Que faire des adolescents qui ne trouvent pas leur place dans les dispositifs d’accueil liés à la protection de l’enfance ou à la protection judiciaire de la jeunesse ? Ces jeunes, difficiles ou en grande difficulté, souvent les deux à la fois, passent d’un établissement à l’autre sans qu’aucune équipe ne parvienne à résister à leurs « attaques », au risque, fréquent, de finir par sortir du système de prise en charge. Faut-il créer de nouvelles structures pour accueillir ces « patates chaudes », comme les appellent certains professionnels ? L’idée ne fait pas l’unanimité, certains lui préférant le travail en réseau. Pourtant, dans plusieurs départements, de nouvelles expériences sont tentées, articulant soin psychiatrique et éducatif. Le fonctionnement de ces structures spécifiques, qui se connaissent rarement entre elles, ouvre de nombreuses questions : quelle place pour chaque acteur, quel risque de dépendance pour le jeune, quel danger d’alimenter voire de créer la demande, etc. Trois exemples, en banlieue parisienne, en Bourgogne et en Franche-Comté
Un foyer relais pour éviter l’exclusion
À Suresnes, l’EPETC, Etablissement de placement éducatif et de traitement de la crise, tente depuis un an d’allier accueil dans une structure temporaire et travail en réseau, en associant PJJ, conseil général et psychiatrie.
Ici, on ne reste pas. L’EPETC de Su-resnes (Hauts-de-Seine) n’est pas un foyer comme les autres 1 . Les adolescents y passent une semaine à un mois, pour « traiter une crise », comme le nom de cette institution née en septembre 2006 l’indique : Établissement de placement éducatif et de traitement de la crise. Même si le mot « crise » ne convient pas totalement à son directeur, Vincent Regnault, car s’il recouvre très souvent des passages à l’acte violents, il s’applique moins bien aux états d’apathie qui peuvent aussi nécessiter une intervention.
Ce lundi d’octobre, trois jeunes séjournent dans la grande maison cachée au fond d’une allée, pour six places disponibles. Ils ont été envoyés là sur ordonnance de placement provisoire d’un juge des enfants, à la demande de leur établissement d’origine. Parce qu’ils avaient poussé les équipes à bout. Le public de l’EPETC, ce sont ces adolescents (de treize à dix-huit ans) qui vont tellement mal qu’ils ne parviennent pas à accepter l’idée de se faire aider. En très grande souffrance, parfois atteints de troubles psychiatriques, ils savent appuyer là où ça fait mal dans le fonctionnement des institutions qui se renvoient indéfiniment ces électrons libres, jusqu’à ce que plus personne n’en veuille.
« L’EPETC est née d’une vieille idée qui circule depuis une vingtaine d’années : celle de créer un sas pour soulager et le jeune et l’institution malmenée, plutôt que de demander une exclusion ou une mainlevée après un incident », raconte Vincent Regnault. La tentation des éducateurs étant d’envoyer en psychiatrie tous les mineurs difficiles, travailler avec le secteur médical s’imposait. Or, dans les Hauts-de-Seine, la PJJ s’était déjà associée à la pédopsychiatrie dans le cadre de deux services, le placement familial et l’hébergement individualisé.
« La tolérance des foyers baisse à vive allure, s’alarme Gilles Barraband, chef d’un des secteurs de pédopsychiatrie du département. La plupart des enfants qu’on nous envoie ne souffrent pas de pathologie mentale mais de troubles du comportement. Nos services manquent déjà de lits, nous ne pouvons absolument pas les prendre. Les prises en charge séquentielles fonctionnent bien, mais les intéressés supportent mal d’être hospitalisés avec de « vrais » malades. Et ils subissent ensuite l’effet pervers d’être catalogués « psy » : à la moindre incartade, on les renvoie chez nous alors que ce n’est pas justifié. Nous sommes donc très demandeurs d’une meilleure organisation des services sociaux pour qu’ils parviennent à garder ces cas difficiles. »
Selon le psychiatre, qui a accompagné les premiers mois d’existence de l’EPETC en attendant la nomination d’un collègue, cette nouvelle structure propose des solutions originales. D’abord parce qu’elle est partenariale, financée à 70 % par la PJJ, à 20 % par le conseil général et à 10 % par le centre hospitalier Théophile-Roussel. Ensuite parce qu’elle fonctionne sur des principes qui permettent de faire marcher ce réseau : la brièveté de l’accueil, donc, mais surtout l’engagement de la part du foyer d’origine, qu’il relève de l’ASE ou de la PJJ, à reprendre son pensionnaire après passage à l’EPETC.
