L'éducateur est un esclave.
C'est une esclave chargé, dans les grandes familles romaines de l'antiquité, d'accompagner les enfants de la gens (cette famille élargie pouvant aller jusqu'à 300 personnes, ascendants, descendants et collatéraux du pater familias étant réunis ainsi que les familles d'esclaves) , jusqu'au gymnasium , le lieu de socialisation. Là les enfant y apprennent aussi bien le lancer du javelot que la rhétorique, les mathématiques , l'observation des corps célestes ou la philosophie. L'éducateur dès l'origine, nous rappelle Michel Serres dans son Tiers-instruit est ce passeur de l'entre-deux, ce médiateur social entre la famille et les lieux où les enfants s'initient à la citoyenneté. L'éducateur ne saurait prendre la place ni des éducateurs naturels que sont les parents et la famille, ni des éducateurs culturels que sont les enseignants et les pédagogues, qui initient le jeune romain aux savoirs indispensables pour être membre de la cité. L'éducateur dès cette époque lointaine accompagne le passage. C'est un passeur. Au sens propre un intermédiaire, un entre-deux. Passeur des deux rives, de l'enfant à l'homme. Notons que cette position implique une bonne connaissance des deux rives: le milieu familial et l'environnement social.
L'éducateur d'aujourd'hui est un descendant lointain de cet éponyme antique. L'esclavage en moins. Encore que l'éducateur ne travaille pas en libéral. Il est assujetti à une institution qui lui détermine un mandat en fonction d'une mission pour laquelle elle a conclu une convention avec les autorités de tutelle concernées (Etat ou Collectivités Locales). De plus le travail éducatif aujourd'hui ne concerne plus uniquement les enfants mais toutes tranches de populations, souffrant d'une mise à l'écart, quant ce n'est pas d'une exclusion, du fait de divers handicaps, inadaptation sociale, mais aussi de l'injustice qui règne dans nos sociétés modernes.
Comment travaille l'éducateur dans cet espace intermédiaire, dans cet entre-deux, où se joue l'accompagnement de personnes en souffrance? L'éducateur est un transmetteur des limites qui, pour chaque être humain, lui permettent de se construire et de vivre parmi les autres. Les éducateurs transmettent l'impossible parce qu'à l'impossible chacun y est tenu. Freud écrit à juste titre, dans sa préface de 1925 à l'ouvrage d'August Aïchhorn traduit en français sous le titre de Jeunesse à l'abandon , qu'éduquer, comme gouverner et soigner (plus tard il dira psychanalyser) est impossible. Il ajoutera en reprenant cette expression au soir de sa vie en 1937, que dans ces trois métiers impossibles, on "peut être d'emblée sûr d'un succès insuffisant ". S'agit-il de pessimisme de la part du père de la psychanalyse? Non, il s'agit de penser l'impossible comme un concept freudien: ce sur quoi vient buter l'idéal d'éducation. Disons d'emblée que l'idéal éducatif de Pygmalion qui vise à reproduire l'autre à sa propre image, se casse le nez contre cet impossible. Impossible parce qu'il y a dans la pulsion qui gouverne l'être humain quelque chose qui demeure foncièrement inéducable. C'est cette part d'ombre de la pulsion que Freud révèle comme l'essence de la pulsion de mort et que Lacan reprendra comme étant du registre du réel. Les éducateurs dans la rencontre au quotidien avec des êtres en grande souffrance ont à faire avec cette part d'inéducable, cette part de jouissance qui se soustrait à la "d'hommestication" et aux contraintes de la civilisation. L'impossible naît de ce qu'un être humain est castré par les impératifs du vivre-ensemble que lui impose la société. Il est castré, mais la jouissance inconsciente poursuit son oeuvre, increvable. Elle pointe son nez dans les formations que l'inconscient met en scène, y compris dans les passages à l'acte. Pour prendre une métaphore, si la conscience est le cavalier et l'inconscient le cheval, il arrive assez souvent que le cheval mène le cavalier à sa guise.
C'est pourquoi Freud décrira le processus éducatif dans ses conférences d'Introduction à la psychanalyse , comme "un sacrifice de la pulsion ", un détournement par la culture des forces pulsionnelles pour les mettre au service de la communauté. Mais malgré cela , demeure dans l'inconscient cette part d'ombre qui lui échappe et le gouverne. La conscience est une île encerclée par l'océan de l'inconscient, précise Freud. La rencontre éducative s'inscrit sous le signe de cet impossible: comment vivre castré par les contraintes sociales et en même temps assumer des exigences pulsionnelles que l'on ne maîtrise pas. C'est là tout l'enjeu de l'éducation (spéciale ou pas) que d'introduire un autre humain à cette tension entre jouissance et plaisir, fantasme et réalité, pulsion et désir. L'impossible vient faire signe chez l'être humain d'un point de butée. La mort en représente un des emblèmes comme échec de la toute puissance de l'enfant-roi. La loi qui unit et sépare les hommes en constitue une seconde borne. La vie n'est alors possible qu'au prix d'y intégrer ce qui relève de l'impossible. La vie n'est vivable, nous confie en substance Serge Leclaire dans son ouvrage On tue un enfant , qu'au prix du meurtre permanent de l'enfant merveilleux que chacun porte en soi. Evidemment cette assertion s'adresse aussi bien à l'éducateur qu'à la personne prise en charge. Telle est la portée et l'enjeu de l'acte éducatif; tel est l'espace vif de la transmission : apprendre à un autre à faire avec ce qui le dépasse, dans l'espace social et dans l'espace psychique. Ce qui soutient cet acte de transmission, chez les parents, les enseignants ou les éducateurs, ce qui le légitime, c'est la fonction paternelle. Le problème est que cette fonction a sérieusement été mise à mal par notre société post-moderne. Nous allons en mesurer un peu plus loin les conséquences.
