Posée pour la première fois par Étienne de La Boétie, la question de la servitude volontaire demeure un mystère que maintes théories politiques ont tenté en vain d’élucider. Aujourd’hui, le texte initial continue de susciter l’intérêt des philosophes politiques.
« Je désirerais seulement qu’on me fît comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui, que de le contredire. »
Lorsqu’il écrivit ses lignes, Étienne de La Boétie n’aurait eu que 16 ans. Une précocité qui ne manque pas de forcer l’admiration tant l’œuvre dont il est question, Discours de la servitude volontaire, a su traverser les siècles, préservant en elle l’actualité toujours intacte d’une interrogation, d’une énigme politique qu’aucune époque n’a su résoudre jusqu’alors : comment est-il possible qu’un ensemble d’individus aussi vaste qu’une nation puisse se soumettre à la volonté d’un seul et perdurer sous sa domination ? Formulée et reformulée à de multiples reprises auprès de divers penseurs, la réponse à cette question semble presque fondamentalement échapper à celui qui la pose, à tel point qu’elle apparaît souvent comme l’énigme par excellence de la politique, celle qui se trouve au cœur même de sa définition. Pourquoi les sociétés humaines se construisent-elles sous le joug d’un État qui les gouverne ? Longtemps perçu comme un pamphlet politique en faveur de la république contre la monarchie, le Discours de la servitude volontaire ouvre, cependant, une voie de réflexion qui dépasse la simple lecture militante pour trouver un écho universel qui n’épargnerait aucun régime politique. La question de la servitude volontaire, en effet, semble indépendante de toute appartenance historique. Elle ne pose pas seulement la question de la domination mais celle de sa persévérance et de son apparente acceptation par le peuple. Elle cherche à débusquer ces mystérieuses forces spirituelles et matérielles qui poussent l’homme à accepter la soumission et à aller, parfois, jusqu’à la souhaiter.
Une œuvre universelle
Né à Sarlat le 1er novembre 1530 dans une famille de magistrats, La Boétie appartient à la classe des bourgeois éclairés. De lui, la postérité ne retient généralement que son amitié, devenue emblématique, avec un autre penseur humaniste de son temps, Michel de Montaigne. Mais il revient justement au Discours de la servitude volontaire d’avoir réuni les deux amis. Condamné dans les premiers temps à une diffusion clandestine à cause de sa portée subversive, l’ouvrage souffre d’une circulation restreinte auprès d’une élite d’hommes éduqués dont Montaigne fait partie. Troublé par la lecture de ce texte, Montaigne veut très vite en connaître l’auteur et rencontre La Boétie en 1557 à Bordeaux, entamant une amitié fusionnelle qui ne s’achèvera qu’avec la mort de La Boétie en 1563. C’est alors que Montaigne se charge de publier les œuvres de son ami défunt, à l’exception du Discours qu’il a l’intention d’inclure comme partie principale de sa prochaine œuvre. Mais en 1557, des partisans calvinistes, reprenant à leur compte l’appel à la révolte porté par le texte de La Boétie, contrarient son projet et publient une édition pirate du Discours, sans indiquer le nom de l’auteur. En 1576, une nouvelle édition du Discours est éditée sous le nom de La Boétie avec comme titre Le Contr’un. Forcé d’y renoncer, Montaigne abandonne son projet. C’est donc comme un pamphlet d’idéologie calviniste que le texte se fait connaître, entraînant l’œuvre dans des considérations étroitement partisanes que La Boétie lui-même n’aurait assurément pas voulu. En effet, l’ouvrage de ce dernier, bien que repris à travers le prisme de multiples lectures militantes, se veut fondamentalement ouvert. Ni pamphlet antimonarchique, ni éloge de la démocratie, le Discours de la servitude volontaire est un traité politique, à l’image du Prince de Nicolas Machiavel à qui l’on attribue volontiers la naissance de la science politique.
Mais les deux auteurs adoptent des points de vue opposés. Alors que Machiavel se situe franchement du côté du prince et assume le point de vue de celui qui gouverne, La Boétie se place du côté du peuple asservi, celui qui a à se libérer de la tyrannie et de l’oppression. Mais cette oppression semble, pour lui, ne se justifier sur rien d’objectif, rien d’extérieur. En effet, la crainte ou la lâcheté ne peuvent être les seuls mobiles de l’acceptation d’être dominé puisqu’il suffit de cesser de servir celui qui asservit pour le voir démuni de toute arme de répression, de tout pouvoir de punition.
Tout porte à croire que La Boétie a eu l’idée de rédiger le Discours suite à la grande révolte de la gabelle survenue en 1548 en Guyenne. Alors que les paysans s’insurgeaient contre l’exigence fiscale du roi, la répression du mouvement a été sans pitié. Cette information nous prémunit contre l’idée que le terme « servitude » sous la plume de La Boétie soit synonyme de passivité. Le peuple sait se révolter. Il lui arrive d’ailleurs d’en faire la démonstration courageuse à de nombreuses périodes de son histoire.
