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La théorie mimétique
La théorie mimétique, bien qu’elle se soit intéressée, au cours de son développement, à des objets aussi variés que la grande littérature, les rites et les mythes des sociétés archaïques, les tragédies grecques, les textes bibliques et pour finir, le traité inachevé d’un stratège prussien, présente une remarquable unité.


René Girard part d’une théorie du désir, inspirée par la lecture de grands romanciers, selon laquelle nos désirs ne viennent pas de nous, ils sont imités. Le désir ne va pas d’un sujet à un objet selon une trajectoire linéaire mais, passant par la médiation d’un Autre (un modèle), il dessine un triangle. Le désir triangulaire fait du désir une relation (de dépendance) aux autres. Tout « sujet » a besoin d’un « modèle » pour savoir « quoi » désirer. Cela signifie que le désir d’avoir, (telle femme, tel poste, telle distinction etc.) est en vérité un désir d’être... Cela entraîne que les individus, en s’imitant les uns les autres, en désirant les mêmes choses, en devenant semblables, vont passer de l’admiration (qu’un fils a pour son père, par exemple) à l’envie. Seuls, des semblables peuvent s’envier, se jalouser, se haïr, entrer dans des relations, sournoises ou déclarées, de rivalité. Au passage, il faut revenir sur un préjugé : ce ne sont pas leurs différences qui dressent les hommes les uns contre les autres mais bien la perte de ces différences.


L’homme est donc un animal mimétique, pour le meilleur et pour le pire : l’imitation est une puissante faculté d’apprentissage mais quand elle nous porte à désirer les mêmes choses que les autres, à rivaliser avec eux, elle est une menace non seulement pour l’harmonie d’un groupe mais pour sa survie : la violence est plus contagieuse qu’un virus. Cette vérité a été très peu exploitée par les sciences sociales parce qu’on a toujours vu dans l’imitation une tendance de troupeau. Le désir et la rivalité mimétiques ont conduit Girard à mettre la violence au cœur de son anthropologie et l’ont orienté vers l’étude des sociétés religieuses archaïques. En effet, alors que nos sociétés modernes encouragent les rivalités mimétiques, les sociétés traditionnelles redoutent comme la peste toute forme de contagion et interdisent l’imitation sous toutes ses formes : l’interdiction des jumeaux, tués à la naissance dans certaines sociétés, en est un parfait exemple.


Dans les mythes, les frères ennemis s’entretuent. Cette symbolique des « doubles » qui s’affrontent fait référence à une violence intestine, « la guerre de tous contre tous ». Quand la « mimésis » violente a fait son œuvre, effacé toutes les différences entre amis et ennemis, il en résulte le chaos et la mort. S’il n’y a pas de société sans différences, l’indifférenciation est le nom qu’il faut mettre sur la crise mimétique, le règne de la violence : elle signifie, si aucune protection naturelle ou culturelle ne vient la freiner, l’impossibilité ou la dissolution de toute forme de culture. La théorie mimétique pose la question des fondations. Et elle résout cette question en faisant une hypothèse scientifique : toutes les cultures étant religieuses (la nôtre est la première qui fasse exception), on ne peut rendre compte de l’existence des cultures qu’en comprenant la genèse du sacré.


L’hypothèse consiste à faire de la mimésis, source des désordres, un facteur d’ordre. Fondée sur la lecture des tragédies grecques et une étude comparée des mythes, voici l’hypothèse : au paroxysme de la mimésis violente (la peste) qui fait de tous les individus des « doubles », la violence réciproque va fusionner, devenir unanime et se fixer sur n’importe lequel d’entre eux : « le tous contre tous » se métamorphose en « tous contre un » ; la paix revient, et la victime sera divinisée, passant à la fois pour maléfique et bénéfique, violente et protectrice. Le mécanisme de la victime émissaire est un mécanisme d’auto-régulation : les hommes n’ont retenu que ses effets bénéfiques et cette méconnaissance se perpétuera dans des rites sacrificiels et des interdits, chargés de prévenir le retour du dieu violent. Les mythes sont le récit du meurtre collectif, du point de vue de la collectivité. C’est une persécution racontée par les persécuteurs. Ainsi, contre le mythe, contre Freud, avec l’aide de Sophocle, Girard innocente Œdipe. Il en fait le bouc émissaire de sa communauté.


En la sacralisant, les hommes ont expulsé leur violence pour s’en tenir religieusement à l’abri. L’humanité est fille du religieux. Malgré leur diversité apparente, il y a une unité de toutes les cultures. Du premier symbole culturel, le tombeau du dieu, émergeront le langage, les rites, les interdits puis les institutions. Toutes les cultures ont une fondation religieuse, avec le même objectif, quelle que soit la diversité des moyens mis en œuvre pour l’atteindre : empêcher les rivalités mimétiques et le retour de la violence. On retrouve le mécanisme du bouc émissaire dans toutes les cultures. Cependant, dans la nôtre, il a perdu de son efficacité, l’affaire Dreyfus le montre : l’unanimité du « tous contre un » lui a manqué. Qu’est-ce qui a changé ? Pourquoi notre incapacité à refaire du mythe ?


La théorie mimétique répond à cette question en faisant une lecture inédite de la Bible, comme de la véritable source de notre esprit « démystificateur ». Les textes de l’Ancien testament sont violents, plus violents que les mythes grecs, ils révèlent la violence des persécuteurs et l’innocence des victimes. Girard oppose la vérité biblique au mensonge mythique, le refus obstiné de Job de s’accuser au consentement d’Œdipe. La révélation évangélique du mécanisme victimaire en paroles et en actes, dans la Passion du Christ, va l’empêcher de fonctionner, c’est-à-dire de réconcilier les pestiférés des rivalités mimétiques. Sans bien entendre le message d’amour, le monde christianisé a désacralisé la violence, a pris le parti des victimes, ce qui donne « les droits de l’homme » mais aussi la concurrence victimaire, chacun voulant aujourd’hui occuper la place centrale, sacrée, de la victime. On s’autorise une extrême violence au nom de la défense des victimes, mimétiquement.


Penseur apocalyptique, Girard pense qu’on ne peut pas sortir du religieux sans sortir de l’humain, c’est pourquoi la théorie mimétique a aussi une dimension théologique et apologétique. « La Révélation prive les hommes du religieux…la perte du sacrificiel seul système à même de contenir la violence, ramène cette violence parmi nous…il n’y a plus que la rivalité et elle monte aux extrêmes. » écrit Girard dans son dernier livre, Achever Clausewitz. La théorie mimétique, cependant, refuse tout fatalisme. Elle donne à l’Apocalypse son double sens de catastrophe finale et de révélation. L’humanité sait désormais que la violence est humaine, que Dieu n’y est pour rien. Elle sait même ce que les textes apocalyptiques des Evangiles révèlent : la relation étroite entre désordres naturels et violences humaines. Elle connaît aussi l’existence de la bombe à hydrogène, que l’on prétend « dissuasive », à la manière des dieux païens, menaçants et protecteurs. Elle est mise dans la terrible alternative d’accepter l’offre du Royaume faite par le Christ (renoncer à la violence, imiter le Christ) ou de s’auto-détruire.

Source: http://www.rene-girard.fr/...