UN PEU DE TOUT... BEAUCOUP DE RIEN
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L'énigme Alan Turing
Mathématicien anglais, Alan Turing est l’inventeur de l’ordinateur moderne. En 1954, il se donne la mort d’une étrange manière, peu après avoir été condamné par la justice de son pays à la castration chimique pour avoir entretenu une relation sexuelle avec un autre homme. Ce destin exceptionnel est le sujet de Histoire naturelle de l’esprit (suite et fin), mis en scène par Jean-François Peyret avec Jeanne Balibar et Jacques Bonnaffé, présenté à la Maison de la Culture de Bobigny (MC 93) jusqu’au 1er avril, puis au Théâtre de la Cité à Toulouse du 5 avril au 14 avril.

Grand mathématicien connu pour être à l’origine d’une machine et d’un test portant son nom, tous deux utilisés dans les débats relatifs à l’intelligence artificielle, Alan Turing est également celui qui vint à bout des codes secrets utilisés par l’amirauté allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Parce qu’il choisit de ne pas dissimuler son homosexualité, sa vie est irrémédiablement brisée : le fondateur de l’informatique moderne se suicide en 1954 à l’âge de 42 ans en croquant une pomme trempée dans du cyanure. Une pomme entr’aperçue dans Blanche Neige et les 7 nains, une pomme devenue le logo universellement connu des ordinateurs Macintosh.

Enfance et premier amour

Alan Mathison Turing naît le 23 juin 1912 à Londres. Son père est collecteur d’impôts aux Indes, sa mère restée en Angleterre, élève ses quatre enfants. Le jeune garçon ne brille guère par ses résultats scolaires : même s’il apprend seul à lire en un mois grâce à La lecture sans larmes, ce sont les chiffres qui le fascinent. La public school qu’il fréquente à Sherborne est identique à toutes les écoles anglaises : la discipline y est stricte, les bizutages inévitables et les plus petits au service de leurs aînés. Ses professeurs reprochent à Alan ses cahiers couverts de ratures et de tâches, son individualisme, son manque d’esprit de corps. Plus d’une fois, il est surpris en cours d’instruction religieuse à tenter de résoudre un problème de maths.

C’est à l’internat qu’il fait la connaissance de Christopher Morton, un garçon de son âge, au physique frêle. A quinze ans, ils partagent les mêmes passions : l’astronomie, les mathématiques, la théorie quantique. Alan est amoureux et c’est avec inquiétude qu’ il voit partir Chris pour de longues semaines d’absence avant de revenir le teint encore plus pâle. La rencontre avec Christopher provoque surtout chez le brouillon Alan le désir de faire aussi bien que son ami plus rigoureux.

Christopher Morton meurt à 19 ans. Alan, seul au King’s College de Cambridge, demande à Mrs Morton une photo de son fils afin de se souvenir à jamais de l’excellence de son ami.

Une machine universelle, Enigma et une pomme

Eté 1935. Dans un pré où il se repose, l’idée vient à Turing d’une « machine universelle », sorte de cerveau électrique, opérationnelle dans le cas de toute fonction mathématique calculable. Difficile de résumer les principes de la machine de Turing mais elle est sans conteste l’ancêtre de tous les ordinateurs d’aujourd’hui, des plus simples aux plus complexes. A l’époque, son mérite d’Alan est d’autant plus grand qu’Alan travaille seul, loin des grands centres de recherche américains qui, une dizaine d’années plus tard, mettront au point la toute première génération d’ordinateurs.

Octobre 1938, Cambridge. Turing assiste à la projection de Blanche Neige et les 7 nains (quand Hitler se fera projeter le premier long métrage de Disney, il reconnaîtra la définitive supériorité américaine). Alan retient surtout la scène où la méchante sorcière trempe la pomme dans le bouillon empoisonné. Il ne cessera plus de fredonner la complainte : « Dip the apple in the brew/Let the sleeping death seep through ».

Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Turing est chargé au sein du Bureau de décryptage britannique, installé à Bletchley Park, de casser les codes utilisés par la marine allemande. Après avoir tâtonné un temps, il parvient à décrypter le code Enigma utilisé par l’Amirauté du Reich pour communiquer avec ses sous-marins sillonnant l’Atlantique. Il est probable que sans cette découverte majeure, l’Angleterre aurait fini par capituler étouffée par le blocus allemand. Le génie de Turing est reconnu par Churchill qui le charge de mettre au point le système de communication ultra secret qui lui permettra de communiquer avec le président Roosevelt. Pour l’occasion, Turing séjourne aux Etats-Unis où il rencontre Claude Shannon, fondateur de la théorie de l’information et inventeur du fameux bit, alternance de 0-1 définissant l’unité d’information de tous les ordinateurs.

C’est aussi pendant la guerre qu’Alan formule son unique demande en mariage : elle s’appelle Joan Clarke et lui apprend à tricoter ; il lui offre Tess d’Uberville et lui avoue son goût pour les garçons. Ils resteront amis. Excentrique et rêveur, Turing inquiète son voisinage quand il se promène à vélo le visage protégé d’un masque à gaz de l’armée. Nulle attaque aérienne en vue... c’est le rhume des foins qui menace. Ou quand il refuse de signer sa pièce d’identité parce que sur le document est inscrit : « toute mention manuscrite est interdite ».

« Ce qui m’intéresse, écrit-il alors, n’est pas de mettre au point un cerveau puissant, rien qu’un cerveau médiocre, dans le genre de celui du président de l’American Telephone and Telegraph Company. » Pierre après pierre, ses recherches mathématiques précisent le futur immédiat de l’ordinateur.

Victime de la loi qui a déjà condamné Oscar Wilde

Absorbé par ses recherches, Turing n’accorde guère de temps à sa vie privée. A Cambridge, il connaît bien quelques histoires avec des étudiants mais la « vie conjugale » n’est pas son fort. Alors de temps à autre, il se met en chasse, se rend sur Oxford Street à Manchester où faisant mine de contempler les vitrines, il scrute le reflet des garçons qui passent. Est-il possible d’aborder celui-ci ? Acceptera-t-il une invitation à dîner ? Dans l’Angleterre des années 50, draguer dans la rue est loin d’être évident. C’est pourtant ainsi qu’il fait la connaissance d’Arnold Murray.

Alan propose de l’argent, Arnold se défend d’être vénal. Pourtant le lendemain, de l’argent manque dans son portefeuille. Un jour, Turing découvre que son appartement a été cambriolé. Rien de bien important n’a disparu, le mathématicien se rend cependant au commissariat et dépose plainte. Autant dire se jette dans la gueule du loup...

Alan apprend d’Arnold le nom du cambrioleur, renseigné par lui. Pendant la nuit, il dissimule le verre dans lequel a bu Arnold afin de comparer les empreintes avec celles laissées par le prétendu voleur. Au commissariat, il s’embrouille dans ses déclarations... trop tard, les empreintes sur le verre sont bien identifiées comme appartenant à un certain Harry, connu de la police. Arrêté, le voleur dit avoir été informé par Arnold qui « faisait des trucs chez Alan ».
- Quels « trucs « demande la police à Alan Turing qui sans honte reconnaît « une histoire avec Arnold ».
- Quel genre d’histoire demande la police ?
- Attouchements, masturbation, 69, répond Turing.

Le savant rédige lui-même le rapport de cinq pages dans lequel il raconte sans le moindre remords sa relation homosexuelle. Et sûr d’avoir fait ce qu’il convient de faire, il offre même du vin aux policiers !

