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Le coup d'état de Louis Napoléon Bonaparte
Le 2 décembre 1851, le prince-président Louis Napoléon Bonaparte dissout l'Assemblée et viole la Constitution qui ne lui permet pas de se représenter. L'opération, rondement menée, ouvre la voie à l'Empire. Sans rencontrer de résistance massive.

« Pas un coup de fusil, pas un coup de canon. Ce fut splendide et foudroyant » , s'exclame Paul Mayer, revenant, admiratif, sur les événements de cette journée du 2 décembre 1851. Louis Napoléon Bonaparte, président depuis le 10 décembre 1848 de la IIe République, avait décidé d'en finir avec l'Assemblée législative. Celle-ci refusait en effet obstinément de réviser la Constitution qui interdisait au prince-président de se représenter à la magistrature suprême en 1852. Le 2 décembre, Louis Napoléon Bonaparte franchit le pas et s'en débarrassa.

C'est sous la pluie froide d'un matin de décembre que les Parisiens découvrent une affiche apposée sur les murs de la capitale vers 6 heures. Elle annonce les dissolution de l'Assemblée législative, du Conseil d'État et convoque le peuple pour un plébiscite destiné à donner mandat au président de rédiger une nouvelle Constitution. Celle-ci lui permettrait de se maintenir à la tête de l'État avec des pouvoirs accrus. Coup d'État ? Oui, parce que le président ne pouvait dissoudre l'Assemblée, ni abroger une loi de sa propre autorité. Mais aussi trahison ? Le prince-président violait un serment de fidélité fait à la Constitution au lendemain de son élection en décembre 1848. A l'atteinte portée à la loi s'ajoute une réprobation morale.

La lecture immédiate des événements n'est toutefois pas aisée : la même affiche annonce que le suffrage universel, altéré par la loi électorale de mai 1850, est rétabli. Retour à la démocratie ? Les Parisiens sont en droit de s'inter-roger en assistant à la mise en état de siège de la capitale.

En effet, le coup d'État est accompagné d'une impressionnante opération militaire et policière. Militaire d'abord : 54000 hommes engagés avec 117 pièces d'artillerie, rejoints par 30000 lignards des garnisons de la périphérie. Le comte Apponyi, chargé d'affaires autrichien, tout à sa joie, observe dans son Journal : « Tous les quais, les rues autour de l'Assemblée, la place Louis-XV et la grande avenue jusqu'à la barrière étaient remplis de soldats : homme contre homme, baïonnette contre baïonnette. » L'armée n'a pas été engagée dans la précipitation, mais selon des plans mûrement réfléchis qui ont concentré dans la capitale, depuis le mois de septembre, les régiments les plus sûrs.

Le 2 décembre, cependant, l'armée se contente d'occuper Paris. L'enjeu immédiat est ailleurs et repose sur une opération, policière cette fois, rondement menée sous l'autorité du préfet de police Maupas. Il s'agit d'occuper le Palais-Bourbon, d'empêcher les représentants de se réunir, de se débarrasser d'un coup du législatif.

L'opération est parfaitement réussie. A 6 heures, entrées par une porte réservée aux femmes de ménage, les troupes se heurtent un instant à la résistance courageuse mais inutile du lieutenant-colonel Niol, de faction. Quatorze représentants sont arrêtés. Parmi eux figurent des gloires militaires : Cavaignac, Lamoricière, Bedeau, Charras et Changarnier, etc. ; des personnalités de l'orléanisme : Thiers, Rémusat, etc. Changarnier, le « sabre des parlementaires », en chemise, tire ses pistolets mais revient vite à la raison. Thiers, rapporte Apponyi, eut une « peur affreuse » . A côté des grands notables orléanistes, se retrouvent bien vite des républicains avancés : Greppo, Jules Miot, Martin Nadaud, Agricol Perdiguier, etc.

A 7 heures, tous les bâtiments officiels et les points stratégiques de Paris se trouvent sous le contrôle des conjurés. Morny, désigné ministre de l'Intérieur, arrive à son ministère et informe lui-même son prédécesseur ébahi qu'il remplit désormais ses fonctions.

Face au coup d'État, deux résistances s'organisent : celle des députés conservateurs et celle des représentants républicains.