La plupart des jeunes sont admis pour trois semaines. Une durée qui a été pensée, explique Vincent Regnault : « En thérapie familiale, on considère que la crise (qu’elle soit conjugale, adolescente…) dure trois semaines : c’est le moment où tout est à vif et où il faut gratter, essayer d’impulser des changements, même minimes, faute de quoi le fonctionnement habituel, souffrant, reprend le dessus. » L’équipe (une chef de service éducatif, six équivalents temps plein d’éducateurs, trois d’agents techniques d’éducation, un de psychiatre, deux d’infirmier, un de psychologue, deux cuisiniers, une secrétaire) en profite pour travailler sur les interactions entre le jeune, sa famille et les professionnels, au c½ur des difficultés rencontrées.
À travers un quotidien classique d’ateliers, de sorties, de vie partagée, « peut-être un peu plus souple qu’ailleurs, en tout cas sans doute plus à l’écoute », selon Adel, éducateur, l’adolescent est amené, après s’être apaisé, à réfléchir aux actes qu’il a posés. « Il n’y a pas de formule magique, précise Adel. Chaque éducateur travaille à sa façon. » Mais tous sont volontaires, motivés par le projet. Et la présence de personnel médical les aide à prendre en compte les désordres psychologiques. Les résidents de l’EPETC n’ont pas l’obligation d’aller voir le psychiatre ou le psychologue, mais ils les croisent dans la maison, déjeunent régulièrement avec eux. Au détour de conversations anodines, les messages passent… comme celui de Jamel (le prénom a été changé), qui refuse tout rendez-vous mais ne cesse de répéter, à table, qu’il ne dort pas la nuit.
Emmanuel Breton, directeur du service d’accueil d’urgence de Bois-d’Arcy, a envoyé à l’EPETC une écorchée vive qui « selon l’hôpital ne relevait pas de la psychiatrie mais qui ne relevait pas seulement de l’éducatif non plus : défenestrations, fugues, mutilations… elle finissait une nuit sur deux à l’hôpital et s’était mis tout le groupe à dos. Pour l’équipe, c’était ingérable. » Il salue l’occasion de sortir de la dichotomie éducatif/psychiatrique « qui ne fonctionne pas pour de nombreux gamins ».
Pour le psychiatre Gilles Barraband, l’un des grands mérites de l’EPETC est d’instaurer « une compréhension systémique de la crise, peu répandue dans le secteur éducatif : ce jeune, on ne comprend pas ce qui se passe entre lui et nous, mais ça vient aussi de nous. » Car l’équipe de Suresnes ne se contente pas de soulager quelques semaines le foyer demandeur : elle travaille en continuité (poursuite des activités antérieures, scolarité, apprentissage, etc.) et surtout en liens avec lui. Plusieurs contacts entre les professionnels sont prévus avant et pendant le séjour, mais aussi dans les deux mois qui suivent le retour dans l’établissement d’origine. « Nous ne sommes pas des experts, nous sommes comme eux, avec nos faiblesses, insiste Vincent Regnault. Mais, en rencontrant nos collègues et les parents, nous pouvons apporter un regard extérieur qui aiguille la réflexion. »
Dans certains cas, ce regard suffit à enclencher la pacification des relations, sans présence effective à Suresnes. Dans d’autres au contraire, le séjour ne suffit pas, il est prolongé de quelques semaines ou suivi d’allers-retours entre les deux structures. Le cadre théorique est aménageable en fonction des besoins. Y compris la destination finale s’il s’avère que l’institution de départ ne convient pas. Geneviève Lefebvre, juge des enfants à Paris, raconte ainsi le cas d’un jeune confié à un centre éducatif fermé (CEF)qui ne résistait plus à ses attaques : « Deux passages à l’EPETC ont permis d’analyser les raisons de la crise et de proposer des pistes de travail : il vivait mal l’éloignement de sa mère et de son quartier, le niveau d’exigences du CEF était trop fort pour lui. Comme nous avons vérifié à Suresnes qu’il était capable de tenir un minimum de règles dans un lieu ouvert, une réorientation semble possible ».