La tache pour les éducateurs est d'autant plus difficile que le contexte social tel que nous le voyons se déployer sous nos yeux à l'aube du troisième millénaire, nous donne à vivre des sociétés gouvernées en sous mains par une idéologie scientiste. L'impossible que viennent marquer la mort et la loi y sont battus en brèche. Le discours de la science, qui a peu à peu gagné depuis le XVII ème siècle nos modes de penser le monde et les relations humaines, est fondé sur cette illusion qu'à la science il n'y aurait rien d'impossible. Le Sida, le cancer, la mort même, qui continuent à résister à l'avance de la médecine de pointe, ce n'est qu'une question de temps et de moyens pour les vaincre. Dans les décennies qui suivent on devrait venir à bout de ces fléaux. La sexualité au-delà des limites c'est chose faite avec le Viagra. Le recul des limites de la connaissance en ce qui concerne le Sida ou le cancer après tout ne peut être qu'une bonne chose, mais il participe d'une illusion devant la mort. Ce n'est pas pour rien que Martin Heidegger voyait en l'être humain un "être-pour-la mort ", ce qui marque une limite absolue chez chacun aux prétentions d'immortalité et de bonheur total. La science tendrait à ériger comme immortel le corps de l'homme. L'idéologie qui domine notre modernité, c'est bien celle du bonheur à tout prix. Et la science , relayée par les prouesses technologiques et le libre commerce des biens de consommation, met sur le marché les objets mêmes qui viendraient à chaque instant, immédiatement combler ce fantasme. Enfin on ne manquerait plus de rien. Nous serions comblés. Malheureusement à cette course effrénée au bonheur qui signe l'essence de la société capitaliste, il y a un reste. Il suffit de considérer le nombre de laissés pour compte, de chômeurs, de ceux qu'on dit exclus; et les cohortes sans cesse croissantes d'êtres humains en déshérence, démunis, sans foi ni loi, perdus. Le discours scientiste a des retombées catastrophiques dans notre monde quotidien actuel; notamment chez les jeunes qui, bombardés par les slogans publicitaires et les incitations à consommer sans entrave, ne voient plus de quel lieu ni de quel droit on pourrait faire limite à leurs pulsions. Ils ne font que mettre en oeuvre l'impératif sous-jacent à notre société dite de consommation :"Tout, tout de suite". Bien entendu un certain nombre de parents dont on dit un peu facilement qu'ils sont démissionnaires, ne font qu'entériner dans le mode d'éducation de leurs enfants, ce sans limite d'une jouissance sociale érigée en idéal par un capitalisme marchand triomphant. Ce sont bien leurs enfants, issus de tous les milieux sociaux , des familles les plus riches aux plus démunies, que les éducateurs rencontrent de plein fouet. Dans les institutions où ils trouvent refuge. Quand il ne faut pas les y réfugier de force!
Sur cette question du bonheur avec un grand B, autrement dit de la jouissance et de ses ravages, Freud a publié en 1929 une grande méditation, intitulée Malaise dans la civilisation . Dans toute culture il y a un malaise, nous-dit-il en substance, et c'est pas fait pour s'arranger. Les lendemains qui chantent, il vaut mieux faire une croix dessus. Le fond de l'argumentation de Freud est simple: il y a chez l'être humain, du fait d'être appareillé au langage, une impossibilité structurale au bonheur. Ce qui n'empêche pas tout un chacun de courir après. Mais l'être humain se caractérise de se construire autour d'un objet perdu, à jamais perdu, parce qu'il n'a jamais même été possédé. Une des représentations en est la mère. Une mère mythique s'il en est : verts paradis de l'enfance, Eden adamique des origines. Que veut l'homme questionne Freud? Il veut être heureux et le rester. Mais assez rapidement le petit d'homme se rend compte que trois obstacles font barrage à sa prétention au bonheur. Il y a le monde, les autres et son corps. D'où la mise en place d'une série de stratégies pour dépasser l'obstacle. Pour dépasser les limites corporelles, pour faire rendre raison au corps qui nous obéit si mal, certains se lancent dans des régimes, des manipulations, le yoga, les exercices sportifs. Pour dominer le monde ont peut faire confiance à la science et à la technologie. Internet ou le nucléaire ont sérieusement agrandi notre champ d'intervention. En ce qui concerne les autres c'est plus difficile, on ne peut pas s'en passer. Même au fin fond du désert on emmène avec soi un monde fou. La conclusion de Freud est celle-ci : devant l'impossible qui fait limite aux prétentions au bonheur de l'homme, il vaut mieux se faire une raison et se contenter des petits bonheurs que nous offre la vie de tous les jours. Autrement dit, comme le confie Freud à une des ses patientes: "il s'agit de transformer notre prétention névrotique en malheur banal". C'est ainsi qu'il en vient à désigner, à l'horizon de la cure de parole, le travail et l'amour , comme plus sûrs moyens de vivre ce malheur banal.