Deux cent vingt députés libéraux conservateurs — sur les 750 qui venaient d'être chassés du Palais-Bourbon — se réunissent après bien des hésitations dans la mairie du Xe arrondissement. On décide d'un certain nombre de mesures, légalement parfaitement justifiées : déchéance du président, appel à la garde nationale, commandement des troupes confié au général Oudinot assez courageux pour se démarquer de ses confrères embarqués dans le coup d'État.

Au bout de quelques instants, la réunion est interrompue par la police et les députés arrêtés. Résistance symbolique ? Acte courageux des libéraux conservateurs ? C'est le cas de quelques-uns dont on peut rapprocher l'attitude de celle des maires qui démissionnent ce jour-là. Mais nombreux sont ceux qui ne protestent guère autrement que pour la forme. L'arrestation, qu'on pensait de peu de durée, leur évite d'être dangereusement sollicités par la foule en cas de résistance populaire.

Quant aux républicains, ils mettent sur pied un comité de résistance dans lequel figurent Victor Hugo bien sûr, mais aussi Victor Schoelcher, Michel de Bourges, Hippolyte Carnot, Jules Favre, de Flotte, Emmanuel Arago, Lamennais. Leur appel aux armes paraît alors avoir aussi peu de chances de réussir que la protestation plus convenue des conservateurs.

Paris, en effet, semble bien tenu en main, et Maupas est convaincu que l'étalage de la force suffira. Les journaux républicains sont occupés. Les hôtels et les cafés ont été fermés avant le jour. On a mouillé les réserves de poudre de la garde nationale, peu sûre. La province n'est pas informée de l'événement, mais la capitale, enjeu majeur, semble tétanisée.

A 11 heures, le président fait autour de la place de la Concorde une revue des troupes, entouré d'un cortège d'officiers et du roi Jérôme, frère de Napoléon Ier, qui apporte un parfum de légende impériale à cette opération de police. L'accueil des soldats est excellent. Mais les quelques Parisiens présents font grise mine. Pas d'illusions excessives chez les putschistes du reste. Maupas fait passer une note à Morny : « Je ne crois pas que les sympathies populaires soient avec nous. Nous ne trouvons d'enthousiasme nulle part. »

Mais l'important pour les auteurs du coup d'État est que la ville se taise. George Sand, sur la rive gauche, constate : « Rien, un silence de mort, d'imbécillité ou de terreur. » Apponyi, qui se promenait dans les rues, optimiste, note : « La ville est parfaitement tranquille, il n'y a pas l'ombre d'une agitation, les voitures circulent dans les rues comme à l'ordinaire, les boutiques sont ouvertes. Le coup d'État a réussi et nous n'avons momentanément rien à craindre. »

Comment expliquer la réussite immédiate d'un coup de force plus convaincant encore que celui de l'oncle, le 18-Brumaire ? La première explication possible est celle de la surprise. On pourrait le croire en voyant la capitale paralysée et le visage interloqué des représentants saisis au saut du lit par la police. Mauvaise explication selon Marx :

« La hantise du coup d'État se trouvait au coeur même de la pensée des constituants de 1848 puisqu'ils avaient cru bon de préciser que le président serait déclaré déchu si un coup d'État avait lieu. »

En effet, la IIe République s'était installée dans une psychose du coup d'État. Depuis le début de l'année 1851, tous les esprits étaient occupés à déceler dans le moindre déplacement des troupes, dans l'absence ou la présence de prince-président à une cérémonie, les signes annonciateurs du coup de force.

Louis Napoléon lui-même avait très longtemps hésité, atermoyé, préféré une issue légale au conflit qui l'opposait aux conservateurs de la chambre. Moins que la marque d'un stratège au sang froid, d'un tempérament napoléonien, la décision ultime semble plutôt relever de l'intuition chez un Louis Napoléon qui croyait en sa « bonne étoile ». Le 2 décembre était le jour anniversaire du sacre de Napoléon Ier en 1804, et celui de la victoire d'Austerlitz en 1805. Pour les députés, plus prosaïquement, c'était la trêve des confiseurs et l'on pensait que le prince-président n'oserait jamais gâcher la période des fêtes.

Mais le coup d'État n'est pas simple affaire de conjoncture. Il dénoue de manière brutale une crise politique beaucoup plus profonde et devenue insurmontable en cette fin d'année 1851. Le problème remonte en fait à la révolution de février 1848. Celle-ci avait imposé la république et le suffrage universel. La force qui l'avait impulsée, c'était le peuple parisien et même, à un certain moment, son avant-garde ouvrière et socialiste. De là des conquêtes et des avancées qui avaient provoqué un ébranlement dans les esprits qui ne peut être comparé qu'à celui de la Révolution française.

