Il existe des sujets pour lesquels on souhaiterait que le débat soit enfin clos. Tout aurait été dit et mieux encore un règlement administratif ou une loi aurait été énoncé afin d’imposer une réponse efficace, rapide et indiscutable à un problème posé : si ceci alors cela.
Et l’on ne peut se reprocher de vouloir ainsi simplifier la vie.
Tout pourrait être si facile…
Ces causalités si sécurisantes ne sont-elles pas à la base de toute éducation, de tout apprentissage et peut-être même de toute vie en société. Un monde sans celles-ci serait à ce point imprédictible que nous en perdrions la tête.
Comme J.-L. Lemoigne le fait remarquer, pour une foule de nos attitudes, ces causalités sont efficaces. Nombre de sciences sont basées sur ce paradigme de la causalité, de la prédictibilité de phénomènes. Lorsque les choses sont compliquées, les simplifier dans une chaîne de causes et d’effets permet une explication pertinente, une action adéquate et une adaptation efficace. A cette personne qui monte dans sa voiture, rien ne sert de chercher à chaque fois la manière de faire démarrer le moteur. Cet enfant apprenant l’utilisation du robinet aura tôt fait d’en comprendre le mécanisme de déclenchement. Si ceci alors cela.
Comme Lemoigne le rappelle cependant, il existe (heureusement serions-nous tentés de dire) des domaines où simplifier les choses nous conduit à l’insensé.
6Nous vérifions en effet quotidiennement que dans certains domaines des relations humaines, les choses ne vont pas de la sorte. Combien de fois en effet, ne sommes-nous pas consternés de constater que ce qui nous apparaissait devoir être une cause conduisant inévitablement à un effet escompté est un leurre. Quelle n’est pas alors notre surprise voire notre incompréhension ?
Et oui, ce bouquet de fleurs que nous ramenons à notre conjoint, à notre compagne, et dont nous sommes sûrs qu’il va conduire à un ravissement certain, ce jour, cette fois, laisse indifférent comme s’il s’agissait d’un vulgaire agglomérat d’herbacées.
Et pourtant, si ceci, alors cela ???
Mais nous savons tous que la complexité du fonctionnement humain ne se satisfait que rarement de ce type de raccourci. Il y a dans l’humain et le domaine des relations humaines tant de dimensions, tant de paramètres à prendre en compte que rien ne semble simple. Du goût de notre conjoint pour les fleurs, aux fleurs qu’il apprécie, au moment où nous les lui offrons, au bouquet que ses collègues lui ont offert la veille, à l’histoire des bouquets de fleurs dans son expérience familiale, à la dispute du matin, à la nuit de tendresses échangées, aux problèmes du petiot, à l’endroit où nous les lui avons offertes, à la manière dont nous nous sommes exécutés, jusqu’au nom du fleuriste (qui par ailleurs est un ami avec lequel vous allez trop souvent boire un verre), …
Et appréhender la difficulté que relève le fait d’offrir des fleurs n’a, pour la plupart d’entre nous tous, rien de surprenant, ni d’insurmontable. Nous intégrons en effet dès notre prime enfance que s’il y a des gestes compliqués, d’autres sont d’une complexité insondable qu’il nous faut apprendre à gérer.
Et tout pourrait cependant être si facile. Ne suffirait-il pas de légiférer que tout conjoint recevant un bouquet de fleurs est dans l’obligation de montrer la joie suprême que doit nécessairement provoquer tel signe de sympathie.
Notre conviction à tous est fort heureusement qu’une telle législation viderait l’acte d’offrir des fleurs de tout son sens. Il ne s’agirait plus à chaque fois d’un geste profondément humain, interdépendant, qui conduirait au summum de notre humanité, celui qui nous permet d’être empathique, de nous mettre à la place de l’autre recevant notre propre cadeau à ce moment de son histoire, en fonction de ses goûts, de notre histoire commune, dans le contexte de ce que nous partageons avec elle ou lui. Nous n’aurions même plus la chance de nous tromper, d’exercer là, une prise de risque, d’être émoustillé par le souci de découvrir ses réactions, de le connaître mieux, de lui faire plaisir.
Codifier, légiférer, réglementer
Dieu, quelle digression pour en arriver à l’essence de ce qui nous pousse aujourd’hui à vouloir écrire. Pourtant, le travail social est bien l’un de ces domaines où la liberté des intervenants souffre de cette volonté qui, dans notre société, pousse actuellement à croire qu’il faut en tout codifier, légiférer, réglementer. Comme si, dans un monde devenant de plus en plus complexe, le besoin de sécurité, de prédictibilité conduisait à vouloir au plus simplifier les choses. Ah, s’il existait de ces procédures qui nous évitaient à chaque fois, d’assumer la responsabilité de penser, de choisir, de devoir envisager la conséquence de notre intervention parce que cela aurait été décidé une fois pour toute : si ceci alors cela !
