La bataille de Camerone est un épisode fondateur dans la Légion étrangère, qui célèbre chaque année ce "fort Alamo" version française. En 1862, La France s'est portée au secours à l’empereur Maximilien qu'elle a imposé sur le trône du Mexique. Le 30 avril 1863, un détachement d'une soixantaine de légionnaires s'illustre à Camerone en tenant tête à 2.000 mexicains. Cet événement mineur de l’Histoire dans le contexte de l’expédition mexicaine lancée par Napoléon III permet de comprendre comment il a été essentialisé par la Légion au point de devenir la clef de voûte de sa tradition.
L’opération internationale contre le Mexique
Depuis son indépendance le Mexique est un pays affaibli tant territorialement (cession aux États-Unis de la Californie, de l’Utah, du Nevada, du Colorado, du Nouveau-Mexique, d’une partie du Wyoming…), politiquement (fortes dissensions politiques entre conservateurs et libéraux) et surtout économiquement. En 1858, sous la présidence de l’anticlérical Benito Juarez, une rébellion menée par des généraux conservateurs ébranle le pays. En 1861, le président Juarez finit par repousser les rebelles, mais le conflit porte un coup fatal à l’économie du pays qui malgré la nationalisation des biens de l’Église se retrouve dans l’impossibilité flagrante de rembourser ses créanciers européens… Juarez décide alors de suspendre pendant deux ans le paiement de la dette qu’il a contractée auprès de l’Espagne (9 millions de pesos), de la France (3 millions) et surtout du Royaume-Uni (70 millions).
Pour Napoléon III, empereur des Français, il y avait là une opportunité à saisir. Une intervention militaire permettrait de remplacer une république faible, en proie à la guerre civile et mauvaise payeuse, par un empire catholique allié de la France. Une bonne façon pour la France d’étendre son empire informel et son « soft power » sur le Nouveau Monde. L’occasion était d’autant plus belle que les États-Unis eux-mêmes en pleine guerre civile n’étaient pas en mesure d’intervenir chez leur voisin mexicain.
Toutefois, l’expédition mexicaine ne doit pas apparaitre comme une initiative impérialiste française. Tout est en effet décidé en collaboration avec les autres puissances concernées par la dette mexicaine : l’Espagne et le Royaume-Uni. Ainsi a lieu le 31 octobre 1861 la Convention de Londres qui servit de cadre à l’expédition militaire au nom du remboursement de la dette et de la protection des ressortissants européens. Le but officiel et partagé de l’intervention était de faire pression sur le pouvoir mexicain en s’emparant des ports de la côte Est. Mais pour Napoléon l’idée est alors de proposer la couronne mexicaine à l’Archiduc Maximilien, frère de l’empereur d’Autriche : ce qui permettait par la même occasion de resserrer les liens en Europe entre la France et l’Autriche. Les émigrés mexicains l’en ont convaincu : le peuple est las des guerres civiles, il n’attend qu’une restauration monarchique et se soulèvera comme un seul homme pour combattre aux côtés des Français !
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C’est donc une coalition qui intervient contre la république mexicaine : les Espagnols qui étaient déjà à Cuba envoyèrent contre leur ancienne colonie le général Joan Prim avec 6.300 hommes, les Britanniques envoyèrent leur pièce maitresse, la marine, commandée par l’amiral Dunlop, quant à la France elle déploya le plus gros contingent. Le 17 décembre 1861, les Espagnols débarquent, suivis le 8 janvier 1862 par les Français de l’amiral Jurien de La Gravière. À Veracruz les Français s’attendaient à une foule en liesse, favorable au retour monarchique, qui leur aurait fourni de nombreux supplétifs. Or il n’en est rien… Ils ne rallient que la modeste troupe dépenaillée du général Galvez (200 hommes environ). Pire, la situation sanitaire se dégrade rapidement dans cette région que l’on appelle les « Terres chaudes » où sévit la fièvre jaune, le vomito negro. Face à cette situation précaire, et à la volonté de la république mexicaine de trouver une solution pacifique au conflit, une convention est signée à La Soledad. Cette convention permet aux alliés de s’avancer un peu plus dans les terres, plus épargnées par la fièvre jaune, le temps de trouver un accord sur la dette. Les alliés signent la convention bien que Jurien de La Gravière n’apprécie guère cette façon implicite de reconnaitre le gouvernement mexicain. Pressés de quitter cette région inhospitalière, Espagnols et Britanniques concluent rapidement un nouvel accord financier (qui ne sera pas plus respecté que les précédents…) et retirent leurs troupes. Côté français par contre, Jurien de La Gravière est désavoué, le général Latrille de Lorencez prend le commandement des troupes et la France entre seule dans une phase de conquête. Prétextant des mauvais traitements subis par les résidents français à Mexico, l’Empire français déclare « la guerre à un gouvernement inique, qui avait commis des outrages inouïs».
