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La torture dans la procédure criminelle d'Ancien Régime
L’une des raisons pour lesquelles la justice d’autrefois, et particulièrement celle d’Ancien Régime a mauvaise réputation tient sans doute dans l’usage que l’on faisait de la torture pour obtenir les aveux de l’accusé. Pourtant, la « question » comme on l’appelait alors s’inscrivait dans un système qui, à l’origine, devait être favorable à l’accusé. Il est donc intéressant de l'analyser de près.

Le système des preuves légales

Rappelons d’emblée qu’il y avait deux sortes de question : la question dite « préparatoire » et celle dite « préalable » ou « définitive ». La première était utilisée au cours de la procédure afin de soutirer les aveux du prévenu. La seconde se tenait après la fin du procès : on la soumettait au condamné à mort pour que celui-ci révèle l’identité de son ou ses complices. C’est à la première que nous allons nous intéresser.

L’usage de la question préparatoire s’inscrit en fait dans un système dit des « preuves légales » qui caractérisait la procédure « inquisitoire », c’est-à-dire la procédure criminelle réservée, en théorie, aux crimes les plus graves tels que les homicides, la sorcellerie, ceux commis par des récidivistes, et ceux de lèse-majesté, mais en fait pouvant concerner n’importe quelle affaire criminelle. Ce système des preuves légales a peu à peu émergé à partir du XIIIe siècle quand s’est modifié le système probatoire. À partir de cette époque, quand la procédure inquisitoire a commencé à s’introduire dans la justice laïque, s’est imposée la recherche de preuves plus rationnelles que celles utilisées alors reposant sur l’ordalie.

Dans le système inquisitoire, la culpabilité devait être établie par des preuves « objectives », des indices matériels ou naturels établis par l’enquête. Cette nouvelle conception de la preuve était favorable à l’accusé. En effet, cette théorie des preuves légales protégeait l’accusé de l’intime conviction du juge. Ce dernier ne pouvait tenir compte que des faits prouvés devant lui. Il était même précisé qu’il ne devait pas tenir compte des indices qu’il aurait pu connaître à titre privé. En outre, les preuves devaient être absolument certaines, « plus claires que le jour » précise même un adage. Pour prononcer une condamnation, le juge avait besoin d’une preuve pleine. Ce pouvait être soit l’aveu de l’accusé – mais un aveu appuyé par des indices suffisants –, soit la déposition de deux témoins de visu : un seul témoignage ne valait qu’une « demi-preuve ». Par ailleurs, les indices étaient analysés selon une hiérarchie précise, allant de l’indice léger – ou « adminicule », qui ne formait même pas une demi-preuve – à l’indice indubitable, en passant par l’indice grave. Ce système, on le voit, offrait des garanties à la défense. En effet, si le juge ne disposait d’aucune preuve pleine il n’avait pas d’autre choix que d’acquitter le prévenu. Or, ce système des preuves légales connaissait ses limites dans les cas où les indices contre l’accusé se multipliaient sans former, pour autant, une preuve pleine. Que devaient faire les juges qui soupçonnaient fortement le prévenu mais ne pouvaient prononcer la moindre sanction contre lui ? C’est dans cette situation que la question préparatoire était utilisée.

Supplice de l’eau, de l’estrapade, des brodequins…

Toutefois, des limites importantes existaient à l’usage de la torture. Celui-ci a été réglementé dès le XIVe siècle. Sous l’Ancien Régime, les trois grandes ordonnances organisant la procédure pénale abordent le sujet : celles de Blois, en 1498, de Villers-Cotterêts (1539) et de Saint-Germain-en-Laye (1670). En réalité, l’usage de la torture était très codifié et était donc loin d’être systématique. Au XVIIe siècle, devant le parlement de Paris, moins d’un accusé sur dix est soumis à la question. En Bretagne, de 1600 à 1650, moins de cinq prévenus sur 200 par an sont condamnés à la torture. Après 1650, ce chiffre tombe à 0,72. Au parlement de Bourgogne, au XVIIIe siècle, seuls 63 accusés sur 6000 ont été torturés.