Comme les choses seraient simples !
Laissons nous aller. Quel rêve en ce domaine des violences faites aux enfants que d’avoir, par exemple, l’obligation de signaler. Eculées ces questions qui nous taraudent le ventre face à cet enfant qui nous fait part des violences familiales dont il est victime et pourtant aussi de son attachement, de son amour pour ce papa, - son papa -, cette maman, - sa maman -, qu’il aime et avec qui pourtant il souffre. Plus de question face à ce préadolescent qui nous confie les attouchements dont il est victime. Haro sur l’énigme qui se pose à nous quant à savoir que faire de cette suspicion d’attouchement qu’une mère nous dénonce en incriminant son concubin. Non, la procédure est là pour nous faciliter la vie, pour extirper de notre conscience professionnelle la question essentielle, existentielle de comment nous allons utiliser cette information afin de favoriser une relation où l’enfant sera protégé, aidé.
Et mieux encore, quelle satisfaction de savoir que nous n’avons nullement à nous inquiéter des conséquences de cet acte réglementé.
Non ! A d’autres de se charger de la responsabilité de nos actions alors forcées.
Et si notre relation d’aide en est totalement escamotée, advienne que pourra. Que pouvons-nous faire, les choses sont pré-écrites : si ceci, alors cela.
Et bien non, l’évidence de ce type de raisonnement nous apparaît en totale contradiction avec notre éthique personnelle et professionnelle et nous pensons, au travers des multiples contacts que nous avons avec des collègues travailleurs sociaux, n’être pas les seuls à vivre cela de la sorte.
Mesurer la conséquence de ses actes
Non, dans le champ de l’aide éducative et psycho-médico-sociale, à l’éthique, - cet espace de décision qui nous permet et nous oblige à penser, à choisir, à assumer, à prendre des risques, ne peut se substituer la simplicité, l’efficacité, la radicalité d’un règlement, d’une loi. Que l’on tente de vider de son sens l’acte de nous dire un secret, n’a fait que cristalliser en nous la nécessité d’un espace de réflexion autour de la transmission ou non de ce secret. Simplifier la lourde responsabilité que ce dire, à chaque fois particulier, nous conduit à assumer, - parce que nous pensons qu’il nous faut parfois en rester le détenteur et donc parfois le taire -, n’a fait que nous transformer en des agissants parfois honteux de ne pas oser transgresser une obligation dont nous pensons qu’elle crée, par les automatismes qu’elle engendre, autant de violence que celle qu’elle présume supprimer.
Et à ceux qui doutent de cela, qui pensent que, dans le cadre de notre travail, de la violence intrafamiliale, de l’inceste, de la négligence grave, la simplicité d’une réglementation arbitraire gomme la complexité de l’humain, de l’attachement, de l’amour familial, nous opposons catégoriquement notre expérience.
Les exemples sont légion. Que faire de la parole de cet enfant, qui bien sûr nous révèle une transgression de la loi (des hommes, - laissons aux psychanalystes le soin d’éclairer la loi symbolique -) mais qui ne cherche qu’à retrouver un papa qui assume son rôle, une maman, qui, perturbée peut-être, restera leur maman. Que faire lorsque nous savons que notre signalement conduira à une procédure administrative ou judiciaire au sein de laquelle l’enfant se rétractera, où les faits seront indémontrables, où l’enfant « énonciateur » deviendra le patient-dénonciateur, stigmatisé et rejeté par sa propre fratrie, famille ? Que faire, si pour éviter un mal possible, nous avons la conviction d’activer un mal certain ? Que faire quand la protection, parce qu’on l’a codifiée, devient violence et agression pour la personne qui devrait en être bénéficiaire ?
Faire appel à la compétence
Et que l’on arrête de mystifier cette question fondamentale par l’évidence de l’efficacité du « rappel de la loi ». Faut-il que nous soyons dans une société libérale, dont les lois semblent de plus en plus axées sur la préservation des privilèges de certains, pour qu’on nous bassine du matin au soir des arguments aussi obscurs et idéologiques. Comme si, en écho à un fonctionnement sociétal garantissant de moins en moins de protection et de justice sociales aux plus défavorisés devaient s’élever les hurlements d’un prince indigné rappelant qu’il reste in fine des interdits. L’aide deviendrait-elle indissociable de l’action d’une justice pénale qui stigmatise et condamne le coupable (et la victime) ?