Mais ces changements de programme ne sont pas toujours volontaires. Malgré leur engagement de principe, certains établissements ne sont pas prêts à reprendre le trouble-fête. L’EPETC est souvent sollicité lorsqu’il est déjà trop tard, son utilisation n’est pas encore suffisamment entrée dans les m½urs. « Faire appel à nous est encore vécu comme un échec, constate Vincent Regnault, parce que la formation de l’éducateur le pousse à aller jusqu’au bout. » Du coup, la rentabilité de l’établissement en termes de journées reste assez faible : 48 % de sa capacité. Or le dispositif est expérimental sur deux ans, sa pérennisation sera examinée fin 2008. Vincent Regnault ignore quels seront les critères d’évaluation. Si celle-ci se limite à des questions de « remplissage », l’expérience risque de tourner court. Ce serait sans compter les heures d’aide sans hébergement apportées aux foyers ou les bénéfices pour tout le système, impossibles à mesurer : « Tel établissement nous a appelés pour nous dire « ce jeune, on ne le prend que si vous nous suivez ». Ils l’ont pris, et on n’en a plus jamais entendu parler… »
Le directeur reconnaît que la structure est perfectible, notamment dans les rapports – pas toujours aisés – entre les partenaires, PJJ, ASE et psychiatrie. Et qu’il y a des dangers à éviter, comme la création d’une dépendance à l’institution pour certains adolescents qui y reviennent régulièrement. En effet, malgré quelques allers-retours au commissariat, « ça se passe pour eux plutôt mieux ici, parce que la crise s’est produite ailleurs et grâce à l’effet surprise d’un nouveau lieu. Ceci dit, on ne serait pas meilleurs que les autres sur la durée. »
L’EPETC semble rester une étape marquante dans le parcours de ces jeunes. « Ils en reparlent tous après, note Nadia Faure, responsable du service d’hébergement individualisé (SHI) de la Garenne-Colombe, qui a accueilli plusieurs « anciens » de l’EPETC quelques mois après. Si, sur le moment, ils ont quelquefois vécu leur séjour à Suresnes comme une punition, avec le recul ils le voient comme un moment qui leur a apporté un peu plus de sérénité. Pour moi, ils y font une sorte de retraite où la bienveillance des adultes leur permet de revisiter tout ce qu’ils ont à revisiter. » Et parfois provoque un déclic. Ainsi, Aude, dix-huit ans, venue du SHI, a compris en une semaine que « le foyer, ce n’était vraiment plus pour moi » et qu’elle devrait apprendre à surmonter ses angoisses pour pouvoir garder son autonomie. Pour elle et pour les autres pensionnaires, Vincent Regnault croit en son projet. « Il serait scandaleux d’abandonner ces gamins. Si on ne fait rien, on sait où toutes ces histoires se terminent : en prison, dans la rue… ou à la morgue. »
À Besançon, une panoplie de réponses
Dans le Doubs, la prise en charge spécifique, tournée vers le soin ou l’errance, remonte déjà à dix ans.
Dans le Doubs, le conseil général privilégie une logique de réseau autour des jeunes qui ne rentrent dans aucune case (lire l’interview de Michel Botbol, psychiatre). Chaque mois, une réunion animée par l’aide sociale à l’enfance et la PJJ rassemble les acteurs concernés (psychiatres, instituts spécialisés, éducation nationale…) pour échanger sur des situations individuelles et tenter de trouver des solutions articulées : l’adolescent est confié une partie du temps à telle institution, une partie du temps à telle autre.
Ces « groupes techniques d’orientation » peuvent notamment faire appel à deux services innovants du centre éducatif l’Accueil, géré par l’ADDSEA (Association départementale du Doubs de sauvegarde de l’enfant à l’adulte) : l’un allie, comme les établissements de Suresnes et de Fleurey-sur-Ouche, champs éducatif et thérapeutique, l’autre se propose d’accompagner des jeunes en errance sans forcément passer par l’hébergement.
L’unité médico-éducative pour adolescents (UMEA) a ouvert fin 1999 pour accueillir des jeunes en crise au titre de la protection de l’enfance et de l’ordonnance de 1945 2 . « Sa création sur le plan administratif a été extrêmement simple », assure le directeur, Eric Simon : une convention partenariale a entériné le déploiement d’un service extérieur du CHU au sein d’une des trois unités de vie du centre éducatif. Un psychiatre à mi-temps, un psychologue à tiers-temps, un cadre infirmier à temps très partiel et trois infirmiers ont ainsi rejoint une équipe de cinq éducateurs et une maîtresse de maison.