Les débuts de l’expédition mexicaine : le siège de Puebla
Le corps expéditionnaire français, avec moins de 7.000 hommes, 10 canons (de petites pièces de 4 qui plus est), peu de vivres et pas de réserve allait donc se lancer dans une hasardeuse conquête du Mexique. Dès le 27 avril, Lorencez marche sur la ville de Puebla de Los Angeles qu’on lui avait présentée comme dévouée aux monarchistes et prête à lui ouvrir ses portes. Mais le 4 mai il se retrouve au contraire face à une ville fortifiée et défendue par 12.000 Mexicains ! En sous-nombre, ne recevant toujours quasiment aucun soutien du soulèvement populaire tant espéré, Lorencez tente néanmoins un assaut qui tourne mal. Pleinement conscient de son manque de moyens militaires pour mener à bien une quelconque conquête, Lorencez retraite (ce qu’on appelle la Retraite des Six Milles) jusqu’à Orizaba où il se retranche en attendant des renforts venus de France. Les rapports de Lorencez décrivent bien l’absence de tout parti monarchique favorable à la France, et comme si cette défection ne suffisait pas Maximillien lui-même ne semblait très impliqué dans l’avenir de son hypothétique futur royaume. Mais pour l’empereur il n’était pas envisageable de se retirer si rapidement après un échec, il envoya donc des renforts : durant l’été environ 23.000 hommes débarquent sous les ordres du général Elie-Frédéric Forey qui rétablit la liaison avec le général Lorencez, démis de ses fonctions. Pour Napoléon III la situation est devenue des plus complexe, à présent son projet serait plutôt de jeter à bas la république de Juarez, et d’établir un gouvernement stable en attendant l’organisation d’une consultation populaire qui déterminerait l’avenir politique de pays (ce qui n’est guère envisageable dans ce pays dépourvu d’organisation administrative). Que tout cela finisse par l’arrivée au pouvoir d’un Autrichien ou d’un Mexicain, peu importe au final à la France tant que ce dernier fasse figure d’allié fidèle à l’avenir.
Pour l’heure il fallait déjà conquérir le territoire, et pour cela Forey prend le temps de s’équiper, d’acheter des mules et des chevaux (à Cuba et aux États-Unis), d’apprivoiser son nouveau théâtre d’opérations : un pays hostile tant au niveau géographique (absence de routes…) que de ses habitants (développement de la guérilla…). Entre lui et Mexico se tiennent le général Ortega et l’armée mexicaine, mais aussi la ville de Puebla. Forey décide d’organiser un siège en règle autour de Puebla où il arrive le 12 mars 1863. Après une lourde préparation d’artillerie, le fort San-Javier est prit le 28 mars, dès lors une longue bataille de rue commence et ne finira qu’à la mi-mai avec la victoire des Français.
Pendant le siège de Puebla, la ligne de communication avec Veracruz est primordiale. C’est par là qu’arrivent vivres et munitions, c’est un axe vital pour l’armée française. Alors bien entendu il s’agit d’une cible de choix pour les guérilleros mexicains qui harcèlent continuellement les troupes françaises dans le secteur. Pour sécuriser la zone, les Français ont déployé les 400 hommes du Bataillon nègre égyptien (fournis par le Vice-roi d’Égypte), les troupes de contre-guérillas du général Dupin et les quatre bataillons du Régiment étranger. C’est dans ce contexte que la 3e compagnie du 1er bataillon de ce régiment fut exterminée dans le village de Camaron (devenu Camerone) après une résistance héroïque. Les détails des combats qui eurent lieu dans l’hacienda ne nous sont connus que par les comptes rendus des survivants. À partir de ces témoignages fut rédigé le récit officiel et épique de la bataille lu aux légionnaires chaque 30 avril :
« L’armée française assiégeait Puebla. La Légion avait pour mission d’assurer, sur cent vingt kilomètres, la circulation et la sécurité des convois. Le colonel Jeanningros, qui commandait, apprend, le 29 avril 1863, qu’un gros convoi emportant trois millions en numéraire, du matériel de siège et des munitions étaient en route pour Puebla. Le capitaine Danjou, son adjudant-major, le décide à envoyer au-devant du convoi, une compagnie. La 3e compagnie du Régiment étranger fut désignée, mais elle n’avait pas d’officier disponible. Le capitaine Danjou en prend lui-même le commandement et les sous-lieutenants Maudet, porte-drapeau, et Vilain, payeur, se joignent à lui volontairement.
