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La catastrophe révèle quelque chose qui merdait depuis bien plus longtemps
L’arrivée du Covid-19 en France nous a stupéfaits, déboussolés, désorientés. Puis un étrange sentiment de déjà-vu est apparu chez les amateurs de séries télévisées. “The Leftovers”, diffusée de 2014 à 2017, raconte les conséquences psychiques et politiques de la disparition subite et inexpliquée de 2 % de la population, en suivant les habitants d’une ville américaine imaginaire, Mapleton. Nous avons demandé à Pacôme Thiellement, exégète “sériephile”, de nous éclairer sur les liens entre cette fiction et notre présent.

Je ne sais pas vous, mais j’ai l’impression ces dernières semaines d’avoir été plongée en plein épisode des Leftovers !
C’est étrange de voir à quel point The Leftovers résonne fort avec les mois, voire l’année que l’on vient de passer. L’automne dernier, déjà, les actions du mouvement Extinction Rebellion me rappelaient celles des Guilty Remnants [de l’anglais guilty, « coupable », et remnant, « reste », « vestige »]. Dans la série, les membres de ce groupuscule sectaire né après « le Grand Départ », soit l’évaporation subite de 2 % de la population mondiale, tentent de rappeler à tous par leur présence insistante et silencieuse, ou par des actions coup de poing dans l’espace public le souvenir de la catastrophe. Dans un chapitre de notre livre The Leftovers. Le troisième côté du miroir, Sarah Hachtuel compare la phrase qu’ils ne cessent de répéter, « You understand » [« vous comprenez »], à l’exhortation de Greta Thunberg aux chefs d’État refusant de prendre toute la mesure du dérèglement climatique. La fascination mêlée de détestation que l’adolescente suscite est d’ailleurs très proche du sentiment qu’éprouvent les habitants de Mapleton à l’égard des Guilty Remnants.

J’ai aussi pensé à The Leftovers, et plus généralement à son créateur Damon Lindelof, au moment des incendies australiens géants du mois de décembre. Dans Lost, la première série de Lindelof, les personnages reviennent de Sydney avant que leur avion ne s’écrase sur l’île. À plusieurs moments, l’Australie y est évoquée de façon quasi mythique, une obsession que l’on retrouve dans la troisième saison de The Leftovers. L’Australie est chez Lindelof une sorte de terre promise du chamanisme, le lieu où tout peut cesser, mais aussi recommencer. Le plus frappant ces dernières semaines reste toutefois ce chiffre qui a longtemps couru avant la mise en place du confinement : si rien n’est fait, 2 % de la population risque de mourir du Covid-19. C’est exactement le chiffre de The Leftovers ! Autant d’éléments qui me font penser que Lindelof est un artiste inspiré, de ceux qui nous montrent des choses que nous sommes appelés à vivre. Prenez Watchmen, sa dernière création inspirée de la bande dessinée d’Alan Moore et de Dave Gibbons : la plupart des personnages y portent des masques ! Quand j’ai vu la photo d’Emmanuel Macron la bouche couverte d’un FFP2, j’y ai immédiatement pensé !

Comme nous avant la mise en place du confinement, les personnages de The Leftovers vivent dans une forme de déni de la catastrophe…
La série montre des personnages qui doivent reconfigurer de façon absolue leur vision du monde. Et c’est d’une violence folle. Elle décrit une réalité devenue fragile : ce qui constitue notre expérience du monde est devenu obsolète. Les personnages ne peuvent plus se référer à leur expérience pour continuer à vivre, mais doivent bricoler avec ce qui leur reste – les « leftovers », ce sont les mauvais restes, ceux qui traînent au bord de l’assiette. Toute la première saison traite de cela, de façon extrêmement bouleversante. Prenez le personnage de Nora Durst. Lors du « Grand Départ », ses enfants et son mari disparaissent. Trois ans plus tard, elle continue d’acheter les paquets de céréales de ses enfants, en jetant l’ancien paquet chaque semaine sans même qu’il ait été entamé. Kevin Garvey, lui, tente de continuer à faire son travail de policier. Dans un épisode qui se passe quelques jours avant Noël, on lui demande de chercher la réplique de l’enfant Jésus qui a été volée dans la crèche. Il pourrait acheter n’importe quel poupon dans un supermarché, mais ce ne serait pas du jeu, il doit trouver le bon, celui qui est porteur de l’identité authentique, du sens initial qui lui a été donné. À la fin, le prêtre lui avoue qu’il avait un autre poupon de secours. Toutes les tentatives que Kevin fait pour poursuivre la normalité sont à chaque fois suspendues.