Le courant socialiste avait été vaincu, les ouvriers parisiens écrasés en juin 1848, les élections d'une Assemblée constituante avaient donné une majorité modérée hostile au socialisme. Pourtant la peur de la révolution était toujours là et hantait la IIe République. Comme après la Révolution française, la tâche à laquelle étaient confrontés les hommes d'ordre semblait immense parce qu'il ne s'agissait rien de moins que de reconstruire une société.

Paradoxalement, pour entreprendre cette tâche, les élections à la présidence de la République, le 10 décembre 1848, avaient donné la victoire au seul candidat qui n'était pas issu du camp républicain, Louis Napoléon Bonaparte. Il avait été poussé en avant par des notables, monarchistes en majorité, qui pensaient gouverner à travers lui, rétablir l'ordre et préparer les conditions d'un retour de la monarchie.

Mais il était aussi l'élu des paysans, d'une large majorité du peuple français, donc, d'une France profonde dans laquelle la résonance patriotique et militaire du nom même de Napoléon avait pesé bien plus lourd que toute autre considération. Par ce vote, essentiel, Louis Napoléon avait acquis une légitimité que ne soupçonnaient alors ni les monarchistes qui comptaient le manipuler, ni les républicains qui eux voulaient le combattre.

Du reste, élu du suffrage universel, Louis Napoléon en restait un partisan convaincu et se plaçait à sa manière dans l'esprit de 1789. La majorité monarchiste des Burgraves considérait, elle, que le suffrage universel, qui lui avait permis pourtant d'enrayer la poussée socialiste parisienne aux élections de la Constituante, en avril 1848, représentait un handicap majeur pour rétablir l'ordre en profondeur.

Qu'adviendrait-il aux élections de 1852, où le calendrier contraignait à renouveler à la fois le président et l'Assemblée ? Le président ne pouvait légalement se représenter : quel autre candidat crédible envisager ? Tous les indices laissaient prévoir, sinon une victoire républicaine, encore très improbable, du moins une progression des républicains et la contrainte de pactiser encore longtemps avec l'esprit démocratique.

Constatant que le président, loin de se laisser manipuler, jouait son jeu personnel, et parvenait même à constituer un cabinet fait d'hommes à lui, la majorité monarchiste entra en conflit avec le président qu'elle soupçonnait de vouloir attenter aux institutions, d'avoir des ambitions personnelles et de s'appuyer éven- tuellement sur la « canaille » pour imposer son jeu.

Cette majorité aux abois s'employa à dénaturer le plus possible la république en s'attaquant à son ressort le plus important, le suffrage universel. Par la loi du 31 mai 1850, qui exigeait désormais qu'un citoyen soit inscrit au rôle des impositions et ait séjourné trois ans au moins à son domicile pour pouvoir voter, la majorité monarchiste écartait 3 millions d'électeurs, les plus pauvres, du jeu électoral.

Au début de l'année 1851, la majorité monarchiste était au rouet. Elle redoutait l'échéance électorale de 1852, qui pour les plus craintifs, signifiait la fin de la civilisation. Mais elle ne parvenait pas à s'entendre pour modifier la Constitution et accorder au président le moyen légal de se représenter en 1852.

Le président, de son côté, avait mis sur pied, par étapes, une stratégie dont ses adversaires se refusaient à voir l'efficacité car beaucoup de chefs de file des Burgraves, le général Changarnier en tête, sous-estimaient ses capacités. Louis Napoléon, pourtant, écartait désormais l'idée de quitter sa fonction.

Face aux notables, il disposait de l'atout extraordinaire de son nom. Il conforta par des voyages en province son image d'héritier de l'oncle auprès d'une paysannerie malheureuse qui ne sortait pas de la crise dans laquelle elle était plongée depuis les récoltes désastreuses de 1847.

Mais, au-delà de la légende napoléonienne qui était affaire d'opinion, son projet politique s'appuyait sur une petite équipe qui partageait avec lui la volonté déterminée d'en finir avec la république et de mettre en place un régime au service de ses ambitions. Morny, le demi-frère, orléaniste converti, a été un des penseurs de l'opération. Persigny, chantre du bonapartisme, lui donna la couleur d'un véritable projet politique. Fleury se fit le sergent recruteur de Louis Napoléon pour élargir l'équipe. C'est lui qui persuada les militaires Saint-Arnaud, Magnan d'entrer dans la conjuration.