Mais je l'ai dit l'agent qui entraîne le petit d'homme à en rabattre sur sa jouissance, à assumer son "malheur banal", c'est le père. Le père est le fondement de la loi qui, de l'interdit de l'inceste aux lois sociales, régule la jouissance de humains soumis à la vie collective. Le père est d'abord une fonction symbolique, mais comme toute fonction il faut qu'elle soit incarnée pour opérer. Le père c'est cette fonction que chacun d'entre nous assume et transmet dans le rappel permanent des limites. Le père introduit le sujet à en passer par les autres hommes et à se soumettre à la loi de la parole et le langage, pour survivre. Le père en opposant l'interdit et la loi à la jouissance du sujet le fait advenir à l'ordre du désir. C'est cette opération que la psychanalyse repère sous le terme de castration. C'est la base de toute fonction éducative. Or cette fonction ne peut être assumée dans l'espace familial d'abord et social ensuite, que si la société la soutient dans ses idéaux. Nous allons voir que le discours de la science qui a peu a peu envahi notre monde a eu pour effet de briser le tranchant de la fonction paternelle.
Juste un exemple. Récemment on en est venu à exhumer le cadavre de ce pauvre Yves Montand pour faire une investigation bio-génétique en recherche de paternité. Cette enquête génétique était exigée, comme le lui permet la loi, par une jeune fille dont la mère lui disait qu'elle était née de cet homme là. Retenons qu'en son temps Yves Montand confronté à cette affirmation avait dit qu'il n'était pas le père. La parole du sujet ici on s'en bat l'oeil, la science vient trancher à sa place. Or j'affirme avec force qu'on aura beau déterrer tous les cadavres qu'on voudra, on n'y trouvera jamais de père. Ce qu'on peut y découvrir éventuellement c'est un géniteur, c'est à dire l'agent biologique de la reproduction. Un père n'est pas matériel, je l'ai dit, c'est une fonction, même s'il en faut un ou une pour la porter, cette fonction. Je dis un ou une parce que chez certains peuples ce peut être une femme qui fasse le père. Les êtres humains ne se reproduisent pas comme les animaux. Ils sont produits par et dans la parole. Jusque là dans nos sociétés occidentales, une femme disait à l'homme qu'elle aime "tu es le père de l'enfant que je porte". Encore fallait-il que cet homme assume cette parole. Donc un père est produit par la parole d'une femme à qui il fait confiance en tant qu'homme. Il ne va pas demander une preuve génétique de sa paternité. La vérité c'est que cette femme le lui dit. Elle se montre ainsi elle aussi comme soumise à la fonction paternelle. Elle transmet ce que son propre père lui a transmis. Jusqu'à ces temps derniers le père était donc fondé sur cet acte de parole. Le droit romain l'avait d'ailleurs bien compris qui indique que "mater certissima; pater incertus" En terme de preuve, la mère on en est toujours sûr; pour le père on ne l'est pas: il faut s'en remettre à la parole d'une femme. On peut dire que cette parole singulière fait advenir une mère et un père. Voila comment fonctionne depuis bien longtemps l'institution de la paternité. Jusqu'à ce que récemment, le droit de la filiation soit modifié. Dans un article paru dans la revue Esprit en 1996, Irène Thery, en vient à conclure que "Croire que l'on peut refonder la sécurité de la filiation sur le fait biologique est l'une des illusions majeures de notre temps ". En effet , et je reprend ici les paroles fortes de Pierre Legendre, "produire de la chair humaine ne saurait être confondu avec instituer de la filiation ".
Je prends ici à témoin la question de la filiation à titre d'analyseur. On pourrait agrandir le champ d'investigation pour montrer comment le discours de la science a infiltré nos moindres gestes et provoqué une mutation dans nos sociétés qui, si elle n'est pas contrecarrée, les conduira à la barbarie d'abord et à la destruction ensuite. Qu'est ce qui est touché à ce point? C'est le père, pas le papa, ou le père fouettard, le macho de service ou le petit chef, c'est la fonction paternelle, comme fonction civilisatrice à travers l'instauration des limites et de la loi. Le père en séparant mère et enfant, institue l'altérité et introduit le sujet dans le champ de la parole et du langage, il l'introduit à la dimension de l'impossible. Autrement dit le père est au principe de l'insertion sociale de tout sujet. Qu'est ce qui est gravement touché à travers cette mise à mal de la fonction paternelle? C'est principalement les trois fonctions que transmet le père et qui constituent le socle de tout être humain: l'énonciation, la limite et le jugement.