Si notre travail est bien la protection de l’enfance, l’aide à apporter à des enfants et à leurs parents, notre compétence professionnelle ne doit-elle pas nous conduire à mesurer à chaque fois la conséquence de nos actes, à affronter la responsabilité de poser des questions auxquelles la réponse ne souffre aucun a priori ?
Devons-nous être toujours convaincus que pour un enfant de douze ans, victime de la violence de ses père et mère, la rémission n’est possible que si ceux-ci sont publiquement reconnus coupables et punis pour leurs actes ? Sommes-nous certains que notre divulgation d’un secret exprimé par l’enfant dans la confidence et l’intimité d’une relation privilégiée (que nous avons construite avec lui) sera un facteur de résilience
Si, à nouveau, cet abandon de soi est instrumentalisé, sommes-nous si sûr que, de la sorte, nous ne détruisons pas, à jamais, sa capacité à faire confiance à une personne ?
Quelle leçon en retirera-t-il pour l’avenir ?
Sommes-nous persuadés que cet enfant maltraité, mis en sécurité par l’éloignement de son père, supportera la défiance possible de sa mère et de sa fratrie ?
Prendre le temps d’épauler cette gamine, ce gamin, ces parents, oser les soutenir à devenir acteurs des événements qui mettront fin à leurs douleurs, oser être solidaire de leurs souffrances, de leurs choix, le temps qu’il faut, pour qu’ils soient prêts à être co-acteur du changement n’est-ce pas cela aider ? Tout mettre en ½uvre pour, s’il échoit, que l’enfant soit capable d’assumer les inévitables rétroactions consécutives à sa prise de risque et sa prise de responsabilité vis-à-vis de sa famille, n’est-ce pas là justement aider ?
Et que l’on ne nous oppose pas la situation du bébé, de l’enfant incapable de dire sa douleur, sa souffrance, sans que nous n’ayons le sentiment que l’on nous crétinise. Comme si, nous étions idiots, fermés, insensibles, irresponsables au point de ne pas être capables d’engager au sein de nos équipes des intervisions afin de cerner là où nous devons être porte voix, là où notre sensibilité, notre sens des responsabilités nous interdit de taire ce que l’autre ne peut dire, de laisser faire ce qu’il n’a pas les moyens d’arrêter…
Pour une frontière claire entre l’aide et la protection, le contrôle et la répression
Et soyons clairs. Loin de nous l’idée de croire qu’il n’est pas indispensable que la loi des hommes marque du sceau de l’interdit tout acte de violence et surtout ceux perpétrés à l’égard des plus faibles.
Loin de nous l’idée de croire qu’il n’est pas nécessaire qu’existe une autorité et un corps responsable de réprimer la transgression. Non, nous en sommes convaincus. Nous estimons cependant que, dans une société démocratique doit exister une frontière claire entre l’aide et la protection, et, le contrôle et la répression
Si dans le cadre de l’aide psychomédico-sociale, notre espace d’intervention conduit à un espace incongru où la confiance qui nous est faite par l’autre risque de l’entraîner dans un processus où la responsabilité de dire ou de taire nous et lui échappe, alors il nous faut le prévenir que la confiance qu’il nous fait doit s’arrêter juste avant. Et le temps n’est plus loin où nous n’aurons plus à le prévenir du danger potentiel que représente notre intervention d’aide et la confiance qui pourrait s’y installer ; lui, comme les personnes partageant sa souffrance, auront vite compris que nous sommes, à notre corps défendant, du côté des dénonciateurs.
Et ces espaces où la violence pouvait s’énoncer, (et donc, se travailler, se dépasser), de disparaître. La violence faite à l’enfance pour ceux-là mêmes qui la subissent ou l’agissent retournera irrémédiablement dans le non-dit, l’indicible.
Apposer (et non opposer) la complexité de l’être humain
Lever la chape de plomb qui cachait les violences physiques, sexuelles dont sont victimes certains enfants est une action dont notre société doit s’enorgueillir. Avoir cru qu’élargir l’obligation de signalement aux travailleurs sociaux participait de ce mouvement n’est à reprocher à personne. Oser se rendre compte a posteriori que cette obligation produit des effets pervers et risque de conduire ceux-là mêmes qui devaient en bénéficier à en souffrir serait un acte courageux.
Restera alors à réinventer une procédure qui tiendra compte de la nécessaire différenciations des positions de chacun. Peut-être pour cela faudra-t-il accepter qu’à la simplicité des bonnes intentions, il faut constamment apposer (et non opposer) la complexité de l’être humain.
Si ceci, alors tous ces-la.