Le 30 avril, à 1 heure du matin, la 3e compagnie, forte de trois officiers et soixante-deux hommes, se met en route. Elle avait parcouru environ vingt kilomètres, quand, à 7 heures du matin, elle s’arrête à Palo Verde pour faire le café. À ce moment, l’ennemi se dévoile et le combat s’engage aussitôt. Le capitaine Danjou fait former le carré et, tout en battant en retraite, repousse victorieusement plusieurs charges de cavalerie, en infligeant à l’ennemi des premières pertes sévères.
Arrivé à la hauteur de l’auberge de Camerone, vaste bâtisse comportant une cour entourée d’un mur de trois mètres de haut, il décide de s’y retrancher, pour fixer l’ennemi, et retarder ainsi le plus possible le moment où celui-ci pourra attaquer le convoi.
Pendant que les hommes organisent à la hâte la défense de cette auberge, un officier mexicain, faisant valoir la grosse supériorité du nombre, somme le capitaine Danjou de se rendre. Celui-ci fait répondre : « Nous avons des cartouches et ne nous rendrons pas ». Puis, levant la main, il jura de se défendre jusqu’à la mort et fit prêter à ses hommes le même serment. Il était 10 heures. Jusqu’à 6 heures du soir, ces soixante hommes, qui n’avaient pas mangé ni bu depuis la veille, malgré l’extrême chaleur, la faim, la soif, résistent à 2 000 Mexicains : huit cents cavaliers, mille deux cents fantassins.
À midi, le capitaine Danjou est tué d’une balle en pleine poitrine. À 2 heures, le sous-lieutenant Vilain tombe, frappé d’une balle au front. À ce moment, le colonel mexicain réussit à mettre le feu à l’auberge.
Malgré la chaleur et la fumée qui viennent augmenter leurs souffrances, les légionnaires tiennent bon, mais beaucoup d’entre eux sont frappés. À 5 heures, autour du sous-lieutenant Maudet, ne restent que douze hommes en état de combattre. À ce moment, le colonel mexicain rassemble ses hommes et leur dit de quelle honte ils vont se couvrir s’ils n’arrivent pas à abattre cette poignée de braves (un légionnaire qui comprend l’espagnol traduit au fur et à mesure ses paroles). Les Mexicains vont donner l’assaut général par les brèches qu’ils ont réussi à ouvrir, mais auparavant, le colonel Milan adresse encore une sommation au sous-lieutenant Maudet ; celui-ci la repousse avec mépris.
L’assaut final est donné. Bientôt il ne reste autour de Maudet que cinq hommes : le caporal Maine, les légionnaires Catteau,
Wensel, Constantin, Leonhard. Chacun garde encore une cartouche ; ils ont la baïonnette au canon et, réfugiés dans un coin de la cour, le dos au mur, ils font face. À un signal, ils déchargent leurs fusils à bout portant sur l’ennemi et se précipitent sur lui à la baïonnette. Le sous-lieutenant Maudet et deux légionnaires tombent, frappés à mort. Maine et ses deux camarades vont être massacrés quand un officier mexicain se précipite sur eux et les sauve. Il leur crie : « Rendez-vous ! »
« Nous nous rendrons si vous nous promettez de relever et de soigner nos blessés et si vous nous laissez nos armes ». Leurs baïonnettes restent menaçantes.
« On ne refuse rien à des hommes comme vous ! », répond l’officier.
Les soixante hommes du capitaine Danjou ont tenu jusqu’au bout leur serment. Pendant 11 heures, ils ont résisté à deux mille ennemis, en ont tué trois cents et blessé autant. Ils ont par leur sacrifice, en sauvant le convoi, rempli la mission qui leur avait été confiée.
L’empereur Napoléon III décida que le nom de Camerone serait inscrit sur le drapeau du Régiment étranger et que, de plus, les noms de Danjou, Vilain et Maudet seraient gravés en lettres d’or sur les murs des Invalides à Paris.
En outre, un monument fut élevé en 1892 sur l’emplacement du combat. Il porte l’inscription :
« Ils furent ici moins de soixante
opposés à toute une armée,
sa masse les écrasa.
La vie plutôt que le courage
abandonna ces soldats français
le 30 avril 1863.