Le « crime » tombe sous la loi. Qualification : « Gross Indecency contrary to Section 11 of the Criminal Law Amendment Act 1885 ». Il s’applique à n’importe quel adulte mâle, quelque soit son âge, sa situation sociale, que l’affaire se soit passée dans un lieu public ou privé. La même loi condamnait Oscar Wilde soixante ans plus tôt ! Turing a surtout le tort de croire que l’homosexualité ne sera bientôt plus considérée comme un délit et qu’en conséquence, il n’encoure pas de peine.

Quand à la même époque, le rapport Kinsey, vaste enquête sur la sexualité des Américains (qui révèle notamment que l’homosexualité concerne une partie non négligeable de la population), parvient en Europe, les prudes Britanniques prennent ces révélations comme une vulgaire extravagance américaine. Par bien des aspects, Alan Turing est un homosexuel typique de son temps. Kinsey l’a remarqué : il y a d’énormes conflits chez les plus jeunes à vivre leur homosexualité, mais l’affirmation homosexuelle va croissante avec l’âge. Ce n’est qu’après la trentaine que Turing sort du monde clos de King’s College pour draguer dans la rue.

The case of Regina v. Turing and Murray est jugé le 31 mars 1952. Les deux accusés plaident coupables bien que Turing ne s’estime « coupable de rien ». Le verdict tombe et Turing doit choisir : pour éviter la prison et poursuivre ses travaux, il doit se soumettre à une période probatoire (un an) au cours de laquelle il est tenu de suivre une organothérapie, autrement dit une castration chimique. Un tel traitement à base d’oestrogène est sensé réduire sa libido et pourquoi pas réorienter sa sexualité « dans le droit chemin ».

« Plonge la pomme dans le brouet Et laisse le sommeil de Mort l’imprégner »

La justice n’a pas jugé bon de proposer à Turing une psychothérapie. C’est de lui-même qu’il entame une psychanalyse auprès de Franz Greenbaum, élève de Jung, juif allemand réfugié en Angleterre en 1939. Pour ses dernières vacances, Turing voyage à Corfou et en Scandinavie, toujours à la recherche de rencontres masculines. En pleine guerre froide, ses employeurs - probablement les services secrets - voient d’un très mauvais oeil de tels séjours. Au printemps 1954, dans une fête foraine, il consulte une diseuse de bonne aventure, en ressort la mine défaite pour se taire dans les semaines qui suivent. Le 7 juin 1954, jour de la Pentecôte, il croque une pomme qu’il a préalablement trempée dans une solution de cyanure. Sa femme de ménage le découvre le lendemain, allongé sur son lit, l’écume aux lèvres. Retour de la complainte : « Dip the apple in the brew/Let the sleeping death seep through ».

La pomme

L’inscription au casier judiciaire mêlait affaire de cambriolage et sodomie. En pleine guerre froide, les services secrets occidentaux savent comment les Soviétiques utilisent l’homosexualité pour « approcher » certains sujets. Turing devient un maillon faible aux yeux de ses « employeurs ». Il ne s’en livre à personne, mais « l’affaire Arnold » l’empêche probablement de poursuivre ses recherches dans les meilleures conditions.

Des années plus tard, les fondateurs (Steve Jobs, Ron Wayne, Steve Wozniak) d’une petite société promise à un grand avenir, baptise Apple le premier ordinateur qu’ils fabriquent. Le logo, dessiné par Rob Janoff, représente une petite pomme entamée. Dans le milieu encore étroit de l’informatique naissante des années 70, beaucoup y reconnaissent une référence au destin tragique de Turing. Plus tard quand Apple connaîtra le succès que l’on sait, la légende sera revue : la pomme deviendra une sorte de private joke, anodine référence aux années de galère des fondateurs de la société.

Mais cette petite pomme croquée, elle turlupine. A la contempler, là sur chaque ordinateur. Ne faut-il pas mieux y voir une histoire de méchante sorcière et la vie d’un jeune homme qui invente l’ordinateur avant de succomber aux préjugés de son temps. Un temps pas si lointain...