Sur le terrain, en revanche, il a fallu deux ans de préparation avant l’ouverture, une étape longue mais indispensable selon Eric Simon qui insiste sur la nécessité de travailler sur deux plans parallèles : un groupe politique et financier, composé des autorités concernées (justice, conseil général, PJJ, DDASS, DRASS, agence régionale d’hospitalisation…), et un groupe technique, professionnel (psychiatre, psychologue, cadre infirmier, ADDSEA). Ces derniers ont profité de ce temps pour apprendre à se connaître, confronter leurs discours, visiter ensemble d’autres établissements. « Ça ne pouvait pas marcher tout seul parce qu’éducateurs et personnel médical ne parlent pas la même langue, constate Eric Simon. Il n’y a pas de recette pour créer une telle structure. Le seul conseil que je peux donner est de respecter cette phase d’apprentissage. »
Après trois ans d’expérimentation, l’unité de sept lits, une place en studio et deux en accueil de jour a été pérennisée. Elle s’est intégrée dans le dispositif franc-comtois. D’abord conçue elle aussi pour des séjours temporaires, elle laisse désormais plus de temps aux jeunes qui en ont besoin : plusieurs mois, voire plusieurs années. « On avance en marchant, précise le directeur. On repense régulièrement l’organisation. » Derrière le fonctionnement « classique » (ateliers, réunions, synthèses, analyse de la pratique…), un principe : les personnels des deux champs ne sont pas interchangeables, chacun doit garder sa spécificité tout en travaillant de conserve.
L’UMEA ne se prétend pas « dernière chance » pour ces jeunes au parcours fracturé : « Notre équipe ne baisse pas les bras à la première difficulté, mais nous ne pouvons pas répondre à tous les problèmes. Nous savons aussi reconnaître quand nous ne réussissons pas. Nous avons simplement ajouté un maillon spécifique dans la prise en charge. » L’UMEA a aussi une fonction d’évaluation : un séjour peut servir à trouver la meilleure orientation possible. Pour repartir sur de meilleures bases.
Créé il y a dix ans, le service d’accompagnement éducatif et social (SAES) vise lui aussi, mais de façon très différente, des jeunes qui n’ont pas pu s’adapter à une structure : les quatre éducateurs suivent les adolescents, souvent en errance, là où ils se trouvent, en chambre d’étudiant, à l’hôtel ou en squat. « L’accompagnement ne peut pas être réduit à l’hébergement, estime Eric Simon. Si on place un gamin toxico qui vit en squat directement dans un foyer, il va fuguer, c’est sûr. » L’équipe jongle avec les aléas d’un parcours erratique, mais ne lâche pas, malgré les risques que comporte ce suivi à distance : « On n’est pas dans la surveillance. On ne va pas aller vérifier où tel jeune se trouve à 22 heures, et pourtant la responsabilité nous incombe. » Les adolescents sont incités à prendre leur vie en main, mais sont tenus à des rencontres régulières avec l’équipe. Dix studios disséminés dans la ville permettent à ceux qui se sentent prêts de trouver un endroit où se poser.
Que deviennent les jeunes qui sortent de l’UMEA et du SAES ? « Dans la plupart des cas, la crise finit par passer, dit Eric Simon. Quant à savoir si elle serait passée sans nos services… » Ici aussi, on évoque le travail de pacification, considérable dans certains cas. « À condition, prévient le directeur, de considérer que l’adolescence n’est pas une période de tranquillité. Mais notre société est-elle encore capable de supporter l’agressivité inhérente à cet âge de transition ? »
Une maison aux petits soins
Près de Dijon, un foyer s’efforce depuis trois ans de trouver de nouvelles approches éducatives grâce à la présence d’une équipe thérapeutique.
C’est une maison bourgeoise dans un joli village des environs de Dijon. Une maison imposante et calme. De l’extérieur, seule la porte cassée de la véranda témoigne d’un quotidien parfois tendu et conflictuel.