La servitude est toujours là
Ce que montre La Boétie, c’est que la servitude demeure, même pendant les soulèvements. La servitude est toujours là, dans le mouvement même de la liberté. C’est pourquoi il n’appelle pas à la révolution qui ne saurait, selon lui, avoir d’autre dénouement que celui d’un nouvel ordre asservissant. Tuer le tyran ne suffit pas à tuer la tyrannie. « Il n’est pas besoin de combattre le tyran. Il n’est pas besoin de se défendre contre lui ; il se défait de soi-même. Le pays doit seulement ne pas consentir à la servitude ; il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien ; il n’est pas besoin que le pays se mette en peine de rien faire contre soi… Si l’on ne donne rien aux tyrans et si on ne leur obéit plus, alors, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien ; comme une racine qui ne trouve plus d’humidité ni de nourriture, devient un morceau de bois sec et mort. » Déroutante solution que nous propose La Boétie. La liberté ne s’acquiert pas par des actes, elle se gagne simplement en la désirant de telle sorte qu’être libre et vouloir être libre ne sont qu’une seule et même chose : « Soyez résolus de ne servir plus et vous voilà libres. » Il suffirait alors de cesser d’obéir, sans même avoir besoin de s’insurger, pour que le pouvoir sur lequel repose le tyran s’évanouisse. La servitude très concrète du peuple qui doit payer ses impôts, s’enrôler dans l’armée pour défendre le pouvoir de son chef, sacrifier parfois la pratique de sa propre religion pour adopter celle du régime dominant, ne tiendrait, pour La Boétie, que sur la servitude des esprits qui consentent à reconnaître le pouvoir comme légitime.
L’état naturel de la liberté
Néanmoins, La Boétie ne dit rien sur les possibles réprimandes que subirait le peuple s’il se mettait vraiment à ignorer les lois du tyran. Il oublie que le recours à la force de la part du pouvoir n’est pas seulement réservé aux grandes révoltes mais aussi aux petites désobéissances concrètes. La Boétie semble passer un peu trop vite sur la capacité matérielle d’un tyran de réprimander son peuple lorsqu’il n’obéit plus. Cette capacité aurait tout lieu, pourtant, de dissuader, par la peur, tout acte de résistance et d’expliquer ainsi le choix de la servitude. En vérité, pour lui, il existe un dédoublement intérieur qui lie le désir de servir à celui de se révolter. Un peuple se montre un jour capable de révolte, l’autre jour d’une soumission religieuse. Mais alors, comment expliquer le mouvement qui consiste à désirer contre notre propre intérêt ?
Pour répondre à cela, La Boétie imagine la genèse de l’asservissement des peuples. À l’origine, les hommes vivaient libres jusqu’à ce qu’un événement extérieur, une attaque ou une ruse viennent les asservir. D’autres hommes viennent alors au monde et n’ont jamais connu l’état de liberté dans lequel vivaient leurs aînés et en ignorent même jusqu’à son bénéfice. C’est alors la coutume qui est la première chaîne de la servitude. Les hommes ont oublié qu’ils ont été libres un jour et que cela fait partie de leur droit le plus naturel. Mais pour La Boétie, la nature a moins d’emprise que la coutume : « Le naturel pour bon qu’il soit se perd s’il n’est pas entretenu. Nous devenons toujours ce que notre nourriture nous fait, quelle qu’elle soit, malgré la nature. (…) De même que les arbres fruitiers portent des fruits étrangers, dont des entes leur ont été greffées, de même les hommes portent la non-liberté. Les hommes ne savent rien, hormis qu’ils sont sujets : il en a toujours été ainsi, disent-ils. » La Boétie dévoile ici le caractère historique, c’est-à-dire non nécessaire, de la domination. Le passage de la liberté à la servitude relève alors d’un accident de l’histoire humaine qui a provoqué la division de la société. Cet événement contingent se trouve à l’origine de l’histoire, au sens marxiste, c’est-à-dire fondée sur l’opposition entre ceux qui dominent et ceux qui sont dominés. Elle correspond à la naissance du pouvoir politique.
La « chaîne des gains »
Par ailleurs, La Boétie avance une autre explication de la servitude volontaire, plus fondamentale selon lui, Il s’agit de la « chaîne des gains ». Un petit groupe de personnes proches du tyran tâche de le conseiller afin de profiter des profits qu’ils partagent avec lui. Ceux-là dirigent un autre groupe de personnes plus grand, qu’ils corrompent afin d’obtenir leur loyauté et cela ainsi de suite jusqu’à ce qu’« il se trouve presque un aussi grand nombre de ceux auxquels la tyrannie est profitable que de ceux auxquels la liberté serait utile ». Chaque individu a alors l’impression d’avoir négocié sa servitude selon des conditions qui le confortent au mieux. Il croit avoir vendu sa servitude assez cher en échange d’un gain en pouvoir, en titres honorifiques, en gains matériels. Cette logique accompagne l’émergence d’une nouvelle catégorie intermédiaire, appelée « les tyranneaux », qui vient complexifier le rapport social qui n’est plus à penser sous le mode simple du face-à-face entre le peuple et le tyran. Deux aspects de la servitude volontaire sont ainsi révélés.
