Assis au bord de l’eau, sur l’île Tibérine de Rome, l’Hôpital Fatebenefratelli a vu passer les âges sans sourciller. Il y a trois mille ans de cela, c’était un simple temple dédié à Asclépios, dieu de la médecine. Il a ensuite muté en sanctuaire destiné à abriter les pauvres et les mendiants puis, à la Renaissance, est devenu fabbriche della salute – la fabrique de la santé, prélude à l’hôpital moderne. C’est ainsi qu’on le retrouve, au XVIe siècle, occupé par des moines qui chantent l’amour divin et soignent les malades. Un engagement millénaire, honoré successivement par des prêtres, des moines et des médecins, qui va perdurer jusque dans les heures les plus sombres de l’histoire transalpine.
RAFLES ITALIENNES
En 1943, le bruit des bottes résonne dans les rues de Rome. Avec Mussolini déchu, la cité est occupée par les Nazis depuis septembre. On ratisse les ghettos au peigne fin. « Tous les Juifs, sans distinction de nationalité, âge, sexe et condition devront être transférés en Allemagne où ils seront liquidés » presse Himmler. L’architecte de la solution finale voit grand : le mois suivant, au terme d’une gigantesque rafle orchestrée par la Gestapo, plus d’un millier de Juifs sont déportés à Auschwitz. Seuls seize en reviendront vivants.
C’est dans ce contexte particulièrement tendu que le médecin-chef Giovanni Borromeo va s’illustrer. Antifasciste jusqu’au bout des ongles, il s’active dans les couloirs de l’hôpital Fatebenefratelli, qu’il a contribué à faire rénover. Malgré les consignes sanitaires, les soldats allemands continuent de pulluler, à l’affût de Juifs qui s’y abriteraient. Mais peu osent pénétrer dans le « service K », section réservée aux patients atteints d’une maladie mystérieuse, qu’on dit aussi foudroyante que contagieuse…
LES MALADES IMAGINAIRES
Qu’est-ce-que le syndrome K ? Pour les Nazis, c’est sans aucun doute la maladie de Koch, ou tuberculose ; très répandue dans les friches urbaines des XIXe et XXe siècles, elle cause encore la mort d’une personne sur huit à la fin de la Première Guerre Mondiale. Autant dire qu’on s’en méfie comme de la peste ! Mais le syndrome K, en réalité, n’est pas une affliction. C’est un prétexte concocté par Borromeo et ses collègues – Adriano Ossicini et Vittorio Sacerdoti, pour ne citer qu’eux – afin de confiner et de mettre en sûreté la population juive de la ville.
Dès lors, le service K enfle considérablement, et plusieurs dizaines de patients sont admis sous la nébuleuse mention « Il Morbo di K ». Juifs, mais aussi Polonais, de nombreux rescapés des rafles précédentes investissent les murs de l’hôpital Fatebenefratelli. On leur recommande ainsi de jouer le jeu, en simulant des convulsions ou de violentes quintes de toux — des expédients suffisants pour tenir les envahisseurs à bonne distance.
UN K À PART
Ultime pied-de-nez à la crédulité de l’envahisseur, les docteurs italiens optent aussi pour la lettre K parce qu’elle désigne à la fois Albert Kesselring, commandant des forces armées allemandes à Rome, et Herbert Kappler, fonctionnaire SS en charge des rafles romaines. Deux personnages qui mettent la capitale à feu et à sang en ces temps troublés… Fort heureusement, après neuf mois d’occupation, les deux hommes sont chassés par l’avancée des Alliés : en juin 1944, la Cité Éternelle est reprise, et Borromeo peut libérer ses faux-malades.
Après la Libération, Borromeo devient conseiller pour la santé publique à Rome. Il s’éteint en 1961 entre les murs de l’hôpital qu’il avait transformé en sanctuaire. Mais ses faits de guerre resteront longtemps dans l’ombre — d’ailleurs, on ignore encore certains détails de l’histoire. Combien de personnes ont ainsi été sauvées des rafles aveugles ? Borromeo était-il également membre de la Résistance italienne ? A partir de quand, précisément, le service K est-il devenu opérationnel ? Des questionnements qui n’enlèvent rien au courage des médecins de l’hôpital Fatebenefratelli, dont la traduction littérale, rappelons-le, signifie « Vous faites bien, mes frères ». Ils ont bien fait.