L'État fut épuré de ses éléments démocrates et, par étapes, aux postes clés de l'administration, l'exécutif parvint à placer des hommes de confiance acquis à la révision, voire au coup de force.

Mais l'élément central dans le jeu du prince-président, c'était l'armée. Louis Napoléon Bonaparte avait compris le parti qu'il pouvait tirer du malaise des militaires qui avaient le sentiment d'avoir été humiliés au fil des révolutions et qui n'admettaient plus d'être soumis à l'autorité des « pékins » de l'Assemblée. La proclamation faite par le président à l'armée le 2 décembre 1851 était une invitation à la revanche : « Soldats, en 1830 comme en 1848, on vous a traités comme des vaincus, cependant vous êtes l'élite de la nation, soyez fiers de votre mission, vous sauverez la patrie. »

Bien sûr, le président pouvait jouer de l'auréole de gloire qui s'attachait dans la troupe à son nom, mais il comptait surtout, en tant que chef du pouvoir exécutif, promouvoir des officiers dont la carrière bloquée ou retardée connaîtrait, grâce à lui, une accélération spectaculaire. Il trouva, chez les « Africains » de la nouvelle génération, les hommes qu'il lui fallait, au moment où les officiers les plus prestigieux se déchiraient dans les querelles politiques de l'Assemblée. Le prototype de ces officiers d'un nouveau genre est Saint-Arnaud.

Au-delà du corps des officiers, Louis Napoléon soigna la troupe : augmentation des soldes, revue flatteuse, exaltation de la légende impériale, discours grandiloquents sur le rôle essentiel que devait désormais jouer l'armée, dernier pilier d'une société menacée.

La réussite du coup d'État tient donc pour une part essentielle à l'engagement déterminé de l'armée au côté de Louis Napoléon, et préfigure le visage d'un empire dans lequel les militaires occupent la première place. C'est ce qui situe en fait le coup d'État dans le profil d'un classique pronunciamiento . Le diplomate autrichien Hubner, le soir du 2 décembre, dans un rapport à son gouvernement, décrivait ainsi Paris : « La ville a la physionomie particulière d'une révolte militaire, elle m'a rappelé la physionomie de Lisbonne aux grands jours de pronunciamiento. »

Mais Louis Napoléon était aussi l'auteur de L'Extinction du paupérisme 1844, l'élu du suffrage universel, l'héritier d'une légende impériale qui pour une partie de la France rurale intégrait les acquis de la Révolution française ; le prince-président était attentif à la question sociale, à mi-chemin entre rêverie socialiste et paternalisme classique. Cette image ne séduisait guère des militants républicains qui avaient bien compris que le président n'était pas leur homme. Mais l'ambiguïté du personnage pouvait susciter dans une partie des couches populaires une inclination en sa faveur ou, à défaut, un trouble, une hésitation.

C'est la raison pour laquelle, le 2 décembre 1851, le président put avancer un argument qui créa la confusion chez les ouvriers parisiens et en démobilisa plus d'un : la république était menacée par un coup de force monarchiste. Le coup d'État ne portait pas un coup fatal à la république, il la sauvait : la preuve, c'est qu'il rétablissait le suffrage universel pour le plébiscite qui devait approuver l'initiative du président. Nourrissant depuis juin 1848 de profondes rancunes contre la bourgeoisie qui s'était montrée impitoyable contre eux, les ouvriers demeurèrent indifférents en voyant l'ancienne majorité chassée par le président. Ils ne jugèrent pas devoir se préoccuper outre mesure de ce qui leur parut, au premier abord, une simple querelle entre Louis Napoléon et les classes moyennes.

C'est pourquoi, le 2 décembre, la résistance légale, celle des députés comme celle du Comité républicain, se révèle inefficace face à la détermination des putschistes. Les représentants montagnards, dans une tradition assez classique, tentent, dans la nuit du 2 au 3, d'organiser la résistance armée, seule capable de s'opposer sérieusement à l'initiative du président. Le 3 au matin, une vingtaine de députés républicains se retrouvent au café Roysin, lieu de rencontre des socialistes du faubourg Saint-Antoine.