L'énonciation à laquelle tout sujet est confronté dans le fait de soutenir sa parole propre est invalidée. Si la science dit le vrai, à quoi bon parler? On ne s'intéresse plus à la parole de chaque sujet, il peut mentir ou se tromper, mieux vaut faire confiance aux détecteurs de mensonge et à ceux qui savent le pourquoi du comment. Dans nos institutions regardez les ravages effectués par la convocation d'experts . On ne demande rien ni aux personnels, ni aux usagers, l'expert dira le vrai sur ce qui se passe. Celui qui dit la vérité c'est celui qui sait, voire celui qui a le pouvoir. On n'écoute plus personne dans notre secteur social et médico-social, on fait de l'audit. La parole, seule modalité d'institution du lien social entre les humains s'en trouve largement dévalorisée.
La limite maintenant. Elle est introduite sous la forme de l'impossible par le père pour faire butée au fantasme de toute puissance du petit d'homme. Le père a pour fonction d'introduire les fils de l'un et l'autre sexe, comme disent les textes du moyen-âge, à la finitude de la dimension humaine, aux limites, à ce qu'en psychanalyse on nomme la castration. Or le discours de la science vient mettre à mal le principe même de cette transmission. Elle développe un savoir de toute puissance, où tendrait à disparaître l'impossible. C'est ainsi que j'ai pu lire dans Le Monde récemment que l'abolition de la mort n'est pour la science qu'une question de temps et de moyens techniques. Bientôt nous serons immortels!. Donc la transmission de la loi qui fait limite à chaque sujet pour vivre parmi les autres en prend un coup. Du père nous sommes passé au règne de l'expert. Pas la peine de se casser la tête avec des problèmes épineux comme le clonage des gènes ou la colonisation de la lune. On pense pour nous. On va nommer un comité d'éthique, il nous dira que faire. De comité d'éthique en étiquettes on en arrive à produire une morale de Prisunic. Vous la trouverez entre les nouilles et la lessive qui lave plus blanc que blanc. #
Enfin c'est la faculté de jugement qui est gravement atteinte. Si la parole d'un sujet ne vaut rien, si les limites de l'impossible sont abolies, alors comment faire des choix? Et on le voit bien chez certains jeunes à qui l'on demande ce qu'ils veulent faire plus tard. Non seulement ils ne savent pas, mais ils ne peuvent pas savoir. Car savoir ce qu'on veut faire c'est choisir, donc engager son désir. Pour cela il faut avoir buté sur la fonction paternelle pour repérer un peu ce qu'on désire. Qu'ils ne s'inquiètent pas : les tests d'orientation, les bilans de compétences et autres gadgets orthopédo-pédagogiques, choisiront pour eux. Comme me disait un jeune récemment :
- Je voulais devenir sculpteur et on m'a mis en math .
- Pourquoi tu leur a rien dit?
- Mais je leur ai dit, ils s'en foutent. De toute façon c'est eux ils savent. Moi à l'école je suis nul.
Je me réfère ici aux travaux d'un psychanalyste belge, Jean-Pierre Lebrun. Il exerce à Namur. Dans un excellent ouvrage intitulé Un monde sans limite , il a essayé de tirer les conséquences de ce déclin du père. Je l'ai déjà dit, pour tenir, cette fonction doit obéir à deux exigences: être incarnée dans l'espace familial et social et être soutenue dans les valeurs de la socio-culture.
Remettre en phase un jeune avec l'impossible qui le castre d'une toute-puissance fantasmatique et le fait advenir comme un parmi d'autres, voila l'essentiel du travail éducatif. Autrement dit transmettre la castration , faire coupure, limite, séparation. Transmettre justement ce qui est mis à mal dans le lien social d'aujourd'hui: l'énonciation qui consiste à s'assumer comme sujet d'une parole singulière; les limites pour vivre ensemble, présentifiées par la mort et la loi; la nécessité de choisir, et donc de juger, nécessité éthique s'il en est.
Le sujet en tant qu'humanisé mais aussi divisé par la parole et le langage c'est ce qui en l'homme vient faire obstacle à la pente naturelle du marché . Les civilisations, nous rappelle à juste titre Pierre Legendre, sont des fabriques de mots. Les mots font limite à la jouissance en tant qu'ils séparent la chose et le symbole qui la représente. Les mots nous séparent des objets. Le langage nous sépare des choses comme il nous sépare aussi des autres. Du coup ce n'est que dans l'accès au langage et à la parole que nous prenons une place de sujet.
