« Il y avait surtout deux moments qu’il exhortait à bien considérer: celui qui précède le sommeil et celui du lever après le sommeil. Lors de chacun des deux, il fallait examiner les actes ou déjà accomplis ou futurs, pour se rendre compte à soi-même des actions passées et prévoir l’avenir. » (Porphyre, Vie de Pythagore, 40.)
J’ai choisi cet extrait tiré de la Vie de Pythagore écrite par Porphyre parce qu’y sont décrits deux exercices spirituels de tradition pythagoricienne: l’exercice du matin et l’exercice du soir, qui ont pour but de pousser le philosophe à s’examiner lui-même à deux moments-clés de la journée.
Ce passage est tiré de la Vie de Pythagore, un texte biographique écrit par Porphyre (243-305), philosophe néoplatonicien et élève de Plotin, texte dans lequel il présente non seulement la vie, mais l’enseignement de Pythagore (VIème siècle avant JC). C’est dans ce contexte qu’au chapitre 40, Porphyre nous fait part de deux exercices auxquels Pythagore exhortait ses élèves. Pourquoi Porphyre, huit siècles après Pythagore, fait-il le récit de la vie de ce philosophe? Pourquoi fait-il référence à l’enseignement de Pythagore? Et en quoi fait-il sien cet enseignement, dans un contexte néoplatonicien? Ces questions, très intéressantes, sont au coeur de mon projet de thèse, puisque la Vie de Pythagore écrite par Porphyre constitue l’un des textes majeurs de mon corpus de base, aux côtés de biographies de philosophes néoplatoniciens comme la Vie de Plotin racontée par Porphyre ou la vie de Proclus écrite par Marinus. Je ne m’attarderai pas sur ces questions ici pour l’instant, les recherches concernant ces questions étant toujours en cours, et je me contenterai de commenter brièvement l’enjeu de ces deux exercices tels qu’ils apparaissent ici et tels qu’ils apparaissent également dans le stoïcisme impérial, notamment chez Epictète et Marc Aurèle.
L’exercice du soir consiste, d’après Porphyre, à « examiner les actes déjà accomplis » pour « se rendre compte à soi-même des actions passées ». Il s’agit, en d’autres termes, de se remémorer, à la fin de la journée, les bonnes et les mauvaises actions faites au cours de la journée, grâce à un retour sur soi aussi appelé examen de conscience, en particulier dans la tradition chrétienne. Cet examen de soi, Pythagore n’en donne pas ici le but. Il est clair, néanmoins, à la lumière des différentes traditions antiques, y compris pythagoricienne, mais aussi platonicienne ou stoïcienne, que l’examen de soi est central dans l’activité philosophique, et que le moment du coucher est particulièrement propice à cet examen. Pour Socrate, par exemple, le point de départ de l’activité philosophique, c’est la connaissance de soi, c’est-à-dire la connaissance de sa propre ignorance, sans laquelle il n’est pas possible de progresser sur le chemin de la sagesse. De même, chez les stoïciens, la prise de conscience de son état moral est la condition nécessaire de la progression du philosophe débutant sur le chemin de la vertu.
Dans les Entretiens, Epictète cite un texte attribué à Pythagore, un passage des Vers dorés dans lequel Pythagore exhorte également ses disciples à réaliser, avant de s’endormir, un véritable examen de conscience.
« Il faut toujours avoir sous la main le jugement dont le besoin se fait sentir: à table, celui qui concerne la table, au bain, celui qui concerne le bain, au lit, celui qui concerne le lit:
Ne laisse le sommeil tomber sur tes yeux las
Avant d’avoir pesé tous les actes du jour:
« En quoi ai-je failli? Qu’ai-je fait, quel devoir ai-je omis? »
Commence par là et poursuis l’examen; après quoi
Blâme ce qui est mal fait, du bien réjouis-toi.
Nous devons retenir ces vers pour nous en servir utilement, non pour en user en manière d’exclamation. » (Epictète, Entretiens, III, 10, 1-4)
Ici, Epictète reprend à son compte l’enseignement de Pythagore, qui, dans les Vers dorés, explicite l’objectif de l’exercice du soir. L’examen de conscience effectué avant de se coucher a pour but de distinguer les bonnes et les mauvaises actions commises au cours de la journée, afin de prendre conscience de son état moral, et de son progrès sur le chemin de la vertu. Le mal doit alors être blâmé, et le bien doit être l’occasion de réjouissance, le signe extérieur d’un progrès moral. Répété chaque jour, cet exercice permet au philosophe de persévérer dans ses efforts, de mettre le doigt sur les mauvaises actions effectuées afin de les éviter le lendemain, et enfin se donner du courage en se remémorant les bonnes actions effectuées.