Les représentants, ceints de leur écharpe tricolore, tentent de construire « une frêle barricade » avec l'aide de quelques ouvriers du faubourg, le gros des travailleurs restant sur la réserve. Le conseiller d'État Quentin-Bauchard dans ses Souvenirs leur rend hommage : « Ce serait taire la vérité que de ne pas reconnaître qu'ils déployèrent une grande énergie et qu'ils montrèrent un grand courage. »

Le 3 décembre toujours, le député de l'Ain, Alphonse Baudin, entre dans la légende républicaine en répondant à un ouvrier qui refusait de prendre des risques pour qu'un député conserve son indemnité de 25 francs par jour : « Demeurez encore là un instant, mon ami, vous allez voir comment on meurt pour 25 francs ! » Un coup de fusil part de la barricade au moment où trois compagnies du 16e ligne remontent la rue du Faubourg-Saint-Antoine. Les soldats répliquent par une décharge nourrie. Baudin est tué sur le coup.

La mort dramatique de Baudin ne provoqua pas de flambée vengeresse. Ce n'est que bien plus tard qu'il devint « martyr du coup d'État » et mobilisa la ferveur républicaine. L'appel à la résistance que continuent du reste à lancer les autres représentants, Malardier, Schoelcher, Brillier député de l'Isère, n'a guère plus d'écho. « Il fallut bien nous l'avouer , dit Schoelcher, le peuple ne voulait pas remuer. »

C'est par d'autres chemins que la résistance s'organise dans Paris, des voies plus diffuses qui relèvent peut-être de la mobilisation de quelques sociétés secrètes, d'un réflexe spontané d'hostilité à l'occupation policière, mais aussi de la manifestation d'une sorte de mémoire politique des rues et des quartiers d'une capitale qui s'est identifiée à l'esprit révolutionnaire. En l'absence de leaders ou d'objectifs politiques précis comme l'Hôtel de Ville, massivement entouré par la troupe, des ouvriers du centre-est de Paris les rues Saint-Denis, Grenéta, Transnonain mènent dans l'après-midi du 3 décembre une guérilla confuse que les troupes parviennent mal à maîtriser.

De l'optimisme sans nuage on passe, du côté des putschistes, à l'inquiétude. Chez les grands notables, complices du coup d'État, la prudence l'emporte désormais. Morny est convaincu qu'il faut retirer les troupes du centre de la ville, « laisser les insurgés s'engager tout à fait » et revenir en force. Ce changement de tactique fait croire, dans la nuit du 3 au 4 décembre, à un flottement dans l'attitude de l'armée, qui abandonne son occupation en nappe de la capitale pour se concentrer autour des Tuileries, laissant le champ libre aux insurgés.

Dans la matinée du 4, une centaine de barricades ont été élevées entre le quartier des Halles et les boulevards — mais on en comptait 1 200 le 24 février 1848. Un comité central des corporations, émanation de l'avant-garde ouvrière, a appelé à lutter contre « la dictature militaire » . En fait, guère plus de 1 200 hommes participent à l'insurrection, même s'il s'agit de républicains déterminés. Peu de fusils, car la garde nationale des quartiers pauvres a été dissoute et les armes saisies. Une seule barricade atteint une taille imposante, celle de la rue Saint-Denis, défendue par 150 hommes et ornée d'un drapeau tricolore.

En début d'après-midi, des milliers de soldats en rang serré remontent le boulevard des Italiens. Un coup de fusil, dira-t-on, part d'une maison, blessant un soldat. Les soldats répliquent alors par « un véritable ouragan de feu et de plomb » . William Jesse, capitaine anglais qui séjourne à Paris dans un hôtel de la rue Montmartre, reste terrifié par cette fusillade « qui descend le boulevard comme une lance de flamme ondoyante » et laisse sur les trottoirs des dizaines de cadavres.

Que le massacre ait été prémédité ou non, il change assez sensiblement la nature du coup d'État. La réussite de l'opération passe désormais par la terreur. C'est la méthode qui va être utilisée pour en finir avec la poignée des émeutiers républicains du « réduit central » mis en place entre les quais et les boulevards. C'est au canon puis à la baïonnette qu'est prise, après une résistance acharnée, la grande barricade barrant la rue Saint-Denis. Celle de la rue des Vinaigriers, au sud de la porte Saint-Martin, défendue « par des étudiants, des journalistes, des jeunes gens appartenant au commerce qui combattaient là à côté des artisans » , est balayée au prix de pertes lourdes des deux côtés.