Cette fonction éducative, reprise de la fonction paternelle, opère dans les gestes du quotidien, l'accompagnement à un métier, une place vivable dans la société et l'initiation à un certain savoir-vivre. Si cet apprentissage à la vie collective bute sur l'impossible, c'est que l'éducateur ne peut faire faire à un autre de force ce qu'il ne veut pas faire. L'impossible est non seulement présent chez chaque sujet, mais également dans les relations inter-subjectives. Dans ce mouvement d'humanisation que vise le travail éducatif, l'éducateur est de fait confronté à ses propres limites. En tant qu'agent de la castration, il est bien "éducastreur", en tant qu'il y est soumis. Autrement dit, contrairement à ce pensent certains, l'éducateur ne fait pas la loi, il en est un des représentants. Il est bien obligé d'interroger son désir d'aider les autres, ses intentions réparatrices, voire salvatrices, sa pente à vouloir faire le bien des autres, pour se rendre à l'évidence que dans tout sujet qu'il rencontre il y a un point de résistance à ses prétentions éducatives. Cette propension à vouloir aider les autres est bien la maladie infantile du travail social. IL est donc indispensable de la mettre à la question en formation et sur le terrain. Apprendre à faire avec ce point d'impossible fonde pour un éducateur une éthique de l'acte éducatif. L'éducateur tombe sur un os, l'autre à éduquer n'est jamais conforme, jamais à la place qu'il voudrait lui assigner. Son bien n'est jamais ce que l'éducateur imagine pour lui. Tout projet éducatif doit intégrer cette donnée sous peine de se transformer en entreprise de redressement tyrannique. Quelque chose chez tout sujet se révèle indomptable. C'est du lieu de ce dérangement, de cette désillusion, qu'un éducateur peut aller vers celui qui est en souffrance, avec ce que j'appellerai une certaine humilité. Autrement dit c'est en se confrontant à l'impossible en lui même qu'il peut en accompagner la découverte chez l'autre. Ce qui résiste ainsi chez tout sujet, c'est cette capacité à faire des choix, y compris inconscients. S'assumer comme responsable de ces choix quels qu'ils soient voilà ce que Freud décrivait au début du siècle comme une position d'honnête homme". Devenir responsable de ce qui nous arrive et en grande partie échappe, telle est l'énigme que met à jour tout processus éducatif. Cette part d'impossible nous pourrions aussi bien la nommer de son nom si galvaudé : liberté, cette "atroce liberté " précisait le poète surréaliste René Crevel. Liberté qui met en demeure tout être humain d'être responsable, c'est à dire d'avoir à répondre en parole, face à ses frères et soeurs en humanité, de ce qui lui arrive. Comme le précise Jacques Lacan dans un article de 1965 intitulé à juste titre La science et la vérité : "De notre position de sujet, nous sommes toujours responsable ". C'est justement cette responsabilité que la science tend à gommer en faisant sauter la dimension subjective de tout acte humain. A ce titre une certraine sociologie tendant à expliquer les comportement humains par la loi des statistiques et des grands nombres en est un dérive les plus marquantes dans notre domaine.
Les éducateurs sont à une place que la société exige de tenir : transmettre les limites. Mais par ailleurs, ces limites, elle s'empresse de les détruire. C'est pourquoi tous les agents de la fonction paternelle, comme les enseignants, les gouvernants et les éducateurs sont en grande difficulté. C'est pas par hasard que Freud désignait ces métiers comme impossibles. Impossibles parce qu'ils sont le lieu d'avènement de la subjectivité, le lieu d'invention de la liberté et de la démocratie. Le lieu où le pouvoir doit se mettre au service de la communauté humaine. Ce qui représente une tache jamais achevée.
Que faire alors dans une situation aussi difficile? Les trois points d'appui d'un éducateur sont ceux-là mêmes qui sont touchés par le déclin de l'autorité : l'énonciation, la limite, le jugement. Nous allons parcourir successivement ces trois points.
Le premier angle d'attaque pour un éducateur d'aujourd'hui est celui-ci : comment rendre à chacun la parole qu'il a à assumer? Je me suis fâché récemment à Lausanne avec une pédagogue canadienne. Les canadiens sont complètement azimutés par la mode du pragmatisme américain. Elle posait comme équivalents, lors d'une discussion en classe, deux opinions émises par deux élèves , sous prétexte qu'ils employaient les mêmes mots. Elle faisait fi de toute l'énonciation du sujet. En oubliant que l'un s'exprimait sur le ton de la colère ; et l'autre pour plaire au prof. Bref elle tentait de rayer de la carte le sujet comme effet de la parole. Dans la parole, celui qui parle ne le fait pas que pour transmettre un message, l'énoncé, mais aussi et surtout pour affirmer devant autrui, sa propre existence, à travers l'énonciation. Donc première piste: restaurer l'énonciation.
Deuxième angle d'attaque: la transmission des limites. Et Dieu sait si c'est difficile aujourd'hui. En effet sur quoi fonder son action? Prenons un exemple. Récemment j'ai rencontré un groupe d'éducateurs qui m'ont confié l'histoire suivante. Un jeune vole des cassettes dans un super-marché. Il se fait choper par le vigile et est conduit chez le directeur. Celui-ci est bien emmerdé: l'institution d'où vient ce jeune est un gros client. Il lui passe juste un savon, sans porter plainte et le laisse repartir. L'éducateur fait de même et le directeur de l'établissement également: juste un petit engueulo. Le problème c'est que le soir même ce jeune fugue de l'institution. L'interprétation que je leur ai proposé est la suivante: ce jeune se tire parce qu'il ne trouve personne à qui parler. Il se fatigue à transgresser, sans doute parce que c'est comme pour tout ado, la seule façon de repérer son désir à travers une confrontation à la loi, et rien ne répond. Rien ne répond de son acte et donc rien ne lui permet d'en répondre à son tour. Il est dépossédé du sens de son acte. C'est un jeune sans limite. Les adultes qu'il rencontre, directeur du magasin, éducateurs et directeur de l'institution se défilent et démissionnent de leur place d'adultes. Il lui font faire l'économie de buter contre la loi qui interdit le vol et le punit. La question que je leur ai laissée en partant est celle-ci : qu'est ce que devra faire la prochaine fois ce jeune pour se faire entendre: tuer, foutre le feu, se détruire? Ce n'est que dans la rencontre de l'autre qu'un être humain trouve à se construire, encore faut-il qu'il trouve à qui parler, quelqu'un en face de lui qui ait, comme on dit, du répondant.