Ici, à l’Unité éducative et thérapeutique (UET) de Fleurey-sur-Ouche, sont accueillis six jeunes de treize à dix-neuf ans en grande difficulté socio-éducative ou judiciaire 3 . La plupart présentent des troubles psychiatriques qui ne nécessitent pas cependant une hospitalisation à plein temps. Comme à l’EPETC de Suresnes, des « incasables » dont le comportement a mis à mal les encadrants. La structure, ouverte en 2004, est née d’un constat de carence fait par les partenaires (aide sociale à l’enfance, DDASS, PJJ, service de pédopsychiatrie) réunis au sein d’une commission départementale : que faire de ces gosses aux profils très variés (petites déficiences, souffrance psychique, troubles du comportement, parfois à la limite de la délinquance) qui ont en commun de n’avoir leur place nulle part ? La réponse, en forme de pari : réunir en un même lieu une équipe éducative et une équipe thérapeutique pour assurer un suivi conjoint… Ce nouvel établissement, géré par l’association départementale des pupilles de l’enseignement public et financé à 95 % par le conseil général (le reste l’étant par la DDASS et la PJJ), a ouvert en 2004. « L’UET était une coquille vide, raconte son directeur Alain Caron, arrivé après six premiers mois chaotiques. C’était à la direction et au personnel de décider et d’inventer ce qu’ils allaient mettre dedans. »
Au départ, l’unité est conçue sur le même principe que l’EPETC : un lieu d’accueil temporaire (trois mois renouvelables une fois) pour gérer une situation de crise, apaiser le jeune et le rendre ensuite à son foyer d’origine. Mais la comparaison s’arrête là. « Nous nous sommes rapidement aperçus que la crise était plus structurelle que conjoncturelle, explique Alain Caron. Beaucoup ont un parcours fracturé. Leur signifier qu’ils ne sont là que pour quelques mois s’avère trop insécurisant pour eux. » D’autant que la plupart arrivent de psychiatrie ou après exclusion d’un établissement. Désormais, les adolescents restent donc le temps nécessaire, plusieurs années si besoin, pour repartir sur un nouveau projet éducatif. « Mais nous gardons en tête la limite de temps », précise Alain Caron. La moyenne de la durée de séjour se situe autour d’un an.
Le directeur expose ainsi la philosophie du lieu : « Comment réussir à garder ces gamins quand d’autres ont échoué ? Une chose est sûre, ils vont attaquer le cadre pour vérifier s’il est bien solide parce que tout le reste, famille ou foyer, s’est écroulé. Le personnel est préparé à cela, pour rester debout face à l’agressivité. Mais nous ne sommes pas plus forts ou plus malins que les autres. Il fallait par conséquent proposer une nouvelle forme d’accompagnement, surprendre nos pensionnaires en n’ayant pas les réactions auxquels ils s’attendent. » Ainsi, un passage à l’acte ne va pas être considéré dans le seul rapport à la règle mais analysé comme un symptôme du mal-être. « Pour certains, nous savons que, lorsqu’ils reviennent d’un week-end en famille, ils explosent. » Fugues, scarifications… l’agressivité s’exerce d’abord contre eux-mêmes. En cas de violence, une sanction-réparation réfléchie en fonction de chaque personnalité vient à la fois signifier le mécontentement de l’équipe, et tenter de valoriser le fautif. « Par exemple, si un gamin casse une fenêtre, cela ne sert à rien de le faire payer, il n’a pas d’argent. Alors il va faire une pizza pour le groupe, et montrer son potentiel créateur. Ils ont une très piètre estime d’eux-mêmes. Ils ne font que se punir. » La pratique peine parfois à rejoindre la théorie. Ainsi, une éducatrice victime d’une agression quelques jours auparavant reconnaît qu’elle l’a subie violemment : « La tension quotidienne, on s’y habitue, ça fait partie de leur mode d’expression. Mais face à cette violence directe, j’ai dû admettre que je ne pouvais plus m’occuper de cette personne pour un temps. »
Les soignants (deux psychologues pour un équivalent temps plein, une infirmière à mi-temps et un psychiatre trois heures par semaine) représentent un soutien essentiel pour les huit éducateurs : ils aident à toujours mettre du sens sur les comportements, en le rapportant à une histoire passée souvent très lourde.