Le soir du 4, il ne reste plus que des petits groupes qui cherchent à échapper à la mort. En prenant en compte la fusillade des boulevards, le Times parle de 1200 victimes, chiffre démenti par Le Moniteur pour qui il n'y eut que 380 tués. L'historien républicain Eugène Ténot, auteur d'une histoire du coup d'État et hostile à Louis Napoléon Bonaparte témoigne de son côté : « L'indicible épouvante de ceux qui avaient échappé se transmit aux masses et les glaça. Ce furent dès le soir une stupeur, une prostration universelles. » Cassagnac, bonapartiste rassuré, conclut de façon lapidaire : « La leçon fut chaude et suffit. »

Cela est pour Paris. Toutefois, c'est l'apport le plus précieux de l'historiographie récente du coup d'État d'avoir montré que la nouveauté capitale de l'événement tint au fait que la résistance ne se manifesta pas là où classiquement on pouvait l'attendre, dans la capitale, mais en province, et pour une part importante dans la paysannerie.

Philippe Vigier qui, avec Maurice Agulhon, a été l'historien de cette résistance provinciale cite le commentaire de Victor Schoelcher quelques mois après l'événement : « On vit alors, ce qui était sans exemple dans nos agitations politiques, les départements se soulever sans demander le mot d'ordre de la capitale. Sur mille points de la France à la fois, les bons républicains ont pris l'initiative d'une résistance armée, sans savoir même ce qui se faisait à Paris. »

C'est un des points qui distingue l'année 1851 de l'année 1848. On voyait bien que désormais la politisation des campagnes était en marche et que le suffrage universel donnait à une paysannerie majoritaire dans le pays un formidable pouvoir. Le problème avait été neutralisé un moment dans le vote du 10 décembre 1848 en faveur de l'élection de Louis Napoléon Bonaparte, mais le consensus qui s'était fait sur son nom s'était fissuré et, depuis les élections législatives de 1849, on savait qu'une partie grandissante de la paysannerie entendait échapper à la tutelle des notables. La résistance provinciale au coup d'État n'est que le point d'aboutissement d'une politisation multiforme qui trouve sa source dans la pratique nouvelle du suffrage universel.

L'insurrection provinciale, qui a touché 27 départements surtout le Sud-Ouest et le Sud-Est, s'est déclenchée dès que l'on a pris connaissance du coup d'État, à partir du 5 décembre. Dès le 9, la résistance s'effondrait, à l'exception de quelques foyers héroïques. Dans la majorité des cas, il s'agissait de la France minoritaire qui avait voté à gauche en 1849, c'est-à-dire montagnard, mais les heurts éclatèrent dans quelques départements majoritairement blancs, comme le Vaucluse.

On a d'abord retenu de cet extraordinaire soulèvement provincial l'image de ces colonnes de paysans, comme celle de La Garde-Freinet dans le Var, magnifiée par Zola dans La Fortune des Rougon . Tous ces paysans, ces artisans de village, se sont soulevés, ont pris les armes au nom de la défense de la légalité, des institutions. Beaucoup ignoraient le contenu de la Constitution, mais ils en savaient suffisamment pour marcher afin de défendre la république, non pas celle qui s'effondrait dans les intrigues du parti de l'Ordre, mais la république démocratique et sociale, « la belle, la bonne », une « république des petits ». De multiples façons, par la presse, les almanachs, la chanson, ils s'étaient attachés à elle, ils en espéraient une vie meilleure. En 1852, la vraie république l'emporterait contre la fausse, celle des notables.

Beaucoup de ces colonnes furent vite dispersées parce que les partisans de l'ordre organisèrent la défense des villes menacées, mirent en place des milices, des gardes civiques de « bonapartistes » ou disposèrent de détachements armés suffisants pour disperser les assaillants. Parfois, les choses s'envenimèrent, les édifices publics furent occupés. A la volonté de défendre la république vint alors se mêler un profond ressentiment social à l'égard des notables, des « exploiteurs de village » , rendus responsables de la crise, des atteintes aux droits collectifs, de la poursuite des braconniers, ou comme en Alsace de pratique usurière à l'égard des petits.

