« Passagère du XXe siècle », Hannah Arendt a consacré son œuvre au nazisme, à la guerre froide et à l’essor de la société de consommation.
Beaucoup a été dit et écrit sur Hannah Arendt : sa liaison si largement commentée avec Martin Heidegger, sa décennie d’apatridie aux États-Unis, sa condamnation des intellectuels compromis avec le régime nazi, sa monumentale conceptualisation du totalitarisme, sa critique du sionisme, son analyse très discutée de la « banalité du mal » après le procès Eichmann à Jérusalem, sa difficulté à se considérer comme « philosophe » – elle qui affirmait que son « métier » était « la théorie politique » –, ou encore la difficulté d’approcher son œuvre foisonnante, complexe et parfois déroutante.
Il est en effet difficile de trouver un fil rouge à la pensée de H. Arendt, sauf peut-être à considérer qu’elle a mené tout au long de sa vie une réflexion sur l’originalité, le caractère inédit de son époque.
Née en Allemagne dans une famille juive, elle est d’abord une jeune femme qui a côtoyé, durant ses années de formation intellectuelle, quelques-uns des grands maîtres de la philosophie allemande contemporaine, au moment même où ils écrivaient leurs œuvres majeures. À l’université, elle suit ainsi les cours de M. Heidegger, Edmund Husserl et Karl Jaspers. L’ombre du nazisme planant sur l’Allemagne des années 1920 infléchit son parcours intellectuel, la conduisant à se tourner vers la théorie politique et l’histoire. Avec son premier mari, Günther Stern, jeune philosophe juif qui prit comme nom de plume Günther Anders, H. Arendt partage les mêmes craintes sur la montée de l’hitlérisme. Parallèlement, elle se rapproche de Kurt Blumenfeld, président de l’Union sioniste d’Allemagne. À sa demande, elle réalise des conférences sur l’histoire de l’antisémitisme allemand, et entreprendra des missions clandestines pour l’organisation en 1933, tout en mettant son appartement berlinois à disposition d’opposants politiques, en vue de leur exfiltration du pays. La même année, elle quitte elle-même l’Allemagne, comme d’autres d’intellectuels juifs qui durent fuir le nazisme. L’exil des Stern les conduit en France, où le couple fréquente l’intelligentsia allemande en exil, dont le dramaturge Bertolt Brecht ou le philosophe Walter Benjamin.
Penser les « sombres temps »
Durant ces années d’exil, H. Arendt rencontre Heinrich Blücher, militant communiste allemand. En 1941, après s’être mariés, ils trouvent refuge aux États-Unis. Suivent dix années d’apatridie, qui sont aussi celles de l’élaboration de l’une des œuvres majeures de H. Arendt, publiée en 1951 : Les Origines du totalitarisme. Pour elle, le totalitarisme désigne à la fois les régimes nazi et stalinien, qui ont des traits communs en dépit de leur opposition pendant la guerre.
Dans son œuvre, H. Arendt traite de ce qu’elle nomme des « éléments » du totalitarisme : l’antisémitisme, l’impérialisme, le racisme. Des éléments et non des causes, explique celle qui réfute la causalité en histoire : « Les éléments du totalitarisme forment ses origines, si par origines on n’entend pas “causes”. (…) Les éléments par eux-mêmes ne sont probablement jamais causes de quoi que ce soit. Ils sont à l’origine des événements si, et quand, ils se cristallisent dans des formes fixées et bien déterminées »
Ces formes dans lesquelles ont cristallisé l’antisémitisme, le racisme, l’impérialisme, sont les régimes totalitaires, formes de gouvernement inédites dans l’histoire de l’humanité. Car, à l’inverse des tyrannies ou des régimes autoritaires traditionnels, analyse H. Arendt, « le totalitarisme ne tend pas à soumettre les hommes à des règles despotiques, mais à un système dans lequel les hommes sont superflus ».
C’est, selon H. Arendt, l’un des traits des régimes totalitaires : les humains y deviennent « de trop ». L’idéologie nazie vise l’élimination des « races inférieures » pour le développement de la « race supérieure ». L’idéologie sur laquelle s’appuie le régime stalinien est celle d’une lutte des classes en vue de l’établissement d’une société sans classes. Les régimes totalitaires invoquent ainsi des « lois de l’histoire », déploient des idéologies totales et englobantes, qui subjuguent et unifient des masses atomisées. Lutte des races ou lutte des classes relèvent de la même logique pour H. Arendt : sacrifier les « humains », la pluralité humaine – le simple fait que tous les humains sont différents les uns des autres – à l’accomplissement d’un « homme nouveau ».