Un bilan mensuel entre le psychologue et les deux référents (l’un imposé, l’autre choisi) revient sur les événements survenus et analyse les actes. Mais les deux équipes, thérapeutique et éducative, échangent aussi au quotidien sur des adolescents qui souvent ne veulent plus entendre parler de psy et sont capables de refuser tout rendez-vous pendant des mois. La thérapie passe alors par les activités de tous les jours, à distance. Tous les supports sont bons pour mettre de la parole, de la pensée. « Ces gamins sont blindés de partout. Il faut qu’ils aient confiance dans les adultes pour baisser un peu le masque, constate Alain Caron. Les ateliers, bois, photo, jeux de rôles… sont l’occasion d’alléger leurs mécanismes de défense. Ils lâchent parfois des éléments sur eux-mêmes, leur histoire ; les éducateurs les transmettent aux psychologues qui les retraduisent en pratique éducative, pour nous aider à avoir la bonne parole, le bon geste. »
« Ici, on ne peut pas se contenter d’attendre dans son bureau, souligne William Skowron, psychologue. Il faut savoir travailler autrement, aller à leur rencontre. Ainsi, un jeune qui avait du mal à venir dans mon bureau même après un long séjour me proposait parfois d’aller fumer une cigarette dans le jardin et me racontait son week-end. » A condition de ne pas recevoir l’un d’entre eux en entretien dans la journée, William Skowron prend certains déjeuners avec la maisonnée. Comme tout le personnel, car le fonctionnement du lieu repose sur le « faire avec ». Des éducateurs sont présents de 7 heures à 23 heures, 365 jours par an, ils partagent tous les temps de la journée, y compris la préparation du repas le soir lorsque la maîtresse de maison est partie. La plupart des pensionnaires rentrant rarement dans leur famille, les camps de vacances aident aussi à retrouver un lien à l’autre. Lorsque l’on vit ensemble du lever au coucher, on se montre sous son vrai jour ; cela rend les adultes plus accessibles.
Même attention dans le déroulé de la semaine : chacun dispose d’un emploi du temps personnalisé qu’il doit respecter, en fonction de ses activités au sein de l’unité et à l’extérieur (scolarité, apprentissage, ateliers en service psychiatrique, etc.). Cependant, une certaine souplesse est de mise, si telle activité ne peut pas convenir à l’état mental du jeune à un moment donné par exemple. Le personnel s’adapte à chacun, y compris dans les relations avec la famille : on accompagne chez les parents, on permet de les recevoir dans un studio conçu dans l’annexe de la maison…
Le nombre restreint de places autorise cette prise en charge personnalisée, certes, mais elle « dénote aussi d’une volonté », selon William Skowron : « L’équipe est très disponible, y compris les week-ends, elle s’intéresse à ce que font les jeunes. » Ce qui n’est pas mince pour des enfants « très faillés narcissiquement ». Le psychologue se souvient notamment du plaisir immense éprouvé par une adolescente passionnée de chevaux parce qu’un éducateur était allé voir son concours de saut d’obstacles…
La bienveillance paie : petit à petit, les crises reviennent moins fort, moins souvent. Sur les vingt-cinq jeunes passés à l’UET depuis sa création, un seul n’a pu rester, parce qu’il avait agressé une femme du village. Ses troubles étaient trop lourds, il a dû retourner en psychiatrie. À l’inverse, un garçon qui se jetait contre les murs et mangeait les mégots de cigarette à son arrivée est reparti au bout de trois ans (le record…) dans une Mecs (Maison d’enfants à caractère social) avec un contrat d’apprentissage classique. Mais l’évolution est rarement aussi impressionnante, et elle est de toute façon difficilement mesurable. « Tous en tirent un bénéfice, estime William Skowron. La sécurité les fait aller mieux. » De là à garantir un comportement à la sortie… Le directeur Alain Caron ne s’y risque pas. En revanche, il évoque une des principales difficultés rencontrées à l’UET : les adolescents finissent parfois par s’y sentir comme dans un cocon et ne parviennent plus à en sortir. C’est pourquoi, dès le début, on leur explique qu’ils sont là pour repartir. « On les rassemble psychiquement et géographiquement, on restaure les liens avec les adultes en privilégiant les activités en interne pendant quelques semaines, précise Alain Caron. Puis on refait le chemin inverse : resocialisation, réinscription dans le milieu scolaire ou autre… » Ils se posent ici pour définir un projet, mais l’objectif est qu’ils aillent le réaliser ailleurs. Ce qui n’est pas toujours facile à organiser, les autres établissements ayant tendance à stigmatiser le public de l’UET comme « le pire ». L’équipe de Fleurey doit donc présenter un candidat avec un projet clé en main, prouver qu’il est capable de tenir dans un appartement ou dans un foyer classique.
Etape essentielle, la sortie est organisée pour être valorisante : tu pars non pas parce qu’on ne veut plus de toi mais parce que tu es capable d’autre chose. Fête, discours, diaporama sur les moments forts dans la maison… À l’opposé des départs connus auparavant.
Seule certitude : l’existence de l’UET soulage les dispositifs d’accueil. Au point que l’idée de créer une deuxième unité sur le même modèle en Côte d’Or commence à poindre. Le directeur ne semble pas convaincu de la pertinence d’une petite s½ur : « Ne risque-t-on pas, en multipliant l’offre, de saper le travail de tolérance des établissements existants ? »