Et pourtant, la normalité, le train-train quotidien qui précédait la catastrophe, n’avait rien de réjouissant !
« You understand » : cette phrase traverse la série alors même qu’on ne comprend pas ! Mais elle nous dit quelque chose d’important : l’événement lui-même, tout traumatique qu’il soit, n’est que le révélateur de quelque chose qui merdait depuis bien plus longtemps. C’est très net dans cet épisode où l’on retrouve les personnages juste avant le Grand Départ. L’épisode s’appelle ironiquement « The Garveys at Their Best » [« Les Garvey au sommet »] et raconte à quel point les relations au sein de cette famille sont dysfonctionnelles. Le truc ne marchait pas ! Alors qu’il est à la recherche d’un cerf qui saccage les maisons et disparaît toujours mystérieusement, Kevin rencontre une jeune femme qui finit par écraser le cerf au volant de sa voiture. Il est sur le point de commettre un adultère avec elle. Mais la jeune femme disparaît. Laurie, la femme de Kevin, découvre dans le même temps qu’elle est enceinte alors que le couple ne cesse de se disputer. Et voilà que le bébé disparaît dans son ventre.

La série présente le Grand Départ comme quelque chose que ses personnages auraient, dans le fond, voulu. N’était-il pas nécessaire qu’il se produise, étant donné que tout allait mal ? Était-ce vraiment possible de continuer ainsi ? L’événement révèle tout ce qui cloche en le retirant brutalement. Après ça, comment vous débrouillez-vous ? C’est une des interprétations qu’on peut avoir de la disparition des 2 %.

L’ennui, c’est que le monde d’après ne semble pas aller beaucoup mieux…
Il est même pire ! À vrai dire, The Leftovers demande, de façon inquiète : comment cela pourrait-il aller mieux ? Deux options se dessinent : la fidélité absolue à l’événement incarnée par la secte des Guilty Remnants qui croient que la fin du monde a eu lieu, que le monde est perdu, ou la volonté d’avancer, symbolisée par le personnage d’un écrivain à succès horripilant, auteur de What’s Next ? [« et après ? »]. Mais dans les deux cas, on voit que cela ne marche pas vraiment. Les personnages se raccrochent soit à ce qu’ils ont connu avant, soit à l’événement lui-même. Reste cet incroyable déni que cet événement n’est qu’un début et que le plus dur reste à venir. C’est une tension très perceptible aujourd’hui. Certains journaux n’ont pas hésité à titrer, dès la première semaine de confinement, sur « le monde d’après », alors que nous ne savons ni quand ni comment nous allons en sortir.

N’est-ce pas une façon de tenter de reprendre le contrôle sur ce qu’il nous arrive ? D’en redevenir les narrateurs, ou les showrunners ?
Nous n’avons aucune idée de ce à quoi ressemblera le lendemain, le prochain épisode : c’est terrifiant, mais cela nous tient aussi en haleine, comme toute bonne série ! Sans me prononcer du tout sur la pertinence de la chloroquine, j’aimerais me pencher sur le traitement médiatique réservé au professeur Didier Raoult. Il ressemble vraiment à l’un de ces personnages de fiction construits pour plonger le spectateur dans la confusion. Dans Lost, ils sont fréquents : ils changent la donne, sont extrêmement identifiables avec un look un peu badass [approximativement « dur à cuire »], et invitent à adopter une stratégie différente tout en incitant les autres à les suivre. Sont-ils un problème ou, au contraire, la source du salut ? Ils sont à la fois agressifs et pleins de promesses, certains leur font confiance, d’autres pas du tout, et le spectateur doit choisir. Tout le monde s’écharpe à coup de : « Depuis le début, je le sens pas ce mec-là, il a une sale tête ! », quand les autres crient au délit de sale gueule. Cette séquence où Raoult s’agace contre Patrick Cohen sur le plateau de l’émission télé C à vous est frappante : ils sont tous contre lui, mais le docteur les envoie promener en proclamant que c’est lui qui a raison. Par la suite, les autorités de santé se sont montrées méfiantes… puis Emmanuel Macron est allé visiter son laboratoire, tout en se sentant obligé de préciser qu’il ne s’agissait pas d’une légitimation. C’est un retournement digne d’une série ! Et le pire, c’est qu’avec tout ça, on ne sait toujours pas s’il est dans le camp des « gentils » ou dans celui des « méchants » ! Le scénario est plutôt bon, puisqu’on a tout ce qu’il faut pour croire les deux.