Troisième angle d'attaque: accompagner un sujet à faire des choix. Faire des choix relève d'une position subjective affirmée. C'est en dehors de toute morale ou idéologie. Mais comment choisir quand tout se vaut? Quand les idées perdent leur tranchant, que les valeurs s'émoussent, que les théories se consomment et se consument à vitesse grand V? Le règne des sophistes n'est pas loin. Les sophistes sont ces éducateurs grecs de l'antiquité qui se faisaient fort d'enseigner la relativité des arguments discursifs. Un jour ils vous démontraient l'existence des dieux et le lendemain le contraire. Protagoras, une des figures du maître sophiste chez Platon, proclame que ce qui l'intéresse c'est de former les maîtres de demain, ceux qu'il appelle "les bons citoyens". Gorgias un autre sophiste que met en scène Platon affirme que "la rhétorique (c'est à dire l'art de parler) n'a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle; simplement elle a découvert un procédé qui sert à convaincre, et le résultat est que devant un public d'ignorants, elle a l'air d'en savoir plus que n'en savent les connaisseurs ". On croirait entendre une description de nos hommes politiques. Si tout est dans tout et réciproquement, si rien ne vaut rien, si la seule raison qui prévaut c'est celle du plus fort et du plus riche, alors comment choisir et surtout comment permettre à un jeune de choisir? Le seul choix qui s'impose à lui c'est de jouir par tous les moyens, de jouir sans limite. C'est le sens de tous les slogans publicitaires: jouissez, c'est un ordre, tel est la parole des maîtres d'aujourd'hui. Jouissez et nous deviendrons encore plus riches et plus forts. Pourquoi alors respecter un chauffeur de bus, ou le bien d'autrui? Pourquoi pas parce que ça vous prend, cracher à la gueule du premier et mettre le feu au second?
Platon, en opposition au maître sophiste, met en scène la haute figure de Socrate. Celui-ci déclare qu'il ne sait rien. Il veut dire qu'il ne peut rien savoir à la place des autres et il donne comme conseil "connais-toi toi-même " et en position éducative, se définit comme "accoucheur d'âme ". Penser, pour Socrate, n'a rien à voir, comme le prônent les sophistes, avec l'adoption du savoir de l'expert, que l'on accumule comme un capital monnayable dans les relations aux autres pour mieux les dominer, non, penser, pour Socrate c'est découvrir sans cesse ce que l'on est en le disant. On peut ici voir poindre deux figures antagonistes d'éducateur. Disons que les Protagoras et les Gorgias occupent aujourd'hui le haut du pavé et pavoisent sous le couvert des sciences cognitives et des procédés de l'endoctrinement éducatif.
Le contexte est difficile pour que les éducateurs amènent un sujet à faire des choix qui l'engagent. Tout va contre. On dirait que certains jeunes pensent que tout est joué. Certains croient, et on les laisse croire, qu'ils seront le rebut de l'humanité toute leur vie tandis que d'autres s'engraissent dans les paradis fiscaux. Comment dépasser ces lieux communs, alimentés à longueur de temps par le discours des médias, comme celui d'une certaine sociologie de bazar. Faire des choix s'est s'assumer en tant que sujet responsable. Il s'agit de retrouver le chemin de l'éthique. L'éthique n'est pas la morale, mais ce qui sert de socle au sujet pour affirmer et assumer son désir.
Restaurer la parole de chaque sujet, transmettre les limites et accompagner à faire des choix : ces trois objectifs dessinent la ligne d'horizon de tout éducateur. Or ils sont en voie de destruction dans la société capitaliste et marchande. Du coup, on mesure la difficulté de tenir une position éducative aujourd'hui. Ça va dans le sens contraire de l'évolution de ce qu'on appelle la post-modernité. C'est une position subversive. Subversive parce que cette position, que j'appelle une clinique du sujet, force l'éducateur à tenir lui-même une place de sujet, soumis à la limite et qui ne peut se dérober à faire des choix. Ce n'est pas ce qu'on demande aux éducateurs aujourd'hui. Ce qu'on leur demande c'est de faire que les personnes qui leur sont confiées se tiennent tranquilles. En les amusant avec quelques gadgets qu'on appelle mesures d'insertion. Or je l'ai dit l'insertion ne s'opère que dans une position de sujet, limité dans sa jouissance et assumant des choix qui sont les siens, dans un environnement social dont il connait et accepte les règles. Donc il s'agit pour un éducateur de subvertir la commande sociale, et pour cela de devenir un homme rusé. Il s'agit au lieu même de l'aliénation de poser des actes créateurs. Des actes qui visent l'avènement du sujet chez chaque personne qu'il rencontre. Il s'agit de retrouver la métis des grecs, cette qualité qui conduit aux ruses de l'intelligence, dont parlent Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant. L'éducation exige de la ruse parce qu'elle est située dans l'entre-deux, dans l'intermédiaire. Entre le politique et les sujets. Quand le politique s'aliène au discours du marché, il s'agit de le subvertir pour faire apparaître au grand jour que le monde des humains ne se construit pas sans croyances, sans fondements, sans valeurs.