D’une part, la servitude volontaire comme résignation d’un peuple qui a oublié le caractère naturel de sa liberté, vivant sa servitude comme une seconde nature. D’autre part, la servitude de ceux qui soutiennent activement le tyran, pensant précisément échapper ainsi à une plus grande servitude, en acquérant quelque pouvoir sur d’autres hommes. La philosophie et les sciences humaines vont par la suite tenter d’apporter une réponse à cette énigme. Telles sont les théories de l’aliénation (dans l’optique marxiste), de la légitimation du pouvoir (Max Weber), de la soumission à l’autorité (Hannah Arendt, Stanley Milgram), de « l’amour du chef » (Freud) ou encore de la violence symbolique (Pierre Bourdieu) (encadré ci-dessous). Toutes ces théories postulent l’existence d’une forte emprise mentale du pouvoir en place sur les citoyens. Mais ce constat massif d’une subordination des consciences au pouvoir est-il vraiment avéré ? Les études sur les régimes autoritaires (Béatrice Hibou) ou la faible adhésion citoyenne dans les sociétés démocratiques laissent supposer que la plupart des citoyens ne sont pas massivement asservis « volontairement » au pouvoir en place. Dans les pays autoritaires comme dans les pays démocratiques, il existe tout un spectre de postures entre l’adhésion, la résignation, l’hostilité, le désintérêt, la résistance passive ou active que ne rend pas assez en compte la théorie unilatérale de la servitude volontaire.
Les théories de la soumission
◊ Karl Marx (1818-1883)
L’idéologie comme domination
Pour l’instigateur du matérialisme historique, la cause de la domination est à comprendre à partir du problème de l’idéologie. L’idéologie, représentée par l’idéalisme allemand et plus particulièrement par Georg Hegel, fait de la conscience le lieu de manifestation du réel. Or pour Karl Marx, « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie mais la vie qui détermine la conscience ». La conscience n’est que le produit des rapports sociaux déterminés eux-mêmes par les rapports de force de production. L’idéologie consiste à inverser ce rapport et à faire croire que c’est la pensée qui détermine la vie matérielle. La bourgeoisie assoit sa domination en distillant une idéologie, c’est-à-dire une conception de la réalité erronée puisque pensée indépendamment des rapports de production.
◊ Sigmund Freud (1856-1939)
La légitimité de la domination
Dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921), Sigmund Freud développe sa théorie de « l’amour du chef ». Selon lui, les foules se soumettent aux chefs parce qu’elles éprouvent pour eux une véritable fascination, dont les racines psychologiques se trouvent dans le rapport que l’enfant a eu avec ses parents. La source psychologique de la soumission serait ainsi l’amour. Celui d’un enfant à ses parents, d’un fidèle à son dieu ou d’un peuple à son chef.
◊ Max Weber (1864-1920)
La légitimité de la domination
Pour Max Weber, la servitude volontaire n’est autre que la légitimation du rapport de domination par le dominé. Le dominé reconnaît le maître comme maître et par conséquent lui obéit. Selon Weber, cette légitimation fonctionne selon trois types de domination : traditionnelle, charismatique et légale-rationnelle.
◊ Stanley Milgram (1933-1984)
L’état agentique
Connu pour son expérience de psychologie qui vise à évaluer le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime, Stanley Milgram s’est attaché à analyser le processus de soumission lorsque celle-ci implique des actes donnant lieu à des cas de conscience, telle que la cruauté envers un autre individu. Pour Milgram, l’être humain n’est cependant pas un monstre en puissance trahi par cette expérience. L’essentiel repose sur la crédibilité accordée à l’autorité, au fait que celle-ci endosse la responsabilité ultime de ses propres actes. Cette résignation à n’être qu’un instrument au service d’un supérieur hiérarchique s’appelle l’« état agentique ».
◊ Hannah Arendt (1906-1975)
La banalité du mal
Couvrant le procès d’Adolf Eichmann pour le New York Times, la philosophe Hannah Arendt estime qu’il est donné à tout le monde de participer à des actes monstrueux en toute bonne conscience, pourvu que l’on se montre soumis à une hiérarchie responsable, au sein d’un appareil d’État totalitaire, nous empêchant de penser et d’émettre le moindre esprit critique. Ainsi, nul besoin d’être un monstre pour se montrer capable, dans un contexte où le mal est banalisé et prend le visage de la légitimité.
◊ Pierre Bourdieu (1930-2002)
La violence symbolique
Pour le sociologue Pierre Bourdieu, le dominé, s’il est complice de sa servitude, n’engage pas sa volonté. L’adhésion du dominé réside dans l’intériorisation des structures sociales. Cette intériorisation appelée « habitus » est constituée de schémas conceptuels déterminés par la société. Les structures cognitives apparaissent au dominé comme légitimes puisque naturelles. Mais les structures objectives sont, en vérité, celles des dominants, présentées comme universelles. En intériorisant ces structures, l’homme reproduit la domination.