Le camp de concentration est l’institution centrale du régime totalitaire, pour l’auteure des Origines du totalitarisme : c’est dans les camps, lieux où la terreur est institutionnalisée, que leur humanité est arrachée aux hommes. C’est dans les camps que l’impossible, l’impensable s’est produit, souligne H. Arendt : « Les camps de concentration sont les laboratoires où l’on expérimente des mutations de la nature humaine (…). En s’efforçant de prouver que tout est possible, les régimes totalitaires ont révélé sans le savoir l’existence de crimes que les hommes ne peuvent ni punir, ni pardonner. En devenant possible, l’impossible devient le mal absolu (…). » Une réflexion philosophique sur le mal imprègne ainsi cette œuvre d’analyse historique qui assura à son auteure une reconnaissance internationale.
Imaginer un monde où l’humain n’est pas de trop
L’expérience inédite du totalitarisme au XXe siècle, au cours de laquelle l’impensable s’est produit, pose une question centrale à H. Arendt : à quelle condition un monde non totalitaire – un monde où l’humain n’est pas de trop – est-il possible ?
Car le totalitarisme n’est pas le seul régime à étouffer la vie humaine. Dans ses ouvrages suivants, H. Arendt marque un certain pessimisme face à la vie moderne dans son ensemble : la technique (voir articleDangereuse technique), le travail mécanisé et la société de consommation ne sont-ils pas aussi d’autres formes de puissances asservissantes qui dégradent la vie humaine ?
Dans Condition de l’Homme moderne, paru en 1958, la philosophe tente de cerner la condition de l’homme moderne comme un être agissant – la vita activa. Cette vita activa prend trois formes principales : le travail, l’œuvre et l’action. H. Arendt s’interroge sur les liens entre ces trois types d’activité dans le monde moderne où le travail a pris une importance essentielle. Elle s’inquiète du fait que le cycle production-consommation prenne le pas sur « l’œuvre » et l’action politique (voir article La triste condition de l'homme moderne).
De même, dans cet essai, elle s’attache à penser la modernité, en réintroduisant la division établie dans l’Antiquité entre domaine privé (le domaine familial, qui est celui du travail, de la nécessité) et public (celui du politique, de la liberté). Pour H. Arendt, la modernité ignore l’antique distinction entre le domaine privé, de la nécessité, et le domaine politique, de la liberté. L’auteure de Condition de l’homme moderne décrit ainsi l’avènement d’une société marquée par une résorption du politique, dans laquelle les hommes n’ont en commun que leurs intérêts privés.
H. Arendt remonte également aux sources d’une tradition philosophique occidentale – de Platon à Marx – qui, selon elle, « parle toujours de l’homme sans prendre en compte la pluralité humaine ». Elle revient ici à cette affirmation d’une pluralité humaine, soulignant que c’est dans l’action politique que les hommes peuvent faire l’expérience de leur diversité (voir entretien avec Philippe Raynaud).
Le mal « banal »
La réflexion sur le mal que H. Arendt avait entamé dans Les Origines du totalitarisme rejaillit dans le contexte du procès Eichmann. En 1961, Adolf Eichmann, ancien fonctionnaire du IIIe Reich, est jugé à Jérusalem. H. Arendt couvre le procès pour la revue américaine The New Yorker. De cette expérience est issu l’ouvrage Eichmann à Jérusalem, dont l’expression contenue dans le sous-titre, « Rapport sur la banalité du mal », sera largement débattue. Le mal commis par « l’administrateur de transport » du régime nazi, qui participa activement à la mise en œuvre de la « solution finale » en envoyant des milliers de Juifs dans les camps, est « banal », conclut H. Arendt. Elle décrit Eichmann comme un homme ordinaire, dépourvu d’antisémitisme, qui, en fonctionnaire zélé, a exécuté les ordres, cessant de penser et de considérer comme des « humains » ceux qu’il envoyait dans les camps de la mort. Ce portrait a été révisé depuis : l’historien David Cesarini, biographe d’Eichmann, dépeint ce dernier comme un antisémite convaincu et non un simple exécutant. Mais la description du criminel « de bureau », homme ordinaire qui commet le mal absolu, a permis à H. Arendt d’asseoir sa thèse. En énonçant celle-ci, de même qu’en évoquant la « coopération » des conseils juifs avec les autorités nazies dans la Shoah, la philosophe suscite la polémique.
À la fin des années 1960, après la controverse née de la publication de Eichmann à Jérusalem, H. Arendt donne des cours de philosophie politique à la New School for Social Research de New York. Elle poursuit, jusqu’à son décès en 1975, une intense activité de recherche et d’écriture, toujours dans le souci de « comprendre » le monde contemporain.