"L'analyste ne s'autorise que de lui-même " affirmait Jacques Lacan, mais il ajoutait, ce que certains se sont empressés d'oublier "et de quelques autres ". Il en va de même pour un éducateur. Il est seul devant ses choix subjectifs, seul face à sa position éthique; mais il ne peut tenir sa place qu'en prenant appui sur un trépied: l'institution, les médiations, le transfert. Je défends ici ce que j'appelle une clinique de l'éducation. Clinique au sens où le coeur du travail éducatif, c'est la rencontre avec un autre humain en souffrance.
Le transfert est le moteur de cette rencontre humaine. Mais l'éducateur n'entre pas dans la relation pour se satisfaire ou se faire plaisir. Il a une mission: aider la personne à s'approprier le plus possible son espace psychique, physique et social. Pour cela l'éducateur dispose de lieux de mise en scène de la relation, ce que j'appelle des médiations. Avec les uns il fait de la poterie, il en accompagne d'autres dans la recherche d'un emploi, d'une formation, d'un hébergement; ou bien avec des personnes très atteintes, comme certains grabataires, il construit une ambiance quotidienne vivante et source d'échanges. C'est dans l'espace des médiations que l'éducateur va travailler la dimension transférentielle. En effet le transfert, je n'irai pas par quatre chemins pour le définir, le transfert, c'est de l'amour, et parfois de la haine. Ce sont les deux faces de la même médaille. Cette charge d'amour emporte son poids d'illusion puisqu'on aime toujours chez l'autre ce dont on manque, c'est à dire précisément ce dont on a été castré. Il ne faut pas que l'éducateur casse trop vite ce pouvoir que lui prête la personne avec qui il noue une relation. Ce pouvoir, bien illusoire au fond, que Lacan nomme "le sujet supposé savoir ", il lui faut plutôt le mettre au travail. D'abord pour lui: toute institution doit se doter d'outils d'élaboration comme les réunions de synthèse, les séances de supervision et de régulation clinique, où l'éducateur, dans l'écriture et la parole, va donner forme à ce qui se joue pour lui dans la relation éducative. Le but est qu'il conserve dans la relation une certain humilité, qu'il ne s'y croit pas trop, comme on dit, qu'il ne se prenne surtout pas pour celui qui aurait ce qui manque à l'autre. De plus il faut que la relation soit désencombrée de toute velléité de maîtrise, de tout fantasme, de tout affect de pitié ou de charité, de tout penchant à vouloir faire le bien de l'autre, pour que la fonction éducative puisse opérer. Il faut donc que l'éducateur fasse régulièrement le ménage en lui-même et dans sa relation aux autres. L'amour qu'il reçoit, il ne peut en profiter. Il doit répondre au travail de l'amour par l'amour du travail. Et dieu sait si ça nous travaille d'être aimé, et parfois haï!
D'autre part c'est dans les médiations éducatives qu'il va accompagner la personne. C'est dans cet espace partagé à plusieurs qu'elle va apprendre à réaliser sa propre castration, sa propre incomplétude. Alors qu'elle imaginait que l'éducateur allait la combler, il va lui falloir apprendre à vivre avec son "malheur banal ". Les médiations ont ceci de particulier qu'elles sont une source de repères et de cadres humanisants: le respect des personnes, le respect des règles collectives, le respect de lieux et des horaires, le respect des consignes, le respect du matériel, sont autant d'occasions d'intégrer les contraintes de la vie en société. Les médiation sont le lieu où une sujet peut mettre en scène ses difficultés à vivre avec les autres: je l'ai dit avec Freud, le monde, le corps et les autres résistent en permanence à notre volonté de puissance. Les médiations permettent ainsi au sujet de se délester de la part débordante de jouissance qui l'habite. Mais les médiations sont aussi la source de la création d'objets ou de situations partagées. Espace de création et de socialisation, les médiations sont l'outil de base de l'éducateur.
Reste l'institution le troisième pied. L'institution est à distinguer de l'établissement. L'établissement désigne tout ce qui est établi: les textes de loi, l'organisation et l'organigramme, l'architecture des bâtiments, les plannings, les budgets... Quant à l'institution il faut y voir ce qu'un groupe humain qui vit au sein de cet établissement construit à partir de l'intervention de tous ses membres. J'insiste sur tous ses membres. Autrement dit l'institution est à fabriquer en permanence et elle est le fruit de chacun, quelque soit sa place: directeur , éducateur, ou femme de ménage, mais il faut aussi compter dans ce collectif les usagers. C'est une des grandes difficultés actuelles des institutions sociales et médico-sociales que cette confusion entre l'établissement et l'institution. Les lieux où se fabrique l'institution, ce sont tout ces lieux de parole et d'échange, formels ou informels, qui permettent à un groupe humain de rester vivant, de se supporter les uns les autres. Vous voyez on boucle ici sur la dimension fondatrice du lien social : la parole dans toute son amplitude.