Dans quelques cas, de modestes comités républicains s'imposèrent dans des villes désertées par les notables. Digne fut prise et occupée quelques jours. Parfois, l'insurrection prit la dimension d'une bataille rangée. A Crest, position stratégique sur la route de Lyon à Marseille, 7000 républicains lancèrent l'assaut en rangs compacts en chantant La Marseillaise et furent décimés au canon. A Bédarieux, à Marmande, les affrontements avec l'armée firent des victimes nombreuses.

A la mi-décembre, le pouvoir bonapartiste restait partout maître du terrain et mettait 32 départements en état de siège. Une véritable terreur s'abattit alors sur les régions insurgées sillonnées par des colonnes mobiles de soldats rejoints souvent par des propriétaires. La répression, dit Eugène Ténot, se transforma alors en « battues » accompagnées parfois d'exécutions sommaires. Pour l'occasion, on mit sur pied des juridictions exceptionnelles, les commissions mixtes, composées d'un procureur général, d'un préfet et d'un commandant militaire. Beaucoup plus expéditives que les conseils de guerre, elles purent fonctionner sur simple dossier, sans enquête, interrogatoire, audition de témoins ou publicité.

Elles condamnèrent 26884 personnes ; les départements du Var, de l'Hérault, de la Drôme, des Basses-Alpes, de la Nièvre et de l'Allier venant en tête. Les commissions utilisèrent une gamme de peines cruelles : le renvoi en conseil de guerre 247 cas, la transportation à Cayenne 239, en Algérie avec résidence forcée 4549 ou libre 5032, l'expulsion de France 980, l'internement, c'est-à-dire l'obligation de résidence dans une commune déterminée 5194. L'ossature même du parti républicain fut brisée.

C'est dans une France sillonnée par les colonnes mobiles et où l'on traquait les républicains que fut organisé le plébiscite annoncé le 2 décembre. Le 20 décembre, les trois quarts des votants 7145000 « oui » apportèrent leur caution au coup d'État. Approbation massive, au scrutin secret, concession de dernière minute à un électorat bourgeois qui maugréait d'être placé lui-même sous surveillance. Le coup de force trouvait alors sa légitimité démocratique dans une société désarmée.

Deux remarques cependant. Les résultats furent triomphaux dans les régions mêmes qui s'étaient insurgées — la terreur aidait efficacement le suffrage universel. Les résultats furent beaucoup moins brillants à Paris — on pouvait d'emblée mesurer la résistance de la grande ville à l'emprise bonapartiste.

Plus encore que le coup d'État du 18- Brumaire qui baigne dans le contexte de la Révolution et qui peut prétendre avoir été fait pour en défendre les acquis, le coup d'État du 2 décembre 1851 est de funeste mémoire dans l'histoire contemporaine de la France. Les premiers du reste à avoir voulu en effacer les traces furent ses auteurs eux-mêmes.

Pas tous, il est vrai, et pas tout de suite. Pour le groupe de l'Élysée, le coup d'État avait sauvé la société, la civilisation, parce que la violence qui avait affecté les départements de province dans les derniers jours de décembre n'était qu'un modeste avant-goût de la Saint-Barthélemy sociale que le « spectre rouge » promettait au lendemain de l'élection présidentielle de 1852. Morny pouvait adresser à ses préfets une circulaire où il les félicitait « d'avoir soutenu, en 1851, la guerre sociale qui devait éclater en 1852 » .

Au-delà de l'approche cynique de Morny, quelques personnalités du bonapartisme, comme Troplong dans un essai peu cité, Du principe d'autorité depuis 1789 , ont tenté de définir une doctrine politique qui assume d'une certaine manière la violence du coup d'État comme événement fondateur. Pourtant, selon les dires d'Eugénie, sa femme, le prince-président aurait porté le coup d'État « comme la tunique de Nessus » 9. C'est ce qui explique également les efforts rapides du pouvoir pour faire oublier l'événement par des assouplissements apportés au travail des commissions mixtes et une politique de grâces.

A l'opposé, les républicains s'attachèrent avec une constance sans faille à rappeler les origines infamantes du bonapartisme et à héroïser les combattants républicains qui avaient pris les armes pour défendre la Constitution de la république, mais aussi les droits de l'homme. Hugo fixa le cadre d'une interprétation républicaine de l'événement. Ce fut ensuite l'hommage aux martyrs du coup d'État, à Baudin en particulier, statufié au faubourg Saint-Antoine comme dans sa ville natale de Nantua.