à leur mémoire, la patrie éleva ce monument »
Depuis, lorsque les troupes mexicaines passent devant le monument, elles présentent les armes. »
Toutefois, le récit officiel ne dit rien de la suite des événements qui permirent aux survivants de raconter leur histoire. En fait la compagnie du capitaine Saussier qui arrive sur les lieux le lendemain ne trouve comme interlocuteur que le tambour Laï qui avait été laissé pour mort avec neuf blessures par balles et par lances. Les troupes de contre-guérillas du général Dupin attaquent le 13 juin le village de Cueva Pentada où ils libèrent un des survivants de Cameron : le légionnaire de Vries. Le 28 juin ils prennent le village de Huatusco défendu par des guérilleros ayant participés à Camerone : ils découvrent la sépulture du sous-lieutenant Maudet que deux officiers mexicains avaient en vain confié aux bons soins de leur s½ur. Enfin, le 14 juillet 1863, douze prisonniers survivants sont échangés contre le colonel mexicain Alba. Ainsi, ce sont 14 légionnaires qui survécurent à la bataille. La majeure partie d’entre eux reçue des promotions et des décorations.
De l’événement au mythe
À l’échelle de l’histoire de France, et même à l’échelle de l’expédition mexicaine, la bataille de Camerone n’est qu’un tout petit événement, une escarmouche qui n’engage qu’une soixantaine de militaires français. Néanmoins, cette bataille des Thermopyles à la française est complètement mystifiée, glorifiée, de telle manière qu’elle cache dans les représentations collectives l’échec final que fut l’expédition mexicaine. Mais alors pourquoi cet engouement pour Camerone ? Chaque corps d’armée a besoin de ses traditions, de ces « mythes fondateurs » en quelques sortes, d’événements marquants où les anciens sont donnés en exemple, et la Légion étrangère qui est alors toute jeune (elle ne fut formée qu’en 1831) ne doit pas être en reste. Quelques mois après l’événement le colonel Jeanningros obtient de l’empereur l’autorisation de faire broder le nom de « Camerone » sur le drapeau de son régiment (aujourd’hui repris sur tous les drapeaux de la Légion). Napoléon III fait également inscrire les noms « Camerone, Danjou, Maudet, Vilain » sur les murs des Invalides. Le 3 mai 1863 le colonel Jeanningros fait ériger sur le site de la bataille une croix en bois avec inscrit « Ci-gît la 3e compagnie du 1er bataillon de la Légion étrangère », cette croix est ensuite remplacée par une colonne en dur. En 1892, le consul de France Edouard Sempé fait élever un monument par souscription. Le monument fut refait et inauguré en 1965.
Camerone est donc effectivement un événement historique concret où s’illustra une poignée de légionnaires, mais par la commémoration l’événement est essentialisé pour en tirer l’esprit. Ce qu’on appelle « l’esprit de Camerone », et qui doit imprégner tout légionnaire, c’est cette capacité à obéir et à combatte jusqu’à la mort (puisque quasiment tout l’effectif fut anéanti) pour la réussite de la mission (les Mexicains furent retardés et le convoi sauvé). Autrement dit une véritable abnégation et un sens sacré du devoir. L’aspect sacré n’est d’ailleurs guère exagéré puisque dans le cas de Camerone il y a la récupération de ce que l’on pourrait considérer comme une relique : la main de bois du capitaine Danjou. Cette prothèse avait été cherchée en vain par la colonne de secours, elle aurait été emportée par un guérillero mexicain avant d’arriver entre les mains d’un propriétaire de ranch français vers Tesuitlan où le lieutenant autrichien Karl Grübert l’aurait racheté. Selon d’autres sources, elle aurait été retrouvée lors de l’arrestation du général Ramirez. Le colonel Guilhem la dépose à Sidi Bel Abbes (maison mère de la Légion) en 1865. Aujourd’hui elle se trouve dans la crypte du Musée du Souvenir de la Légion à Aubagne et ne sort que pour les commémorations de la bataille. La main de Danjou a finalement tous les attributs d’une relique religieuse : une origine débattue, une sacralisation dans un haut lieu et une exposition régulière pour une grande fête.
Depuis 1906, le récit officiel présenté ci-dessus est lu aux légionnaires, chaque 30 avril afin que l’exemple de cette soixantaine d’hommes du Second Empire fasse école. Quant à l’expression « faire Camerone » elle est sortie des rangs de la Légion pour se répandre dans toute la société comme un synonyme de « se battre jusqu'au sacrifice ultime ».