"Pourquoi des poètes en ces temps de détresse? " demande le poète allemand Hölderlin. On pourrait poursuivre: pourquoi des éducateurs en ces temps de détresse? pourquoi des psychologues, des rééducateurs, des instituteurs, des formateurs, des psychanalystes...? Oui, pourquoi? Et si leur fonction première était de rappeler dans l'espace social, mais aussi pour chaque sujet, qu'à l'impossible chacun y est tenu. L'impossible c'est ce qui tient chaque sujet dans son rapport aux autres, au monde, à lui-même. C'est aussi ce qui tient chaque groupe humain, chaque communauté, chaque équipe, chaque collectif, chaque société, chaque civilisation. Notre époque, en voulant faire disparaître les frontières de l'impossible, ne risque t-elle pas du même coup de détruire ce qui fonde le lien social?
Pour conclure je livre à votre méditation un passage d'un texte de Pierre Legendre qui m'a beaucoup touché, et dont j'ai cité plusieurs fois des extraits : La fabrique de l'homme occidental .
Nous partons de cette fatalité que les chemins de la pensée débouchent inévitablement sur l'interrogation immémoriale: au nom de quoi peut-on vivre? C'est à dire pourquoi vivre? Oui, pourquoi?
Il n'est au pouvoir d'aucune société de congédier le "pourquoi?", d'abolir cette marque de l'humain. Et pourtant... L'effondrement du questionnement, en cet Occident trop sûr de lui-même, est aussi impressionnant que ses victoires scientifiques et techniques. La peur de penser en dehors des consignes a fait de la liberté, si chèrement conquise, une prison, du discours sur l'homme et la société un langage de plomb.
Que se passe-t-il? Devenu la chose des sciences, l'animal parlant a quitté , croit-on, le monde ténébreux des généalogies, le mystère a été détruit. A ce jeu-là, le château de cartes s'est écroulé, les échafaudages traditionnels achèvent de s'effondrer sous nos yeux. Etat, Religion, Révolution, Progrès, ces artifices sont emportés par le déchaînement du Management scientifique promis à la terre entière. Qu'allons-nous faire de la désillusion?
Comme les autres civilisations, la Fabrique de l'homme occidental est aux prises avec la certitude de tous les temps: que tout converge, dans l'expérience de l'humanité, vers le point précaire, "la grande douleur confuse" dont parlait le romantique allemand Kerner, la douleur d'être né et de devoir mourir. Nous avons le devoir d'interroger à nouveau cette matière première des pouvoirs, ce point faible en chaque homme, son statut d'individu périssable; mais aussi d'admettre que notre mort a un sens, car elle fait vivre la construction humaine dont nous sommes l'expression passagère, comme dit le poète Virgile, "les pierres vivantes".
Les habitats institutionnels sont construits sur un vide - un vide à partir duquel se déploie la parole et qui porte la pensée. A la croisée des chemins historiques, une tâche s'impose : restaurer le doute, analyser l'agencement des ignorances qui font cortège à la Science contemporaine, surmonter la croyance obscurantiste d'aujourd'hui. Instituer la vie : tel est le maître mot qui résume cette tâche. La Fabrique de l'homme n'est pas une usine à reproduire des souches génétiques. On ne verra jamais gouverner une société sans les chants et la musique, sans les chorégraphies et les rites, sans les grands monuments religieux ou poétiques de la Solitude humaine. On trouve ce texte de Pierre Legendre dans les premières pages de son magnifique petit livre.
En effet, instituer la vie, tel est bien le maître mot. Telle doit être aussi la visée de toute institution. Dans cette institution de la vie, les éducateurs et les travailleurs sociaux sont aux avant-postes. Le combat fait rage. Il y a beaucoup de monde sur le carreau. Parfois nous ne savons plus quoi faire, ni même si ça vaut le coup de se battre. Il règne une telle obscurité dans notre monde que nous ne nous reconnaissons même plus entre nous. La seule chose à quoi se raccrocher c'est cette énigme qui fait l'humain, ce vide au coeur de l'homme, comme dit Legendre. Rallumer chez chacun, pour chacun, la petite lampe qui indique cette énigme, voila la tache passée, présente et à venir de ceux qui travaillent le social, comme le social les travaille. L'animal bipède et parlant qu'à engendré l'univers, sans qu'on en sache jamais la raison, ne devra son salut qu'à retrouver en chaque sujet et dans ses relations aux autres, la brûlure de cette énigme. Tel est ce point où tout le savoir du monde ne peut épuiser la vérité de l'être.
L'être humain parce qu'il est être de parole, "parlêtre" comme dit Lacan, est soumis de structure à cet impossible à tout dire, tout faire, tout être, tout avoir, tout savoir. C'est ce manque fondateur qui le fait humain, et parfois trop humain. La parole crée le manque dans l'homme et c'est de ce lieu qui le fait manquant qu'il peut rencontrer les autres. Ce lieu, celui de l'impossible à combler, l'impossible à satisfaire, est en même temps la source d'où jaillit le lien social. Que l'on soit éducateur ou analyste, parent ou enfant, voire "cul de jatte ou pendu" comme chantait Jacques Brel, c'est ce manque là qui nous humanise et fait de nous des animaux sociaux. La conséquence en matière d'éducation coule de source: éduquer, ça doit laisser à désirer...