L’exercice du matin, quant à lui, consiste d’après Porphyre « à examiner les actes (…) futurs », pour « prévoir l’avenir ». En d’autres termes, il s’agit, chaque matin, de penser à la journée qui se présente et aux actes que je vais poser tout au long de la journée. Il est difficile, bien sûr, de prévoir tout ce que je vais faire au cours de la journée, mais si je pense quelques minutes à l’emploi du temps qui m’attend, il est aisé de prévoir les différentes situations dans lesquelles je vais me trouver, et donc les différentes actions que je vais probablement poser. Une fois encore, en présentant l’enseignement de Pythagore, qui exhorte ses élèves à pratiquer l’exercice du matin, Porphyre ne précise pas le but de cet exercice. Néanmoins, l’examen des raisons qui conduisent le philosophe à pratiquer l’exercice du soir permettent de comprendre les raisons pour lesquelles l’exercice du matin est important.
Réalisé en parallèle avec l’exercice du soir, l’exercice du matin permet au philosophe de se préparer à affronter les difficultés du quotidien et de se remémorer les bonnes actions à accomplir et les mauvaises actions à éviter dans les situations qu’il va vraisemblablement rencontrer au cours de la journée. Cet exercice, on le trouve également chez le stoïcien Epictète (Entretiens IV, 6, 34), qui recommande à ses élèves de se demander « le matin, aussitôt levé », ce qui leur reste à faire pour progresser sur le chemin de l’ataraxie et de l’impassibilité. Que dois-je faire, quelles actions dois-je porter pour agir comme un être raisonnable? L’exercice du matin permet ainsi de se rappeler le choix de vie philosophique qui doit guider toutes mes actions, d’une part, et de prévoir, d’autre part, les difficultés prévisibles que je vais affronter, afin d’y être davantage préparé. C’est ce que les stoïciens appellent la préméditation des maux, exercice dont on trouve un très bel exemple dans les Pensées de Marc Aurèle:
« Se dire dès l’aurore : Je vais rencontrer un indiscret, un ingrat, un violent, un perfide, un arrogant. Tous leurs défauts leur viennent de ce qu’ils ignorent les biens et les maux. Pour moi, je connais la nature du bien, c’est l’honnête, et celle du mal, c’est le vil; je connais aussi la nature du pécheur: c’est un être de même race que moi, non pas de même sang ni de même père, mais participant à la raison et ayant une part de la divinité; nul d’entre eux ne peut donc me nuire, car nul ne peut me faire faire une chose vile; et je ne puis non plus m’irriter contre un être de ma race ni le laisser de côté. Nous sommes nés pour collaborer, comme les pieds, les mains, les paupières, ou les deux rangées de dents, celle du haut et celle du bas. Il est contre nature de s’opposer les uns aux autres: et c’est s’opposer à eux que de s’irriter ou se détourner d’eux. » (Marc Aurèle, Pensées, II, 1.)
Ici, Marc Aurèle s’exhorte lui-même à pratiquer, chaque matin, l’exercice de la préméditation des maux. En tant qu’empereur, il doit nécessairement rencontrer des individus dont le caractère n’est pas vertueux. Il y a de fortes chances qu’il rencontre « un indiscret, un ingrat, un violent, un perfide, un arrogant ». Il prévoit ici cette rencontre, afin de mieux s’y préparer. La préparation lui permet également de se rappeler, dès le matin, la cause de leur comportement vicieux, à savoir l’ignorance. Ce rappel, associé à l’idée selon laquelle tous les hommes sont des êtres « de même race que moi », « participant à la raison et ayant une part de divinité », va permettre à Marc Aurèle de mieux supporter les affronts de ces individus qu’il va probablement rencontrer, et de garder ainsi l’impassibilité ou l’absence de troubles recherchée par le philosophe stoïcien. Ce que permet l’exercice du matin, c’est la prévision des difficultés à venir, et la préméditation du bon comportement à adopter face à ces difficultés: « il est contre nature de s’opposer les uns aux autres: et c’est s’opposer à eux que de s’irriter ou se détourner d’eux ». Le philosophe agira donc avec bienveillance envers l’indiscret, le perfide ou l’arrogant, aidé en cela par l’exercice du matin.
Si l’empereur Marc Aurèle a réussi ou non à garder son calme au cours de la journée, l’histoire ne nous le dit pas, mais si vous avez réussi à le faire, c’est une question à laquelle l’exercice du soir permettra de répondre!
Source:
http://biospraktikos.hypotheses.org/...