The Leftovers montre également le côté très quotidien de la catastrophe, qui nous saisit presque en pyjama… et nous demande d’y rester !
Oui, le « héros » qui sauve des vies en restant chez lui ressemble aujourd’hui au Dude du film The Big Lebowski [1998], des frères Coen. Certes, il y a le personnel soignant, héros au sens noble du terme. Mais, globalement, nous sommes confrontés à une grande impuissance. Les « leftovers », cette humanité restante, correspondent à ceux qui, dans une autre série, auraient joué les seconds rôles. Kevin est un brave type. Mais il est tout sauf un héros. Tout au long de la série, il est en proie à des épisodes de folie, d’amnésie, assailli par des rêves épouvantables et hanté par le fantôme d’une femme. Il ne sait pas pourquoi il fait ce qu’il fait, pourquoi il agit comme il agit. Il est flic, soit l’archétype du personnage de série télévisée, mais il n’en a pas du tout la psychologie habituelle. Nora, quant à elle, ne supporte pas le mensonge chez les autres, tout en vivant dans le déni permanent vis-à-vis d’elle-même. Elle a des réactions d’une profonde injustice, qu’on comprend très bien comme spectateur, au vu de son passé, mais qui seraient insupportables si on en était les victimes. Tous ces personnages sont extrêmement contradictoires. L’événement de la disparition est extraordinaire, surnaturel, inédit en termes d’expérience humaine, et il est traité avec un très grand souci de vraisemblance psychologique. C’est la qualité de Lindelof dans toutes ses fictions : les personnages sont crédibles. L’histoire qu’ils vivent est inouïe, mais les personnages sont ordinaires, nous ressemblent. Dans The Leftovers, Lost, ou Watchmen, on a affaire à des personnages à défauts.

Ils affrontent également un deuil compliqué, en l’absence de corps à pleurer. N’est-ce pas finalement le plus douloureux pour eux ?
The Leftovers montre un deuil impossible, pour ceux qui ont directement souffert de la disparition d’un proche, mais aussi pour les autres. La semaine du 23 mars, deux personnalités sont mortes, l’une du Covid-19 – Manu Dibango –, l’autre non – Uderzo. Le traitement médiatique n’a pas du tout été le même. Dans The Leftovers, la mère d’un des personnages meurt juste la veille du Grand Départ. Elle est donc absente du vaste deuil collectif. La question est terrible : en fais-tu partie, oui ou non ? Si le deuil des « leftovers » est impossible, il est au moins collectif, inclus dans un « nous » : nous qui avons perdu nos proches dans le Grand Départ – ou dans la pandémie de coronavirus. Les premières semaines, les morts dans les Ehpad étaient comptabilisés à part. Pourquoi leur a-t-on refusé, dans un premier temps, l’inclusion dans le deuil collectif ? Sans parler des enterrements : les procédures actuelles, bien que nécessaires, sont d’une incroyable violence. The Leftovers pose la question : si l’on ne suit pas la procédure classique du deuil, quels fantômes nous hanteront après cette épreuve ? Nous n’en savons rien.

Tout comme la philosophie, les séries, et en particulier The Leftovers, peuvent-elles être une médecine de l’âme ?
Je ne crois pas qu’elles nous guérissent, au sens propre, mais plutôt qu’elles nous aident à voir autrement, à voir davantage, elles multiplient les yeux. Ou alors il faudrait distinguer entre les mots anglais to heal et to cure. Les fictions sont des healers, des « guérisseuses » au sens chamanique. Elles soignent l’âme qui est hantée de tant de démons et de fantômes qu’on n’arrive plus à avancer. Toute une variété de fictions ou d’œuvres nous assied, quand d’autres nous permettent de nous lever, de marcher. Ce sont celles qui remplissent une fonction prophétique, quand les autres restent dans le registre du divertissement ou de l’esthétisme. Avec Damon Lindelof et ses séries, on peut se lever et avancer.

Source: http://www.philomag.com/...