Ce fut aussi d'une certaine manière une mise en conformité de la résistance au coup d'État avec le discours légaliste tenu par les républicains. L'histoire républicaine, militante, celle d'Eugène Ténot entre autres, s'attacha à minimiser la dimension sociale, contestataire, anti-bourgeoise de la violence des « petits » pour valoriser au contraire la défense des institutions et de la légalité outragée. Maurice Agulhon a montré par ailleurs comment s'étaient construites au fil des commémorations une continuité et une légitimité républicaines qui avaient repoussé de manière définitive le coup d'État dans les rangs de la Contre-Révolution.

En 1889, au moment du centenaire, un des actes politiques les plus significatifs fut de transférer la dépouille mortelle de Baudin au Panthéon, dans une fournée où figuraient les gloires de la défense de la grande République : Lazare Carnot, Marceau, La Tour d'Auvergne.

Cette mémoire du coup d'État a marqué de façon profonde et durable la vie politique française. Dans le discrédit qui s'est attaché non seulement à tout pouvoir autoritaire — même Gambetta en fit les frais —, mais aussi aux tentatives successives qui altérèrent la tradition républicaine en l'associant à un exécutif fort. La critique du gaullisme a puisé largement dans le souvenir de décembre 1851.

Cette réussite heureuse de la pédagogie démocratique pose toutefois un problème à l'historiographie. L'épisode du Second Empire est l'objet d'une sempiternelle controverse dans laquelle les historiens ont le plus grand mal à ajuster les origines infâmes du régime le coup d'État et sa réussite qui donne un formidable coup d'accélérateur à la modernisation de la France. Les contorsions les plus variées permettent de saisir une issue : l'oubli du coup d'État, noyé dans un empire libéral rassurant où nombre de victimes de décembre 1851 trouvent finalement leur place ; la séparation, convenue, entre l'histoire politique et l'histoire économique qui permet d'admirer la carte des chemins de fer sans faire le lien avec le coup terrible de décembre.

La mutation de la France, l'haussmannisation, les chemins de fer, les banques nouvelles, etc. : tout cela passait-il nécessairement par un coup de force sanglant ? Il est incontestable qu'en rassurant définitivement les notables, le nouveau régime a pu paradoxalement procéder à une remise en mouvement de la société et a permis à la plupart des projets de modernisation bloqués sous la IIe République de prendre forme. La fusillade des boulevards était un avertissement terrible pour le peuple de Paris, mais elle visait aussi à terroriser la bourgeoisie, tout du moins son personnel politique habituel, congédié brutalement pour avoir fait faillite dans sa politique de retour à l'ordre après 1848.

Cela donne au coup d'État une importance historique considérable et ne peut en faire une séquence mineure ou escamotée dans l'histoire de la France du XIXe siècle. Mais cela ne grandit nullement ceux qui en furent les auteurs. A considérer les réalisations grandioses du Second Empire on serait tenté de penser que ceux qui ont mené à bien un tel projet avaient l'étoffe de grands personnages, souci de cohérence oblige. En fait, il est des crises qui pour être dénouées impliquent peut-être le contraire.

On peut se tourner pour en juger vers Charles de Rémusat, emmené le 2 décembre à Vincennes dans un fourgon cellulaire, innovation, rappelle-t-il avec un triste sourire, dont il avait décidé l'introduction, quand il était ministre de l'Intérieur... Son jugement sur ses collègues représentants, sur leurs responsabilités, sur les siennes propres, puisqu'il appartenait à cette classe politique qui n'avait pas su empêcher l'événement, n'est pas tendre. Il conclut néanmoins, rejoignant Marx, que certains grands tournants de l'histoire n'ont pour être pris nullement besoin de grands hommes, encore moins d'hommes de bien : « La nation ne trouvait ainsi rien de mieux que de se laisser prendre, duper, exploiter par un prétendu sauveur dont on n'eut pas fait il y a trois ans un percepteur ou un juge de paix, sacrifiant ainsi à ses fantaisies et ses rêveries toutes les libertés, tous les principes et toutes les gloires de la Révolution française. Mon-tesquieu a encore raison quand il dit en parlant du gouvernement despotique : Tout le monde est bon pour cela. »