-il et est nécessairement traité hors scène.
C’est marrant, je n’ai pas pu m’empêcher d’y penser en matant des films, des séries ou en lisant des bouquins. Le cul est partout mais nous, on a cet espèce de tabou, on ose pas. On dirait que la révolution sexuelle, elle est pas passée par là. On mate Khaleesi se faire prendre en doggy par Khal Drogo, mais nos récits ne s’intéressent pas au cul.
Pourtant, le sexe est politique, on ne compte plus les historiens ou encore les ethnologues ayant étudié la vie conjugale ou l’histoire de la sexualité : François Lebrun, Michelle Perrot, Georges Vigarello, etc. Mais là, celle dont je vais vous parler, c’est Linda Williams.
Pour resituer, cette meuf est professeure émérite à l’université de Californie Berkeley et ses travaux portent principalement sur l’analyse et l’histoire du genre cinématographique porno -et elle a aussi écrit un bouquin analysant la série The Wire, en 2014, appelé On the wire. Je sais, j’en tease plus d’un, là.
Elle évoque ces questions de pouvoir au cours de la baise notamment dans son bouquin paru en 1989, Hard core : power, pleasure and the « frenzy of the visible ».
Elle a également écrit le livre qui est la source de beaucoup de mes réflexions ici, Screening Sex, paru en 2008, qui traite de la révélation et de la dissimulation du sexe au cinéma. Et en lisant son bouquin, j’ai vite fait le parallèle entre son étude du cinéma/public américain et le jeu de rôle.
A un moment donné, elle évoque ce qu’elle appelle la longue adolescence du cinéma américain sous le Code de production hollywoodien : « l’acte sexuel y était alors limité par des baisers furtifs ou par des fondus abrupts, destinés à barrer la compréhension adulte du sexe comme relation charnelle. Cette longue adolescence explique peut être pourquoi l’Amérique représente encore l’acte sexuel comme un interlude lors de la narration ».
Elle y évoque aussi l’hypocrisie qui consisterait à envisager les scènes de cul comme injustifiées, avec cette notion de sexe gratuit renvoyant alors à celle de la lubricité et qui provoquerait uniquement l’excitation.
Je reviens viteuf sur le cas Daenerys qui se fait violer par Khal Drogo après son mariage, ça lui fait un sacré choc mental, ce dépucelage forcé économique, une épreuve de plus pour elle qui finalement va se réapproprier sa sexualité : on la voit plus tard en amazone sur son mari qui veut la dominer à nouveau mais elle lui fait « tut, tut, tut, ce soir, enlève ta culotte, c’est moi qui pilote, on va voir qui va se faire tirer les veuchs ». Du sexe qui veut dire quelque chose : on a la violence domestique et sexuelle, le choc d’une jeune fille violée après avoir été vendue par son frère qui finalement va reprendre le pouvoir sur son corps et devenir maîtresse de son plaisir, une assurance qu’elle gagne également à côté. Background enrichi, dureté de l'univers mise en avant pour montrer que comme le dirait Jul, "C'est pas des lol", tout ça. Oui, je viens de citer Jul.
Dans les films d'Almodovar, la perversité et la violence sexuelles sont récurrentes et en disent longs sur la psychologie des personnages. Dans Matador, l'un des personnages explique ainsi le parallèle qu'il fait entre son plaisir sadique de torero et celui d'amant, "les poulettes, c'est comme les taureaux, il n'y a qu'à les encercler". On comprend plus tard que c'est un gros taré qui bute des meufs. En parallèle, on a le personnage de Maria qui séduit pour mieux tuer ses proies à l'aide d'une épingle à cheveux, tout une métaphore et une analyse de l'art de tuer est ainsi réalisée : le torero séduit et devient la cible pour mieux abattre par la suite. Ces deux personnages mués par la mort et le sexe font sens et leurs destins s'achèvent dans le sang en plein ébat. Narrativement, ça peut aussi être ça, le cul en jeu de rôle : exprimer des liens et des pulsions chez les personnages, poser un cadre pour des actions ou révélations apportant une tension dramatique.
Après, je comprends, c’est pas forcément quelque chose qu’on peut pratiquer avec tout le monde, ou qu’on ait l'envie de pratiquer la chose avec n'importe qui.
Déjà parce qu'on connaît pas forcément les gens avec qui on joue et qu'on connaît pas leurs limites ou parce que des fois on est soi même pas forcément à l'aise avec ceci. Et pis, on va pas se mentir, parce qu'on tombe parfois sur des gens un peu cringe avec qui on a pas du tout envie d'évoquer de près ou de loin la sexualité, même celle des tortues.
Sinon ce que j'ai remarqué aussi, c'est que les jeux proposant ouvertement des scénarios ou des mécaniques avec du cul, ils venaient vachement de la sphère indé, comme avec le cinéma américain avant gardiste en matière de représentation du cul à l'écran. Ca veut pas dire que ce sont les meilleurs jeux nécessairement, hein mais ils ont le mérite d'ouvrir certaines voies vas-y, Jean-Mi, tire sur mon doigt, j'ai dit ouvrir certaines voies , en terme de narration du sexe. On se rappelle du gros shitstorm autour de Thomas Munier et l'Empereur du Sale aka Batro, par exemple.
Bref, ce petit billet pour finalement vous faire part de mes réflexions en cette fin d'année, sur ce à côté de quoi on pourrait passer dans nos récits en passant sous silence des scènes de cul.
Est-ce que l'on ne devrait pas s'autoriser cette exploration narrative, anale, buccale ou vaginale, que sais-je ! lorsqu'elle fait sens ? Je vous laisse y apporter vos propres réponses car je ne suis pas là pour m'immiscer dans vos pratiques comme un curé dans les affaires conjugales à l'époque moderne mais je serai curieuse d'avoir des retours concernant vos expériences.