D’abord, les personnes faibles, les vieillards, les femmes enceintes, les enfants ne pouvaient être soumis à la question. Les nobles aussi y échappaient – sauf dans les affaires de crimes « ignobles », c’est-à-dire indignes de leur rang. Ensuite, pour soumettre un prévenu à la question le juge devait avoir contre lui des présomptions « violentes » ou « véhémentes » selon les textes : un seul témoin, de forts indices matériels ou moraux… Il fallait que la culpabilité du suspect soit déjà très probable. À tel point que, selon une ordonnance prise pour le Languedoc en 1254, un témoin oculaire seul ne suffisait pas à autoriser l’usage de la question. On voit donc bien ici comment le système des preuves légales était favorable à l’accusé : de nos jours, dans nos cours d’assises, les indices « forts » d’autrefois suffiraient, parfois, à fonder une condamnation. À l’époque moderne, ils n’auraient pas fourni une preuve pleine et peut-être même pas autorisé à utiliser la question… Celle-ci devait donc, par l’obtention de l’aveu, transformer la « quasi-certitude » du juge en certitude totale. De surcroît, l’usage de la torture était réservé aux affaires traitant des crimes passibles de la peine capitale : vols qualifiés ou en récidive, assassinats, crimes de lèse-majesté, affaires de m½urs…

La question se déroulait en présence du magistrat instructeur et d’un médecin qui devait s’assurer que la vie du suspect n’était pas en danger – ce qui n’empêcha pas certaines personnes de mourir sous la torture, nous le verrons plus loin. L’ordonnance de Villers-Cotterêts précise que l’accusé est seul à ce moment de la procédure : il n’a pas le droit d’être assisté d’un avocat.

Les moyens utilisés pour faire parler les suspects étaient variés jusqu’au XVIIe siècle. L’estrapade consistait à attacher les mains du prévenu derrière le dos et à le hisser en haut d’un poteau ou jusqu’au plafond à l’aide d’une poulie puis à le relâcher brutalement. Parfois, le bourreau ajoutait des poids qu’il attachait aux pieds de l’accusé. L’utilisation du chevalet visait à étirer les membres du prévenu. Concrètement, ce dernier était allongé les bras attachés en haut et les pieds en bas. Ces derniers étaient reliés par une corde à une roue que le bourreau actionnait pour écarteler la personne. La torture par l’eau devait inspirer à celui qui la subissait la crainte d’une mort par noyade ou par asphyxie. Pour cela, on allongeait l’accusé sur le dos, la tête vers le bas de façon à ce que ses poumons soient placés plus haut qu’elle. On introduisait plusieurs quantités importantes d’eau dans la bouche du supplicié. Une autre variante consistait à recouvrir la tête du prévenu d’un linge sur lequel on versait de l’eau. La respiration devenait, dans les deux cas extrêmement difficile. Enfin existait aussi la torture par les brodequins. Cette dernière consistait à attacher solidement quatre planches autour des jambes de l’accusé puis à enfoncer, à l’aide d’un marteau, des coins entre les deux planches centrales – donc celles situées entre les deux jambes. La pression exercée sur les membres provoquait ainsi une douleur épouvantable. Une variante consistait à remplacer les coins par des parchemins humidifiés enroulés autour des jambes du prévenu et qui, approchés du feu, se rétractaient, causant ainsi une souffrance terrible. La violence des procédés utilisés donnait parfois lieu à des « bavures ». Ainsi, en 1695, à Saint-Pierre-le-Moutier, dans la Nièvre, un homme est mort suite à des « séances » d’extension et une femme avait eu le poignet arraché. C’est ainsi qu’en 1697 le parlement de Paris décida que, dans son ressort, la question ne se ferait plus que par l’eau et par les brodequins.

1780 : l’abolition d’un « usage barbare et inutile »

Deux solutions étaient possibles lorsque l’accusé subissait la torture : ou bien celui-ci avouait, ou bien il persistait dans ses dénégations. Dans le premier cas, pour être recevables, les aveux devaient être renouvelés hors de toute contrainte : c’est l’ordonnance de Blois de 1498 qui, dans son article 113, ajoute cette condition. L’article suivant précise que le prévenu ne peut être remis à la question que si de nouvelles charges surgissent contre lui. Ces dispositions visaient à éliminer les abus qui existaient alors : souvent, les magistrats soumettaient plusieurs fois l’accusé à la torture sans aucun fait nouveau. Cependant, des exceptions existaient. Ainsi, au XVIe siècle, le Parlement de Paris décide, dans les crimes graves ou quand les présomptions sont très fortes, que le suspect ne pourra révoquer les aveux qu’il aura faits sous la torture. Également, jusqu’en 1682, dans les affaires de sorcellerie, la question pouvait être répétée sans faits nouveaux découverts contre l’accusé. Pourtant, malgré l’horreur des moyens utilisés pour faire parler les suspects, le taux d’aveu était bas. Entre 1539 et 1542 à Paris par exemple, celui-ci s’élève à 8,5 %. Il tombe à 2,3 % entre 1604 et 1611.

