Ni l’un ni l’autre. Démocrite (460-370 avant J.C.), philosophe grec né à Abdère (Thrace), descendait tous les jours jusqu’au port et, en regardant l’activité des hommes en train de décharger des marchandises et se livrer frénétiquement à toutes sortes d’activités, était immanquablement pris d’un rire incontinent et incoercible. En fait tout le faisait rire, les choses graves comme les choses légères, l’exercice d’un métier, la promotion sociale, un discours donné devant la foule, le mariage d’Untel ou les mésaventures d’un autre etc. Le poète latin Juvénal dira de lui : « Toute rencontre avec les hommes fournissait à Démocrite matière à rire. ». Devant cette hilarité apparemment inappropriée à propos d’événement objectivement non risibles, les Abdèritains, inquiets pour sa santé, finirent par faire venir Hippocrate afin de soigner le philosophe à leurs yeux devenu fou. Le médecin, venu spécialement de son île de Cos où il soignait ses malades, trouva Démocrite à l’ombre d’un platane dans le jardin de sa maison, occupé justement à écrire un traité sur la folie, et eut un long entretien avec lui au cours duquel le philosophe expliqua : « Tu attribues deux causes à mon rire, les biens et les maux ; mais je ris d’un unique objet, l’homme plein de déraison, vide d’oeuvres droites, puéril en tous ses projets, souffrant sans nul bénéfice des épreuves sans fin, poussé par ses désirs immodérés à s’aventurer jusqu’aux limites de la terre… ». Après quoi Hippocrate décréta Démocrite comme l’homme le plus sain d’esprit et le plus sensé qui soit. On oppose toujours le rire de Démocrite aux lamentations d’Héraclite (v. 550 avant J.C.- v. 480 avant J.C.), un autre philosophe grec présocratique, misanthrope, catastrophiste et pleurant sur tout, qui éprouvait de la compassion et de la pitié pour la condition humaine et montrait un visage continuellement triste avec les yeux toujours pleins de larmes. Mais n’y a-t-il pas en chacun de nous, coexistant avec plus ou moins de bonheur, les voix encore audibles de ces deux philosophes qui nous tiraillent entre le désir irrésistible de rire de la vanité de l’existence ou de notre misérable condition et la tentation non moins irrépressible d’en pleurer ?