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Les abeilles de Mandeville (ou l'hypocrisie d'un capitalisme moral)
Il y a des abeilles fameuses dans la pensée sociale et économique. Marx, dans le Capital, a rendu hommage à ce digne insecte travailleur en l’opposant à l’architecte conscient des fins qu’il poursuit : « une abeille en remontre à maint architecte dans la construction de ses cellules. Mais ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire » (chap.V, Livre I). On sait également que Saint-Simon dans sa fameuse Parabole des abeilles et des frelons, publiée en 1820, avait tenu à témoigner toute son estime subversive à cette espèce productrice injustement exploitée par une minorité d’insectes parasites et oisifs qui ne songent qu’à effrayer et à menacer les autres. C’était pour lui une espérance : les abeilles-travailleuses se débarrasseront un jour des frelons inutiles et nuisibles.

Mais c’est surtout au médecin anglais d’origine hollandaise Bernard de Mandeville (1670-1733) que l’on doit la plus fameuse et la plus scandaleuse référence à la société des abeilles dans un poème publié pour la première fois en 1705 (La ruche mécontente, ou les coquins devenus honnêtes).

Mandeville y décrit une ruche prospère, dont les abeilles vivent dans le confort et le luxe et dont le gouvernement est éloigné autant de la démocratie que de la tyrannie. Ces abeilles étaient des représentations en miniature des habitants de l’Angleterre du début du XVIIIe siècle. Elles pratiquaient divers métiers, dont certains forts malhonnêtes d’"aigrefin, pique-assiette, proxénète, joueur, voleur à la tire, faux-monnayeur, charlatan, devin". Nul, y compris les gens braves et industrieux, n’était dans cette ruche "dénué d’imposture" : "C’est ainsi que chaque partie étant pleine de vice / Le tout était cependant un paradis."

Les coquins et les canailles contribuaient au bien commun. Le goût du luxe donnait du travail à des millions d’abeilles. La cupidité, l’orgueil, l’envie et la vanité stimulaient l’industrie et la richesse. Cette prospérité florissante dura jusqu’au jour où Jupiter, sensible aux appels d’abeilles bien-pensantes, décida d’extirper la malhonnêteté de la ruche. Cette décision fut catastrophique. La honte que chacune éprouvait du fait de cette intervention supranaturelle lui interdit de continuer à pratiquer la roublardise, le vol, le mensonge. Aussitôt la prospérité décline. Les prix s’écroulèrent en même temps que les dépenses s’effondrèrent. Les arts dépérirent, le chômage et la pauvreté se répandirent comme la lèpre. La ruche dépérit à toute allure et devint une proie facile pour ses ennemis. Elle sombra dans l’anomie et se désagrégea.

"Ainsi on constate que le vice est bénéfique / Quand il est émondé et restreint par la justice. / Oui, si un peuple veut être grand, / Le vice est aussi nécessaire à l’Etat / Que la faim l’est pour le faire manger."...


L’honnêteté a finalement ruiné la ruche.

En exposant les mécanismes par lesquels opère ce résultat paradoxal, Mandeville est amené à mettre en avant un certain nombre de thèmes majeurs de la pensée économique à venir. L’un deux est celui de la division du travail, expression qu’il est le premier à utiliser. Il montre ainsi comment la poursuite par chacun de ses intérêts personnels, y compris les plus pervers, tels ceux des libertins (il publie en 1724 une apologie des maisons de joie), favorise la multiplication des métiers et donc la croissance économique. S’opposant aux idées dominantes de son temps condamnant les dépenses de luxe, il insiste au contraire sur leur importance pour stimuler l’emploi et stigmatise la frugalité ainsi que l’épargne, publique comme privée. L’argent doit circuler. Même le vol, quoique moralement condamnable, est un moyen de faire circuler l’argent thésaurisé par les riches.

Mandeville estime par ailleurs que, dans une société normale, il y a des pauvres et des habitants astreints à des travaux pénibles. Il considère que c’est là une situation inévitable que la croissance peut atténuer. Mais on ne peut éradiquer la pauvreté et il faut au contraire, dans une société prospère, beaucoup de pauvres. C’est ce qui l’amène à critiquer l’existence de maisons de charité destinées à leur éducation. Expliquant que les pouvoirs publics n’ont pas à intervenir dans la vie économique de la société, Mandeville est considéré comme un précurseur du laisser-faire, bien qu’il prône des mesures mercantilistes en ce qui concerne le commerce extérieur.

Le scandale fut grand. Il faut dire que Mandeville cherchait à défier l’hypocrisie de la société de son temps en montrant qu’ « une superstructure magnifique peut être édifiée sur des fondations pourries et indignes », comme il l’écrira en 1729.
L’héritage de Mandeville n’est cependant pas à négliger. Adam Smith a pu dire que Mandeville « approchait la vérité ». La provocation en moins, on reconnaîtra en effet assez facilement d’étroits rapports entre cette Fable des abeilles et la « main invisible ». Marx a reconnu en lui le critique de son époque : « il est évident que Mandeville était infiniment plus audacieux et honnête que les philistins apologistes de la société bourgeoise ». Ce n’est pas Mandeville qui est cynique, c’est la société capitaliste qui voudrait sauver les apparences de la morale tout en glorifiant les « gagneurs » sans trop regarder les moyens qu’ils emploient pour gagner. Mandeville a depuis fort longtemps répondu à ceux qui veulent « moraliser le capitalisme ». Il n’est là que pure hypocrisie.

La fable des abeille

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