L’autre cas est celui où l’accusé n’avouait pas. Dans ce cas, la torture avait pour effet de « purger » les indices. En effet, dans le système des preuves légales, le juge ne pouvait prononcer une condamnation que s’il disposait d’une preuve pleine. Or, nous l’avons vu, la torture était utilisée justement parce que les magistrats ne disposaient pas de cette preuve. La relaxe était donc la seule décision possible si le prévenu n’avouait pas. On parle ainsi de l’usage de la question « sans réserve des preuves » : en effet, les indices qui avaient motivé la décision d’appliquer la torture, aussi « violents » fussent-ils, ne pouvaient fonder la moindre condamnation. Dès le Moyen Age, même les inquisiteurs ne se donnaient pas le droit de prononcer une condamnation sans avoir obtenu des aveux. Au XVIIIe siècle encore, le chancelier d’Aguesseau partageait la même position : il écrivit à un magistrat, le 4 janvier 1739 : « Ou la preuve d’un crime est complète, ou elle ne l’est pas ; dans le premier cas […] on doit prononcer la peine portée par les ordonnances ; mais dans le dernier cas il est aussi certain que l’on ne doit prononcer aucune peine. ». Dans cette situation, la torture suscitait donc des débats car l’usage de la violence contre une personne qui s’était révélée innocente – au moins du point de vue juridique – portait un coup au principe fondamental de la présomption d’innocence.

Un changement important intervient en 1670, date de l’ordonnance criminelle de Saint-Germain-en-Laye qui réorganise la procédure pénale. En effet, elle instaure l’usage de la question « avec réserve des preuves ». Désormais, même si l’accusé n’avouait pas sous la torture, il encourait cependant une peine, inférieure à la peine de mort bien entendu. Cela veut dire que les magistrats tenaient compte des indices importants qui avaient commandé l’usage de la question pour condamner le prévenu. C’était en quelque sorte une entorse au système des preuves légales, qui est maintenu tant bien que mal par le fait qu’une peine moins lourde remplaçait la peine de mort. Il faut souligner que cette décision prise en 1670 entérinait une pratique de fait : dès le XVe siècle, les magistrats, en l’absence de preuve complète mais en présence d’indices « violents » de culpabilité, prononçaient des peines mitigées. Donc, à partir de 1670, la question ne purgeait plus les preuves : les juges « réservaient » celles-ci au cas où le prévenu n’avouait pas. Ainsi, tout le système des preuves légales se lézardait : la subjectivité des juges fut déguisée dans des calculs complexes faisant entrer en ligne de compte demi-preuves, quart de preuve, voire huitièmes de preuve, afin de sauvegarder les apparences de l’objectivité.

Mais la conséquence, du coup, vient du fait que l’usage de la torture n’était plus nécessaire : en effet, si les indices suffisamment importants qui appelaient l’usage de la question pouvaient servir à prononcer une condamnation, quel était l’intérêt d’« arracher » au prévenu des aveux ? Ainsi, au XVIIIe siècle, l’usage de la question tombe en désuétude. Le conseil souverain de Roussillon, basé à Perpignan, ordonne la torture pour la dernière fois en 1737. Au parlement de Bourgogne, la dernière séance de torture a lieu en 1766. En Bretagne, entre 1750 et 1780, la question est utilisée seulement onze fois. Enfin, au parlement de Flandre, le taux d’usage de la question passe de 12 % dans la décennie 1721-1730, à 3 % en 1771-1780. Ainsi, en 1780, quand Louis XVI abolit la question préparatoire, il ne fait qu’entériner une évolution qui avait commencé au début du siècle. En témoigne la déclaration du procureur général près le parlement de Grenoble qui écrit au garde des Sceaux, à propos de cette décision : « La compagnie enregistrera cette déclaration avec d’autant plus de satisfaction qu’il y a environ trente ans qu’elle a cessé de condamner […] à la question préparatoire ; rien n’est plus digne de votre humanité que d’abolir un usage barbare et inutile. »