UN PEU DE TOUT... BEAUCOUP DE RIEN
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Vous voulez des bisous ?
“Ouverte déjà, sans distinction de l’extérieur et de l’intérieur, la bouche s’offre d’emblée comme chair ; elle incarne la première l’indifférence entre toucher et se toucher, sentir et se ressentir. Mais si rien ne lui résiste (et précisément la chair qu’elle commence à donner à autrui se définit en ce qu’elle ne résiste pas), donc, puisque rien ne lui résiste, le baiser de ma bouche sur sa bouche (où chacun donne chair à l’autre sans distinction) inaugure la prise en chair infinie.» Voilà peut-être pourquoi la religion catholique ne donne l’autorisation d’embrasser qu’aux époux, en faisant suivre l’échange des anneaux par la phrase rituelle: «Vous pouvez embrasser la mariée». L’époux se voit donner le feu vert. Il va pouvoir coller ses muqueuses contre celles de sa bien-aimée. Et en prenant contact, buccalement, avec le corps de celle que jusqu’ici il pouvait seulement caresser de loin, il entame la première partie de cette conjonction des corps qui symbolise l’union amoureuse.
«Eros désire le toucher, car il aspire à l’unification, à la suppression des frontières spatiales entre le moi et l’objet aimé» écrit Freud, ainsi commenté par David Le Breton, anthropologue: «Le toucher est une tentative d’abolir la distance en se rapprochant de l’autre». Le toucher avec la bouche double d’ailleurs cette caresse accaparante d’un pouvoir supplémentaire. Non seulement on esquisse une étreinte, en joignant ses lèvres profondément, mais on simule un acte cannibale. Il s’agit bien d’assimiler l’autre à soi, d’en faire sa propre chair: le baiser a toujours un côté menaçant, parce qu’il permet de «goûter» l’autre encore plus que de le «toucher».

«Le sexe est une forme imagée du repas et inversement», continue David Le Breton qui cite toutes sortes d’expressions désignant le désir de la façon la plus ambigue: ne dit-on pas «saliver», «avoir l’eau à la bouche», «éprouver une fringale sexuelle» ou un «manque d’appétit»? Dans la langue argotique, une femme est un «beau morceau», que les gourmands «dévorent des yeux» et à qui ils «font du plat» en rivalisant de mots empruntés au vocabulaire de la cuisine: la voilà tantôt «appétissante», «croustillante», «délicieuse», «pulpeuse», «épicée», «belle à croquer», ou bien encore (mais c’est à peine poli) «bien conservée». Si l’objet de leurs attentions est sensible à ces compliments, ils diront qu’ils l’ont bien «chauffée» et qu’ils vont se la «farcir«. Si elle refuse, ils se consolent en disant qu’elle n’était guère «comestible». Celui qu'on a pour amant, de la même façon, s’entend dire «J’ai faim de toi», «Je voudrais te manger» ou mieux encore : «C’est bon !».

Les métaphores culinaires sont à ce point courantes qu’il n’existe aucun pays sans les siennes. En France, on compare les seins à des melons, au Japon à du tofu et au Cameroun à du manioc. Les testicules sont tantôt des noix, tantôt des oeufs. Le pénis se transforme en piment, en banane ou en poireau. En poésie galante, la bouche devient "rouge-cerise", la peau "de pêche" et des yeux coule le miel… Bref, la proie à conquérir, comparée aux gibier ou au verger, doit être mangée. Dans Le Cru et le cuit, Lévi-Strauss souligne tout de même que la situation se retourne aussi facilement dans cet inégal partage des rôles :«Si l’équivalence, pour nous la plus familière et sans doute aussi la plus répandue dans le monde, pose le mâle comme mangeur, la femelle comme mangée, il ne faut pas oublier que la formule inverse est souvent donnée sur le plan mythique dans le terme de vagina dentata qui, de manière significative, est codée en terme d’alimentation.»

«En Yoruba, rajoute-t-il (La Pensée Sauvage), "manger" et "épouser" se disent par un verbe unique qui a le sens général de "gagner, acquérir" : usage symétrique au Français qui applique le verbe "consommer" au mariage et au repas.» En Afrique aussi, l’oeuvre de cuisine est assimilée au coït entre des époux: «mettre du bois dans le feu» c’est «copuler». Les pierres de l’âtre sont les fesses, la marmite le vagin et la cuiller à pot le pénis. Pour les Japonais, l’intérieur de la marmite (côté concave, nabe) désigne le sexe féminin, souvent comparé à la soupe chaude et onctueuse dans laquelle marinent des champignons phalliques. L’extérieur de la marmite (côté convexe, kama) désigne désigne les fesses du giton toutes rougies à la flamme des cuissons sodomites. Pour les Brésiliens, comer renvoie dans la langue populaire à l’acte sexuel comme au fait de se nourrir. Un aborigène d’Australie qui pose la question «Utna ilkukabaka?» demande selon le contexte si son interlocuteur a bien mangé ou s’il a bien fait l’amour. «A langue gourmande, queue gourmande» concluent les chantres de la table qui associent de façon abusive les mangeuses de saucisses à de bonnes vivantes. Il semblerait pourtant qu’elles mangent de la salade, quand elles désirent séduire. A moins qu’il ne s’agisse d’une rumeur ?